Comment j’ai appris à cesser de m’inquiéter et à reconnaître la Nakba

Par Michal Talya, le 8 août 2019, +972 Magazine

Depuis plus de soixante-dix ans, les Israéliens n’ont pas été capables d’accepter les conséquences de la Nakba. Pour y parvenir, ils devront affronter les dures réalités de 1948 et se défaire de leur supériorité morale.

Des Palestiniens de la ville de Ramle se rendent aux forces israéliennes pendant la guerre de 1948. (Eldad David/GPO)

La première fois que j’ai entendu un témoignage sur la Nakba, c’était il y a presque vingt ans par un Bédouin nommé Khalil qui vivait dans le Negev/Naqab. Je me souviens à quel point ce me fut difficile de croire que ce qu’il disait était la vérité. En réalité, J’étais persuadée que, comme il racontait des histoires d’actes cruels effectués, et par les soldats et par les responsables politiques israéliens, il exagérait les choses de façon disproportionnée – qu’il était sous l’influence de son « imagination orientale », essayant de profiter de son statut de victime.

Il y avait dans la pièce une poignée d’Israéliens et quelques dizaines de personnes d’autres pays, et il était insupportable d’entendre quelqu’un me salir, moi et le collectif avec lequel je m’identifie – de voir quelqu’un démolir les fondations de l’image morale que j’avais d’Israël. Je m’étais toujours retrouvée à la gauche du spectre politique, mais il m’était pourtant difficile de croire que des soldats israéliens pouvaient se comporter ainsi. Et il ne me parlait que de son histoire personnelle et de celle de sa famille.

Le témoignage de Khalil m’a fait comprendre qu’on m’avait caché tout un pan de l’histoire. Nous tous, diplômés du système éducatif israélien, Juifs et Arabes, avons appris l’histoire et l’instruction civique dans des manuels qui déformaient et cachaient les difficiles vérités qui ont conduit à la création d’Israël.

Depuis lors, j’ai écouté beaucoup de témoignages plus personnels de Palestiniens, continuant à lire et à m’instruire sur la Nakba dans diverses sources historiques. En 2003, j’ai commencé à tenir une réunion annuelle, qui s’est ensuite poursuivie, entre citoyens israéliens juifs et arabes, pour la Journée du Souvenir et le Jour de l’Indépendance, où les participants pouvaient entendre l’histoire de chacun des autres et partager leurs peines et leurs espoirs.

Lire un récent rapport d’enquête – par Hagar Shezaf dans Haaretz – sur une tentative d’Israël de cacher des documents d’archives sur la Nakba a été un coup à l’estomac. Dans la douleur de ce coup se trouvent quantité de réflexions, dont la compréhension de la grande fragilité de la base morale de la fondation d’Israël, et de l’étendue de la tentative des dirigeants du pays pour cacher et continuer d’essayer de cacher cette réalité.

Le récit sioniste a toujours décrit la victoire militaire d’Israël en 1948 sur les armées arabes avec fierté et patriotisme. Mais quand il en venait à la population arabe du pays, le récit officiel manipulait la réalité et cachait la vérité. On a appris aux Israéliens que les Arabes ont prétendument fui de leur plein gré, comme si nous n’avions eu besoin d’aucun effort pour nettoyer la terre. C’est ainsi que les fondateurs de l’État ont bâti une histoire avec laquelle une génération entière d’enfants, dont mes parents, ont été élevés. Des décennies plus tard, les enfants israéliens sont toujours élevés avec ce récit même.

Aux yeux du nouvel Etat, il était nécessaire de peindre ainsi les choses. Les dirigeants d’Israël savaient qu’ils perdraient le soutien international si ces crimes de guerre étaient révélés, et surtout l’expulsion massive de la population civile (85 % de la population arabe a été forcée à l’exil à cause de l’entreprise sioniste).

C’est pourquoi, cacher la vérité était nécessaire à deux niveaux. L’un était pratique, permettant à Israël de maintenir de bonnes relations avec les autres pays. L’autre était interne, concernant l’image que les Juifs avaient collectivement d’eux-mêmes, image qui voit le Juif comme supérieur, et spirituellement et moralement. Selon cette idée, les Juifs ne pourraient faire ni mal, ni crime de sang froid. A un niveau personnel, ce genre de psychologie a permis que des extrémistes soient facilement condamnés, mais certainement pas une escouade de soldats en uniforme exécutant les ordres. Et si les actions exécutées au nom du nationalisme juif deviennent trop agressives – que ce soit en 1948 ou aujourd’hui -, alors il faut trouver un moyen de les justifier.

