“L’armée la plus végane au monde”: Comment Israël s’approprie le véganisme pour justifier l’oppression des Palestiniens

Sarah Doyel – 9 septembre 2019

Photo postée sur Twitter par l’armée de l’air israélienne le 1er novembre 2016, avec le tweet : « Une info pour le #Worldveganday : dans les FDI, les soldats #végans reçoivent des chaussures et des bérets végans. Photo : cette soldate végane a le #sourire, avec son béret végan ! »

Des légumes resplendissants remplissent les corbeilles. Une main tendue propose des herbes fraîches, une ferme bio apparaît à l’arrière-plan. Après une table où sont disposés des plats multicolores, on voit un morceau de pain chaud s’enfoncer dans un bol de tahini et d’huile d’olive. Des visages juvéniles et charmants sourient face caméra pendant que de jeunes animaux gambadent à l’arrière-plan. Si vous êtes végan, Israël a tout l’air d’un paradis. C’est du moins ce que Vibe Israel et ses partenaires de l’Israel Brand Alliance veulent que vous pensiez. Leur Vibe Vegan tour destiné aux blogueurs et blogueuses spécialistes de la nourriture n’est qu’un élément d’une vaste campagne de “veganwashing” (blanchiment végan) parrainée par le gouvernement israélien ; Israël souhaite en effet substituer aux informations sur ses graves atteintes aux droits humains l’image de bienveillance pacifique fréquemment associée au véganisme et améliorer ainsi sa propre image sur la scène mondiale. Ne vous y trompez pas : Israël a décidé d’utiliser la façade du véganisme afin de justifier le programme de terreur de son armée, de masquer son occupation de la Palestine et de s’approprier la culture et les traditions régionales qui se sont développées plusieurs siècles, sinon plusieurs millénaires, avant Israël.

Loin d’être un “style de vie” politiquement neutre, le véritable véganisme est une philosophie d’opposition radicale à l’oppression, et pourtant l’un des gouvernements les plus oppressifs du monde s’est approprié le véganisme à ses propres fins.

Le véganisme, fondamentalement, est une position politique, même si un grand nombre des personnes qui se considèrent comme véganes y voient un ensemble de choix de consommation. Ma définition préférée du véganisme est celle-ci : “un cadre idéologique qui cherche à abolir le statut de marchandise des animaux et prône la libération animale”. Indépendamment des motivations individuelles qui nous poussent à adopter le véganisme, ce choix est inséparable d’une volonté de réduire les souffrances infligées à des êtres vivants. Il paraît donc naturel de supposer que celles et ceux qui se réclament du véganisme défendent ardemment les droits humains. Une personne qui s’engage en faveur de la libération animale devrait soutenir également la libération humaine. N’est-ce pas évident ?

Eh bien, non.

En résumé, le blanchiment végan consiste à utiliser le véganisme pour susciter des associations avec des images positives ou pour paraître plus bienveillant qu’on ne l’est réellement. Il existe un exemple classique : les glaces Ben & Jerry’s sans produits laitiers, que cette marque utilise pour se montrer proche des végans sans jamais réduire réellement sa contribution à l’exploitation animale. Le blanchiment végan peut séduire les tenants d’une éthique de la non-violence et constitue donc une stratégie utile pour des acteurs que leurs intérêts propres incitent à camoufler des actes persistants de violence, ce qui est le cas d’un gouvernement colonial.

Ce n’est un secret pour personne : l’État d’Israël met en œuvre continûment, depuis des décennies et encore aujourd’hui, une occupation brutale de la Palestine, en menant un programme de meurtres, de déplacements et de destructions sur lequel on dispose de nombreuses informations. Déployant tous ses efforts pour dissimuler ces atteintes aux droits humains et se faire passer pour “la seule démocratie du Moyen-Orient”, Israël a eu recours à toute une gamme de tactiques afin de se parer de valeurs progressistes, du greenwashing au pinkwashing.

Cependant, le blanchiment végan d’Israël est particulièrement insidieux. Ce procédé promeut l’idée qu’Israel, pays affirmant avoir une population végane qui atteindrait jusqu’à 5% de sa population totale, est une société nécessairement moins violente et plus bienveillante que d’autres du fait de sa forte proportion de végans. Pour éviter d’être accusée de m’en prendre sélectivement à Israël, permettez-moi de souligner que je n’ai vu aucun autre État s’investir à ce point, à l’échelle mondiale, dans l’affichage de sympathies véganes. Les Israéliens appellent fièrement Tel Aviv la capitale mondiale du véganisme.

