La Cour suprême donne à Israël encore plus de pouvoirs pour utiliser la torture

Par Edo Konrad

2 décembre 2018

Près de 20 ans après avoir interdit la torture, la Cour suprême d’Israël trouve de nouvelles façons de justifier l’usage de la force physique au cours de l’interrogation des personnes suspectes dans des questions de sécurité.

La Haute Cour de justice d’Israël a jugé la semaine dernière que la torture par les autorités israéliennes d’un suspect du Hamas n’était pas illégale et que les interrogateurs du Shin Bet ne devaient pas être poursuivis. Le jugement élargit aussi, et de fait supprime, les limitations strictes imposées par une décision historique de la même Cour il y a près de vingt ans, qui avait déjà ouvert une exception à l’interdiction de la torture dans les cas de type « bombe à retardement ».

« Le jugement montre qu’aux yeux de la Cour suprême, les mauvais traitements physiques sont une manière légitime et peut-être même la meilleure manière de mener un interrogatoire dans les cas de sécurité nationale », a déclaré Itamar Mann, un enseignant de droit à l’université d’Haifa.

Les agents du Shin Bet ont pendant des décennies utilisé la torture, dont des mauvais traitements modérés et sévères, tant physiques que psychologiques, pour extraire de l’information de suspects palestiniens. Leurs méthodes incluent des secouages violents, des tabassages, la privation de sommeil, de longues expositions à une forte musique, l’exposition aux éléments, la restriction des suspects dans des positions douloureuses pendant de longues périodes et le fait de couvrir la tête des suspects par des sacs puants.

Israël a ratifié la Convention des Nations unies contre la torture en 1986, mais n’est jamais passé à l’étape suivante, à savoir mettre sa pratique effectivement hors la loi dans le droit israélien.

En septembre 1999, cependant, la Cour suprême avait unanimement banni l’usage des tactiques d’interrogation basées sur la violence physique. Le jugement a été perçu largement comme une audacieuse interdiction de la torture et a été loué et enseigné dans le monde entier. Mais dans leur décision historique, les juges créèrent aussi une faille importante à cette interdiction : dans le cas d’une « bombe à retardement », les interrogateurs pouvaient éviter d’être poursuivis en justice en invoquant une défense de nécessité.

Vingt ans plus tard, ce qui est clair est à quel point le Shin Bet a élargi cette faille. « Le jugement pourrait être vu comme une tentative de cacher ce que le Shin Bet fait effectivement », a ajouté Mann.

Depuis 2001, lorsque le ministre de la Justice a engagé un investigateur spécial pour les allégations de torture contre le Shin Bet, le Comité public contre la torture en Israël (PCATI) et d’autres organisations ont soumis plus de 1100 plaintes à propos de torture. Parmi elles, une seule a abouti à une investigation criminelle, et elle n’était pas directement reliée à un interrogatoire.

Le jugement étend aussi les situations et les circonstances dans lesquelles le Shin Bet peut utiliser la torture.

« La décision autorise l’interrogatoire forcé de toute personne qui est liée à une branche armée d’une organisation terroriste, qui a de l’information sur une attaque qui pourrait avoir lieu à n’importe quel moment, et qui ne donne pas volontairement cette information », a expliqué Mann. « C’est différent du scénario d’une bombe à retardement, et cela lance un vaste filet qui couvre presque n’importe quelle personne considérée par Israël comme un combattant ennemi ».

Le plaignant dans le cas de la semaine dernière, Fares Tbeish, un membre du Hamas, avait espéré que la cour ordonnerait au ministre de la Justice de changer sa décision de ne pas ouvrir une investigation criminelle contre ses interrogateurs, qui, a-t-il dit, l’ont torturé.

Tbeish, qui était représenté par le PCATI, a été arrêté pour la première fois et placé en détention administrative en 2011. Il dit que les tactiques utilisées contre lui par les interrogateurs du Shin Bet incluaient des passages à tabac, des secouages violents, des humiliations, le fait de l’attacher sur une chaise dans des positions douloureuses et de le déplacer continuellement d’un établissement d’interrogatoire à un autre. Il a ensuite été jugé dans un tribunal et condamné à trois ans de prison.

Tbeish a prétendument admis avoir reçu des armes d’un membre haut-placé du Hamas, qu’il a ensuite transférées dans une cachette secrète, mais il n’a jamais été établi si Tbeish savait si ces armes seraient utilisées dans une attaque imminente.

A la suite de ses interrogatoires, Tbeish a déclaré qu’il avait souffert de contusions à une jambe et un oeil, ainsi que d’une dent cassée. Efrat Bergman-Sapir, qui dirige le département juridique du Comité public contre la torture en Israël et défendait le cas, dit que l’usage de la torture est suffisant pour mériter d’ouvrir une investigation criminelle contre les interrogateurs du plaignant et que l’absence d’un scénario de type « bombe à retardement » voulait dire qu’ils ne devraient pas pouvoir invoquer une défense de nécessité.

En plus de demander à la cour de poursuivre l’interrogateur du Shin Bet fautif, Tbeish et le PCATI voulaient aussi que la cour supprime la faille qui permet l’usage de la torture en premier lieu. L’existence même des directives internes du Shin Bet à propos des façons adéquates d’extraire de l’information des suspects ou, aussi bien, comment et quand invoquer une défense de nécessité — jette de fait les bases de l’usage de la torture.

La convention sur la torture définit cette pratique comme « n’importe quel acte par lequel une douleur ou une souffrance sévère, qu’elle soit physique ou mentale, est intentionnellement infligée à une personne ». Dans leur jugement la semaine dernière, les juges ont conclu que les tactiques employées contre Tbeish ne correspondaient pas à cette définition, mais étaient « proportionnées et raisonnables par rapport au danger surgissant des renseignements ».

« La décision de la cour peut être interprétée comme un retrait important par rapport à la position morale et légale établie dans la décision historique sur la torture en 1999 », a indiqué Bergman-Sapir dans une déclaration écrite. « Ce qui est également troublant est l’impossible exigence imposée par la cour au plaignant de prouver qu’il a été torturé dans la salle d’interrogatoire et qu’il a subi une douleur et une souffrance sévères » .

« La Cour suprême avait l’opportunité de statuer à nouveau que la torture, ou n’importe quelle violation du droit international, est illégale », a déclaré l’avocate Bana Shoughry, qui a dirigé le département juridique du PCATI entre 2008 et 2015 et était impliquée plus tôt dans le cas de Tbeish. « Au contraire, elle a étendu les exemptions possibles pour les interrogateurs du Shin Bet qui enfreignent la loi, non seulement par rapport aux poursuites, mais même par rapport aux investigations. La décision met un terme à l’idée que les interrogateurs du Shin Bet seront tenus pour responsables de leurs actions».

Le Shin Bet a surtout utilisé la torture contre des Palestiniens suspectés d’implications dans la résistance armée ou le terrorisme. « Ces sortes de jugement facilitent l’utilisation de ces pratiques par le Shin Bet contre des groupes supplémentaires », a conclu Mann. « Elles ont déjà été utilisées contre des colons radicaux et continueront sans doute à se diffuser dans d’autres parties du système juridique, au-delà ce que nous pouvons imaginer ».

Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : 972 mag

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