Ceux qui ont créé l’État avait un véritable besoin de se raconter avec une histoire vertueuse, parce que la vérité de ce qui s’était passé ne collait pas avec l’image qu’ils avaient d’eux comme de bons êtres humains. L’orgueilleux Juif nouveau qui travaillait la terre – le solide tsabar– attendait de lui qu’il agisse moralement. Après tout, il était un membre du Peuple Elu, une lumière pour les nations.

L’une des raisons pour laquelle nous n’avons pas été capables de résoudre le conflit israélo-palestinien depuis 100 ans a à voir avec la perception que nous avons de nous mêmes en tant que peuple juif sur trois niveaux fondamentaux : le niveau traditionnel-religieux, selon lequel nous sommes spirituellement, et donc par essence, supérieurs à toutes les autres nations ; le niveau culturel, selon lequel nous croyons que notre moralité est plus grande que celle de toutes les autres nations (on peut le voir comme l’interprétation laïque du niveau religieux) ; et le niveau historico-sociologique, dans lequel nous nous percevons comme les victimes principales de la cruauté du monde, qui s’est manifestée dans l’antisémitisme tout au long de l’histoire de l’Occident et jusqu’à aujourd’hui.

C’est ce dernier niveau qui crée le plus gros blocage psychologique pour les Israéliens, de même qu’il nous trompe et nous fait percevoir les Palestiniens comme jouant exactement le même rôle de faiseurs de victimes que les pharaons, les Romains, les Croisés et les Nazis, plutôt que de les voir comme un peuple qui a résisté au Sionisme depuis son origine, simplement parce que c’est à leurs propres dépens.

Des réfugiés palestiniens jouent le 17 janvier 2018 dans une zone appauvrie de Gaza ville. (Wissam Nassar/Flash90)

Ces trois composantes de l’identité judéo-israélienne sont responsables du fossé qui existe entre la haute estime que nous avons de nous mêmes et la façon dont nous nous sommes conduits en réalité envers les Palestiniens au cours des cent dernières années. Cette image que nous avons de nous mêmes d’un peuple supérieur et en même temps persécuté nous permet de vivre ce fossé sans nous retrouver dans une dissonance cognitive.

Si nous pouvions abandonner notre perception d’avoir « l’armée et la nation les plus morales du monde », nous pourrions – 70 ans plus tard – avoir un regard courageux sur nous mêmes et dans les yeux de nos voisins et dire : « Oui, c’est ce que nos pères fondateurs ont fait. C’est ce que l’entreprise sioniste vous a fait. Nous reconnaissons ce qui s’est passé. » Peut-être qu’au bout de 70 ans, nous aurions pu comprendre que nous sommes une nation comme n’importe quelle autre – ni un peuple moralement supérieur, ni la victime suprême de l’antisémitisme du monde, qui mérite compensation aux dépens d’autres. Qu’au contraire, nous sommes des êtres humains qui commettons des actes cruels lorsque nous nous battons pour nos vies, que nous sommes une nation qui prend l’engagement de prendre les autres en considération au mieux de nos capacités.

La culture juive, l’Hébreu et notre histoire nationale, me sont toutes deux importantes et précieuses. Pourtant, je veux les dissocier du contrat global qui les lie à l’État d’Israël sous la bannière d’un « Peuple Elu » perpétuellement persécuté. Nous sommes un peuple comme tous les autres, avec des problèmes complexes qui exigent des solutions complexes. Mais nous devrions essayer de trouver une solution plus morale. Non pas parce que nous sommes juifs, mais parce que nous sommes des êtres humains. Il est important que nous assumions la responsabilité de notre passé toujours censuré afin de nous voir pour ce que nous sommes réellement – afin que nous puissions prendre en charge et changer la réalité que nous créons pour nous mêmes et ceux qui nous entourent.

Michal Talya est psychothérapeute, militante sociale et étudiante rabbinique à l’Hebrew Union College. Elle a aussi créé le projet « Ensemble dans la Peine, Ensemble dans l’Espoir », qui a tenu son rassemblement annuel des Juifs et Palestiniens israéliens depuis 2003 pour la Journée du Souvenir et le Jour de l’Indépendance. Une version de cet article a d’abord été publiée en Hébreu sur Local Call. Vous pouvez le lire ici.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : +972 Magazine

Retour haut de page