La campagne d’Israël pour améliorer son image grâce au véganisme comporte de nombreux éléments, que j’aborderai en détail plus loin. Aucun d’entre eux n’est plus choquant que les tentatives de présenter l’armée israélienne, connue sous le nom de Forces de défense d’Israël ou FDI, comme une institution bienveillante.

Le véganisme dans les #IDF — C’est plus facile que vous ne le pensiez ! #vegan pic.twitter.com/ALajwnf0

— Forces de défense d’Israël (@IDF) 1er novembre 2012

“L’armée la plus végane du monde”

Ahmad Safi, directeur de la Ligue des animaux de Palestine, a peut-être donné la meilleure description de l’hypocrisie ahurissante des FDI à propos du véganisme dans son article “On the ‘IDF’s vegan warriors’: A vegan Palestinian’s perspective” (Les “guerriers végans des FDI”: le point de vue d’un Palestinien végan). Retraçant une émission de la BBC sur les “guerriers végans” des FDI, Safi remarque : “J’ai été quelque peu éberlué par un extrait d’une interview radio qui évoquait en ces termes une soldate végane : ‘Son régime a pour elle une telle importance que, si l’armée n’avait pas mis en place des conditions garantissant qu’aucune souffrance n’avait été infligée à un être vivant, elle ne se serait peut-être pas enrôlée dans une unité de combat’. La seule interprétation que je peux donner de cette phrase, c’est que cette soldate ne considère pas les Palestiniens comme des ‘êtres vivants’.” Non seulement les FDI déshumanisent les Palestiniens, mais elles franchissent encore une étape en les transformant en objets, en les plaçant hors de la sphère des êtres vivants, humains et animaux non-humains, qui méritent une considération morale. Cette attitude est détestable, mais n’a rien de surprenant de la part d’une institution dont le chef d’état-major, étudiant en philosophie spécialisé dans le véganisme, s’est fait connaître plus largement en détruisant à coups de marteau les maisons des camps de réfugiés.

Safi en vient au cœur du problème, s’agissant d’une armée qui se décrit comme bienveillante, morale, ou, dans le cas précis des FDI, “l’armée la plus végane du monde”. Non seulement l’armée israélienne fait souffrir et tue les Palestiniens en recourant à des méthodes précises et ciblées mais, de plus, l’idée d’une “armée végane” est en elle-même absurde et révèle une incompréhension foncière (ou une déformation délibérée) de ce que signifie le véganisme. Rappelez-vous la définition du véganisme donnée au début de ce billet, et gardez-la à l’esprit en lisant le texte de Safi : “Si le véganisme consiste réellement à ne pas faire souffrir, dans la mesure de nos moyens, un autre être vivant et si nous pouvons admettre que les gens sont des animaux, il en découle logiquement qu’il est absurde de parler d’un soldat ‘végan’ menant un combat armé contre une population civile, et que ce n’est tout simplement pas du véganisme.” Soit le gouvernement et l’armée d’Israël ne comprennent pas la philosophie qui sous-tend le véganisme, soit ils ont internalisé leur blanchiment végan à tel point qu’ils croient ne pas infliger de souffrance en donnant des coups de pied dans le visage de quelqu’un dès lors que leurs bottes ne sont pas en cuir, et ne perçoivent pas le caractère pervers de cette idée.

Les FDI ne sont pas les seules en cause ; d’importantes organisations du mouvement végan en dehors d’Israël ont mordu à l’appât. L’organisation PETA (Pour une éthique dans le traitement des animaux) a adressé aux armées d’autres pays la recommandation effrayante d’essayer de ressembler davantage aux FDI, et le site végan bien connu VegNews a publié récemment un article faisant l’éloge d’une membre de la Knesset qui a demandé que le cuir de son siège dans l’hémicycle soit remplacé par un matériau végan, le cuir symbolisant des souffrances inutiles. Cet article cite par ailleurs Benjamin Nétanyahou, Premier Ministre israélien et criminel de guerre, qui proclame que la question des droits des animaux “lui tient de plus en plus à cœur”. Si seulement les politiciens israéliens étaient tout aussi touchés par les souffrances inutiles de leurs voisins palestiniens !

