La Palestine, le droit international, et un avenir radicalement juste

Noura Erakat – 27 avril 2019 

Introduction

Dans son nouveau livre, Justice for Some: Law and the Question of Palestine, (Justice pour quelques uns : le droit et la question de la Palestine), la politologue d’Al-Shabaka, Noura Erakat, innove dans son approche du droit international en ce qui concerne la Palestine. Les analystes ont généralement considéré le droit, dans ce contexte, soit comme essentiellement bénéfique s’il est correctement utilisé, soit comme fondamentalement nuisible à cause de sa relation avec le pouvoir. Erakat avance néanmoins une argumentation plus nuancée : le droit est politique, dit-elle, et bien qu’il puisse être utilisé comme moyen de domination par des États puissants, il peut aussi être utilisé stratégiquement pour faire avancer des causes progressistes – dont celle de la libération palestinienne.

« Nombre de textes sur le droit et la Palestine ont été élaborés dans l’idée que si on permet au droit de jouer son rôle, il produira plus de justice » explique Erakat. « Mais le droit opère tel qu’il est supposé opérer. Nous devons être plus critiques à cet égard ». Elle défend l’idée que le droit n’a pas un sens établi, mais qu’il est contingent de processus et d’interprétations. « Ce n’est pas simplement une question d’analyse juridique » dit-elle. « Le droit reflète un équilibre des pouvoirs, de la stratégie et des contingences historiques ».

Pour autant, le pouvoir a ses limites. Bien que d’autres textes sur le droit et la Palestine argumentent que le droit dépend du pouvoir, le raisonnement d’Erakat est que si cette argumentation est menée au bout de sa logique – c’est à dire que le pouvoir détermine le droit – le droit est une fiction. « Si le droit était juste une apologie du pouvoir, il y a longtemps que nous l’aurions abandonné » dit-elle. « Ce serait un lieu de contestation. Nous savons cependant, de par l’histoire, que le droit n’est pas seulement un moyen d’oppression mais aussi un moyen de résistance ».

Al-Shabaka a récemment eu un entretien avec Erakat sur ce que signifie son approche du droit international pour la Palestine et les Palestiniens – et sur quelles sortes d’avenir peuvent être envisagés à travers son application.

Quand les Palestiniens ont-ils utilisé le mieux le doit international à leur avantage?

Les Palestiniens ont utilisé le droit de la façon la plus efficace dans les années 1970. La Résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU (CSNU) de 1967 a consolidé le statut d’Israël comme réalité politique au Moyen Orient en déclarant qu’Israël rendrait les terres arabes à leurs propriétaires légitimes en échange de la normalisation de leur part des relations avec Israël. La souveraineté de l’occupation israélienne a dès lors été inscrite et protégée et l’effacement des Palestiniens en tant que nation, affirmée. La résolution n’a pas établi que les Palestiniens étaient un peuple ni qu’ils auraient un État. Elle ne fait référence à eux que sous l’angle d’un « problème de réfugiés ».

En 1974, l’OLP a aidé à formuler la Résolution 3236 du CSNU, qui corrigeait la 242. Elle affirmait que les Palestiniens étaient un peuple et déclarait qu’ils avaient droit à l’autodétermination et à une issue pacifique en quelque sorte, sans faire dépendre cette issue de la reconnaissance d’Israël. Nous avons ici des Palestiniens qui n’ont même pas un État et qui ont recours au droit pour réaliser ce qu’ils désirent. Dans ce cas, le droit est un moyen de résistance. Le droit ne peut certes aller que jusque là. Mais, en l’absence d’un soulèvement total, il reste un moyen, pour le peuple, de résister et de plaider pour lui-même.

Existe-t-il des cas en dehors de la Palestine qui montrent les avantages de l’usage du droit international ?

Nous pouvons tirer des enseignements d’autres cas où le droit a été confronté au colonialisme de peuplement. Ces cas mettent en avant le même type d’effacement juridique, avec des colons qui établissent leur souveraineté sur des communautés indigènes et ces communautés qui luttent pour l’autodétermination. Concernant un cas de colonialisme, l’exemple de la lutte de la Namibie contre la domination sud-africaine montre comment le droit international peut être utilisé pour des causes progressistes.

La direction du mouvement de libération de Namibie a été astucieuse dans son usage du droit international pour arracher sa liberté à l’Afrique du Sud. Organisée dans l’Organisation du Peuple d’Afrique du Sud-Ouest (SWAPO), elle ne s’est jamais soumise à l’influence de l’Afrique du Sud. Contrairement à la direction palestinienne, qui a été dans le consentement vis-à-vis d’Israël et des États Unis, son bienfaiteur, la SWAPO s’est appuyée sur un processus de négociation internationale non conduit par son oppresseur.

