L’ « hébronisation » de Jérusalem-Al Quds

Par Léopold Lambert, The Funambulist, le 23 juillet 2017

Je reviens juste d’une semaine en Palestine et vais essayer de faire dans les jours qui viennent un court rapport en cinq parties sur cette nouvelle visite.

La plus urgente est très certainement celle consacrée à la situation actuelle dans la Vieille Ville de Jérusalem, où la police israélienne ajoute une nouvelle couche de violence d’apartheid sur les fidèles, les visiteurs, les résidents et les manifestants palestiniens. Le 14 juillet au matin, trois Palestiniens ont tué deux policiers israéliens qui contrôlaient l’accès à Al Haram (l’Esplanade des Mosquées) dans la Vieille Ville à Jérusalem Est, avant d’être eux mêmes tués.

La réaction de la police fut de fermer la vieille ville, n’autorisant d’abord l’entrée dans la ville sainte qu’aux résidents et aux colons israéliens, puis environ deux jours plus tard, aux pèlerins et autres visiteurs non-palestiniens – les photographies ci-dessous ont été prises le 17 juillet. Depuis lors, la police a rouvert l’accès à la Vieille Ville, ainsi qu’à Al Haram, mais à condition que, le vendredi, l’entrée soit réservée aux seuls Palestiniens de plus de 50 ans et qu’ils soient obligés de passer par un détecteur de métaux, ajoutant une couche de contrôle sur un territoire déjà saturé de dispositifs d’Apartheid.

De grandes prières furent organisées à l’extérieur de la Vieille Ville, ainsi que des manifestations dont l’interdiction violente a conduit ces deux derniers jours à la mort de six jeunes Palestiniens. Vendredi, on pouvait voir une vidéo montrant des manifestants palestiniens qui essayaient avec difficulté d’évacuer le cadavre de Mohammed Abu Ranam pour empêcher la police israélienne, qui venait de le tuer, de le prendre afin de considérablement retarder ses funérailles comme ils ont l’habitude de le faire.

Avant d’en arriver à la partie rapport de cet article, il semble utile de revenir sur le rôle territorial et juridique de Jérusalem dans l’Apartheid en Palestine. Coupée en deux pendant le nettoyage ethnique qui a créé l’État d’Israël en 1948, la partie orientale de la ville était sous administration jordanienne avant l’invasion israélienne de 1967 (voir l’article récent sur la Guerre des Six Jours) et l’annexion officielle à Israël en 1980, qui a été presque unanimement condamnée par la résolution 478 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (seuls les Etats Unis se sont abstenus).

Aujourd’hui, la présence à Jérusalem Est de onze colonies israéliennes où vivent plus de 200 .000 colons, de plusieurs bâtiments de la police, de la ville, du gouvernement (y compris certains ministères), de diverses couches d’infrastructures (y compris la ligne de tramway récemment construite), ainsi que le mur d’Apartheid qui sépare la ville de la Cisjordanie, rendent la Ligne Verte de 1949 difficile à percevoir dans l’espace.

C’est particulièrement vrai quand on regarde la Vieille Ville dont le mur occidental est adjacent à la Ligne Verte : beaucoup de pèlerins chrétiens et autres visiteurs ponctuels y entrent par la Porte de Jaffa directement connectée à la partie occidentale de la ville, tandis que l’accès des Palestiniens est supposé ne se faire que par les Portes de Damas, d’Hérode et des Lions au Nord et à l’Est – alors que les pèlerins juifs entrent principalement dans la Vieille Ville par la Porte Dung (porte du fumier) qui donne un accès direct au Mur Occidental depuis la destruction de tout le quartier Maghrebi le jour même de l’invasion de 1967. Comme le gouvernement et la municipalité israéliens conçoivent la partie palestinienne de la ville, y compris la Vieille Ville, comme annexée, c’est la police lourdement armée qui sévit dans la ville, et non l’armée d’occupation comme c’est le cas en Cisjordanie, contribuant ainsi à un plus haut degré de normalisation de l’Apartheid.

Carte de Jérusalem-Al Quds (The Funambulist 2015). La ligne rouge indique où se trouve le Mur d’Apartheid.

Carte de la Vieille Ville (The Funambulist 2017).

 

Conçues comme un rapport, les lignes qui suivent se limitent à ma propre expérience subjective de la fermeture de la Vieille Ville. En tant que telles, elles ne peuvent présenter qu’une version édulcorée de la réalité, à cause de la nature étrangère aisément reconnaissable du corps de leur auteur, ainsi que de la difficulté de prendre des photos des situations dont il a été le témoin, ces documents pouvant servir de preuve (voir article précédent). Néanmoins, quand il s’agit de l’Apartheid en Palestine, l’aspect non spectaculaire de la violence, qui contraste avec les images télégéniques des rébellions et de leurs brutales répressions, atteste des caractéristiques quotidiennes, systématiques et généralisées de cette violence.