Et la SWAPO n’a jamais déposé les armes. Cela n’est pas pour dire que la lutte armée est le seul moyen possible vers la libération palestinienne, mais pour noter que déposer les armes est effectivement une abdication d’une source de pouvoir qui peut soutenir une position de négociation. (Il faut noter que la SWAPO avait l’avantage d’avoir le soutien des forces cubaines de l’Angola. L’administration Reagan finit par instaurer une politique qui liait le retrait sud-africain de Namibie au retrait cubain d’Angola).

Dans le cas de la Namibie, le droit fut mobilisé dans une stratégie fragmentaire qui a abouti à un débat juridique plus large valant indépendance. Cela, joint au fait que la direction refusa d’abandonner un processus de paix multilatéral pour un processus bilatéral, avec l’Afrique du Sud, ou d’abandonner sa lutte armée, a aidé la Namibie à faire usage du droit à son avantage.

Qu’est ce que la direction palestinienne devrait apprendre du cas de la Namibie ?

La direction palestinienne n’a pas fait un usage stratégique du droit comme l’ont fait les leaders namibiens. Une stratégie se compose de multiples tactiques qui aboutissent à un résultat, et la direction de l’OLP a seulement poursuivi des tactiques juridiques internationales ad hoc et erratiques. Nous avons vu la direction aller à l’ONU pour poursuivre Israël sous le statut de Rome près la Cour Pénale Internationale ou plaider pour son statut d’État, tout en abandonnant simultanément ces mêmes avancées juridiques dès que les États Unis proposaient de meilleurs termes de négociation pour un « plan de paix ».

La direction palestinienne a besoin d’une véritable stratégie – qui conteste la structure politique qui assujettit les Palestiniens. Nous sommes dans un piège de souveraineté, un cadre de souveraineté dérivée imposant aux Palestiniens d’avoir perpétuellement à démontrer leur éligibilité à l’autonomie. Les Accords d’Oslo ont créé ce piège : rien dans les termes d’Oslo ne promet un État ni une indépendance éventuelle. C’est plutôt un accord d’autonomie par lequel une autonomie fragmentée et limitée est indéfiniment contingente de l’approbation israélienne. Les Israéliens ont réussi en 1993 à légitimer leurs prises coloniales avec l’accord palestinien. Même l’OLP a qualifié sa croyance dans le fait qu’Oslo mènerait à l’indépendance comme de la « bonne foi ». Nous devons rejeter Oslo et rejeter les États Unis comme négociateur. Il n’y a pas d’autre moyen, que ce soit une solution à deux États ou autre chose qui soit désiré.

Est-ce que le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) fournit une telle stratégie?  

BDS est un cadre qui brise les tabous, encourage la discussion et met Israël en posture défensive ; tous ces éléments sont positifs. Mais BDS n’est pas un mouvement politique et il n’offre pas une vision politique pour l’avenir. Ses dirigeants maintiennent que seule l’OLP peut prendre de telles décisions. Aussi, alors que BDS a créé un espace politique, aucun acteur politique palestinien ne s’est saisi de cet espace pour exploiter les réalisations du mouvement BDS en revendications politiques. Il est bien, aussi, que BDS développe une analyse fondée sur les droits, mais, une fois de plus, il n’y a pas de vision politique qui donne un sens à ce à quoi ressemblerait l’obtention des droits humains en Israël et en Palestine. Par exemple, les colons sont très clairs sur le fait que c’est leur droit de rester dans leurs maisons. De plus, cela pose des questions sur le fait de savoir si la revendication c’est le démantèlement des colonies ou leur intégration. Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, lorsque l’on réfléchit de façon critique sur les limites d’un cadre fondé sur les droits. C’est nécessaire mais insuffisant ; nous avons besoin de quelque chose de plus politiquement fondé et concret.

La mission d’Al-Shabaka est d’éduquer et de favoriser le débat public sur les droits humains et l’autodétermination des Palestiniens dans le cadre du droit international. Qu’est-ce que nos politologues devraient avoir présent à l’esprit sur la base de votre recherche ?

Ce que les analystes politiques d’Al-Shabaka doivent faire – et avec eux tous les Palestiniens – c’est de ne pas se focaliser sur la reconstruction de l’OLP ou le retour à 1947. Nous avons besoin d’une vision de l’avenir et il nous faut être plus politiques dans nos revendications et former et encourager les gens à avoir de nouvelles conceptions politiques. Finalement, cela veut dire se mettre d’accord sur un cadre de libération nationale. BDS n’est pas cela ; c’est un cadre de solidarité. Alors, quel est notre cadre de libération nationale ?