 

Les photographies ci-dessous illustrent les mesures supplémentaires de contrôle mises en place par la police israélienne. Elles incluent la transformation de la rue du sultan Suleiman, qui jouxte le mur septentrional de la Vieille Ville, en une zone militarisée mettant en place plusieurs niveaux de contrôle, fouille et filtrage des gens qui veulent accéder à la Vieille Ville – ce qui a aussi des conséquences significatives sur le commerce qui dépend de cette rue, en particulier les bus palestiniens qui desservent les villes et villages de l’Est et du Sud de la Cisjordanie.

 

Trois jours après la fermeture, les visiteurs étrangers étaient admis dans la Vieille Ville, tandis que les Palestiniens subissaient systématiquement un interrogatoire et un refus d’entrée s’ils ne pouvaient prouver qu’ils y résidaient. Ce que j’ai ressenti a été confirmé plus tard dans la brillante tribune de l’avocate palestinienne Diana Buttu : Jérusalem devient Hébron. Comme écrit dans un article précédent, la grande ville méridionale de Cisjordanie concentre dans son urbanisme tous les éléments de l’Apartheid : les colonies israéliennes dans la Vieille Ville,  les checkpoints militaires pour accéder au saint tombeau d’Abraham, la population protégée des colons qui perpétue la violence contre les résidents palestiniens, les arrestations brutales et parfois mortelles et la répression des manifestations par l’armée israélienne, la fermeture forcée des commerces au nom de la « sécurité », la ségrégation des infrastructures, etc.

 

La Vieille Ville de Jérusalem compte déjà de nombreuses maisons palestiniennes qui ont été évacuées avant d’être occupées par des colons israéliens – la plus célèbre étant celle occupée par rien moins qu’Ariel Sharon dans le quartier musulman – et, bien que l’administration d’Al Haram soit exercée par le Waqf islamique, son accès est contrôlé par des policiers israéliens lourdement armés. L’installation de pas moins de trois niveaux de checkpoints à l’entrée de la Vieille Ville et de détecteurs de métaux, ainsi que de cabines de fouille à l’intérieur de la ville elle-même (voir ci-dessous) finit de rendre la comparaison avec Hébron pertinente.

 

Des commentateurs israéliens, y compris certains affiliés à la « Gauche », ont exprimé leur surprise condescendante en voyant la réaction des Palestiniens à l’installation de détecteurs de métaux à l’entrée d’Al Haram (sans parler du bouclage et des checkpoints de la semaine dernière). Ce qu’ils ne semblent pas comprendre, c’est que cette mesure est punitive, pas préventive, et que cette mesure ne peut pas être considérée séparément de la politique d’Apartheid puisque les seules personnes que ces mesures pourraient protéger sont les policiers, qui renforcent ce genre de politique par leur présence et la violence de leurs actions. Empruntons les mots de Buttu pour conclure : « Au nom  de la ‘sécurité’, Israël exproprie la terre des Palestiniens. Au nom de la ‘sécurité’, Israël construit des colonies réservées aux seuls Juifs sur la terre volée aux Palestiniens. Au nom de la ‘sécurité’, Israël démolit les maisons et les écoles des Palestiniens et, au nom de la ‘sécurité’, les Palestiniens sont assiégés à Gaza, obligés de vivre sans électricité, sans les fournitures médicales ou l’eau nécessaires et même interdits d’accéder à la mer. »

 

Entendu et vu dans et hors de la Vieille Ville de Jérusalem :

 

Un jeune homme palestinien à qui un policier israélien demande d’où il vient à l’un des checkpoints de la Vieille Ville, « Bethléem » répond-il. « Où est-ce que ça se trouve ? » demande le policier. Signes d’incrédulité sur le visage du jeune homme, partagé entre la colère et l’amusement.

 

Indifférence des mêmes policiers devant les couleurs bordeaux et bleu de mon passeport et ceux de mes collègues, qui nous donnent accès au troisième niveau de checkpoints.

 

Un touriste américain qui porte un short et des chaussures de sport juste à côté de l’Esplanade des Mosquées, blaguant et riant avec un policier israélien armé d’une mitrailleuse.

 

« Les gens sont si gentils. Que pourrait-on ne pas aimer ?! » demande un autre touriste américain quelques mètres plus loin.

 

« Guarda ! Questa casa e la casa di Ariel Sharon » (Regardez ! Cette maison est la maison d’Ariel Sharon), crie un guide italien à un groupe de touristes qui prennent des photos de la maison relais du quartier musulman sur la façade de laquelle est étendu un grand drapeau israélien.

 

Toutes les photographies ci-dessous sont de Léopold Lambert. Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International///

 

La rue Sultan Suleiman entre la Vieille Ville et le nord de Jérusalem Est bouclée par une énorme quantité de policiers israéliens dans la soirée du 14 juillet.

 

Premier niveau de checkpoints pour accéder à la Porte de Damas le 17 juillet.

La Porte de Damas depuis la rue Sultan Suleiman, généralement le lieu d’une intense activité et de grands rassemblements.

La rue Sultan Suleiman. En arrière-plan, le second niveau de checkpoints.

La Porte de Damas, après le troisième niveau de checkpoints.

Un jeune homme palestinien est recherché dans une baraque de la Vieille Ville par six policiers lourdement armés.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : The Funambulist Magazine

 

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