En toute franchise, l’Autorité Palestinienne est très claire sur sa conception – elle veut toujours deux États. Mais quant à ceux qui rejettent la solution à deux États, dire qu’ils veulent un seul État n’est pas suffisant. Qu’en est-il du processus de décolonisation ? Où se placent les Israéliens dans le futur ? Lorsque les Palestiniens ont approuvé un État tronqué en 1987, ce fut un tournant révolutionnaire pour le mouvement de libération nationale. Ceux qui étaient enthousiastes au départ, dont Mahmoud Darwich, Edward Saïd et bien d’autres n’imaginaient pas que cette approbation serait pervertie au point où elle l’a été sous l’égide d’Oslo. Les mêmes risques sont possibles dans le cas d’une solution d’État unique : elle peut être autant pervertie dans une réification de la souveraineté de colonisation juive-sioniste et de la soumission des Palestiniens. Parce qu’une solution à deux États est bien plus simple, elle semble plus facile à atteindre dans notre imagination, mais en fait les deux sont aussi exceptionnelles l’une que l’autre et aucune ne peut être réalisée sans un processus de décolonisation.

Vous terminez le livre par des visions possibles pour le futur. Qu’impliquent-elles ?

Imaginez que les réfugiés palestiniens soient rentrés. Et utilisons cela comme un moyen d’envisager l’avenir. Au lieu de réclamer le droit au retour comme l’issue idéale, nous devons questionner les possibilités et opportunités offertes par le retour. Comment cela fonctionne-t-il comme un prérequis à une solution plutôt que comme un aboutissement ?

Cela m’amène à considérer la chose suivante : comment cela pourrait-il aider à transformer Israël en un État qui fasse partie du Moyen Orient, plutôt qu’un État satellite de colons, qui se trouve au Moyen Orient. Cette question peut paraître blasphématoire mais je m’engage dans cet exercice de pensée pour imaginer ce qu’il en serait si la Palestine pouvait être un lieu appartenant à tous. Prenez en considération le fait que la majeure partie de la société juive israélienne est aussi arabe. Ce sont des gens qui viennent d’endroits comme l’Irak, la Syrie, le Maroc et l’Algérie et ils sont gravement opprimés en Israël parce qu’Israël était, et reste, un projet suprémaciste blanc. Les juifs arabes ont dû nier leur identité arabe pour assurer le succès du projet suprémaciste blanc. Nous, Palestiniens, devons être capables d’offrir un avenir aux Israéliens juifs meilleur que ce qu’Israël leur offre aujourd’hui. C’est effrayant, car il est plus facile de souligner ce qui ne va pas avec Israël et sa relation avec les États Unis. Mais qu’est ce qui fait que nous pouvons envisager cette idée comme offrant un avenir idéal ?

Il ne s’agit pas de banaliser Israël. Israël est une colonie de peuplement fondée sur l’élimination des Palestiniens et cela ne saurait être banalisé. Mais l’établissement colonial qui structure les relations autochtones-colons peut, et devrait, être transformé dans un processus de décolonisation. Il s’agit aussi de reconnaître la riche diversité ethnique, religieuse et linguistique du monde arabe. Nous avons toujours été divers, chrétiens, juifs, musulmans, mais comme l’a fait remarquer Oussama Makdisi, les interventions politiques étatistes, dont la moindre n’est pas le sionisme, ont été les conduites les plus significativement sectaires au Moyen Orient. Nous ne sommes pas dans un conflit inter communautaire sur la base de nos différences mais parce que des pouvoirs et des États coloniaux ont rendu politiquement significatives ces différences. Comment dépasser ces divisions ? Comment commencer à réhabiliter et envisager un avenir non seulement où les Palestiniens aient une place mais où les Juifs arabes aient une place aussi ? Je le dis en guise d’invitation à imaginer un avenir plutôt que de se languir du passé.

Nous devons abandonner le cadre de la souveraineté et adopter un cadre d’appartenance. Nous pouvons tous être dans l’appartenance, mais il y a une limite sur combien d’entre nous peuvent contrôler et gouverner. C’est du rêve et de l’imagination extrêmes. Même si je n’ai pas proposé la bonne formulation, permettez-moi au moins d’apporter quelque chose qui vous inspire pour travailler votre imagination extrême, vous aussi.

Noura Erakat

Conseillère politique d’Al-Shabaka, Noura Erakat est professeure assistante à l’Université George Mason où elle enseigne dans les programmes d’études juridiques, internationales et sur les droits humains et la justice sociale. Avocate et défenseure des droits humains, elle a précédemment agi comme conseillère juridique d’un sous-comité du Congrès à la Chambre des Représentants et comme conseillère sur les affaires moyen-orientales pour Dennis Kucinich, membre du Congrès. Noura commente régulièrement la politique étrangère étatsunienne et les thèmes juridiques. Elle a été interviewée sur Al Jazeera International, sur l’émission de NBC »Politically Incorrect, » et sur « The O’Reilly Factor »de la chaîne Fox. Elle a écrit dans The Huffington Post, le Journal for Middle East and Islamic Law de la Faculté de droit de Berkeley, dans Counterpunch, Al-Majdal, et dans the Middle East Research and Information Project (MERIP).

Source : Al-Shabaka
Traduction : SF pour l’Agence Media Palestine

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