Avec nos 10 000 soldats végans, nous sommes fiers d’être l’armée la plus végane du monde ! 🥑🍎🍆🥦🍍#WorldVeganDay pic.twitter.com/oQ9N6pp3cX

—Forces de Défense d’Israël (@IDF) 1er novembre 2018

Rendre l’occupation cool

À mesure que le véganisme se banalisait, la perception générale du style de vie végan s’écartait des stéréotypes à base de céréales bio associés au véganisme dans l’imagination populaire. Aujourd’hui, le véganisme est cool. D’Ariana Grande à Zac Efron, tout le monde le pratique et, grâce aux influenceurs des réseaux sociaux suivis par une foule de gens, le choix du véganisme semble aussi chic et élégant que n’importe quelle autre tendance sur Instagram. YouTube est une plate-forme privilégiée par les influenceurs végans. Quand je suis devenue végane, en 2016, une des vidéastes les plus suivies était une Israélienne qui filmait tous ses repas de la journée dans les nombreux restaurants végans de Tel Aviv.

Résolu à ne jamais être démodé, Israël, dans le cadre de sa campagne de blanchiment végan, a cherché activement à attirer les milléniaux qui font défiler les pages et les sites des influenceurs. L’organisation sans but lucratif Vibe Israel a offert à des personnalités véganes, blogueurs ou vidéastes sur YouTube, un séjour équivalant à des vacances de blanchiment végan tous frais payés pour s’initier à la culture végane en Israël. La mission déclarée de Vibe Israel est de renforcer la réputation mondiale d’Israël, et l’organisation proclame d’ailleurs sur la page d’accueil de son site web qu’elle “met à profit le pouvoir des médias sociaux et des stratégies de promotion de l’image de marque nationale” pour convaincre le monde qu’Israël est l’endroit branché où il faut être. Birthright Israel, programme gouvernemental qui offre des voyages gratuits en Israël à des Juifs du monde entier âgés de 18 à 26 ans en fermant les yeux sur le fait que la plupart des Palestiniens ne peuvent pas rentrer chez eux, propose maintenant une option végane pour les adolescents et les jeunes de vingt ans et quelques qui souhaitent vivre un séjour “sans cruauté” en territoire occupé.

Si vous regardez la vidéo du Vibe Vegan tour, rien ne peut vous faire imaginer que de brutales violations des droits humains sont commises à quelques kilomètres des séquences joyeuses de cours de cuisine et de légumes frais. Et, bien sûr, là est la question. Certains influenceurs sur les médias sociaux qui ont participé au voyage ont fait l’objet de commentaires critiques pour avoir promu l’image de marque végane d’Israël mais, pour autant, aucun d’entre eux n’a fait le moindre effort pour sortir de la bulle Brand Israel. La Ligue des animaux de Palestine a même fait une proposition à l’un au moins des YouTubeurs mal informés, invitant The Buddhist Chef à se rendre dans les territoires palestiniens à l’occasion de son voyage, mais il a refusé cette invitation en raison d’un “emploi du temps chargé”. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où il était un invité d’Israël, sans doute n’aurait-il pas été autorisé à franchir le checkpoint pour entrer en Palestine.

https://twitter.com/LauraCatriona/status/1064608370898989058

Les FDI ont tué 214 Palestiniens à Gaza depuis mars, mais allons-y, applaudissons leur beau travail sur les bérets végans 😐 pic.twitter.com/KbcvYJrOaE

— Laura Murray 🌹🤝 (@LauraCatriona) 19 novembre 2018

Appropriation culturelle et islamophobie

Le volet ultime de la campagne de blanchiment végan d’Israël concerne l’appropriation de la cuisine palestinienne et l’effacement simultané de la tradition végétale dans l’histoire culinaire palestinienne. Tant le gouvernement israélien que les végans israéliens eux-mêmes revendiquent fréquemment des mets palestiniens présents dans la région depuis des siècles et leur mettent l’étiquette “cuisine israélienne” en oubliant que le pays appelé Israël n’existait pas avant 1948. Les chefs israéliens vantent volontiers des plats à base de plantes comme le falafel, le houmous, le taboulé ou le baba ghanoush en y voyant une preuve de l’affinité entre alimentation israélienne et véganisme. Ce qu’ils ne précisent pas, c’est que tous ces plats sont en fait palestiniens ou levantins, et sont apparus des siècles avant la présence d’Israël dans la région.

Dans la ville où je vis actuellement, Washington (District of Columbia, DC), les restaurants pratiquent à longueur de temps cette forme d’appropriation culturelle, ce qui me dérangerait un peu moins si cela ne leur valait pas un énorme succès. Quand d’autres habitants du District apprennent que je suis végane, les gens mentionnent régulièrement cinq restaurants, parmi lesquels Shouk et Little Sesame qui appartiennent à des Israéliens. Ces lieux ont été rapidement appréciés par les végans – et aussi les non-végans – qui ne se rendent pas compte qu’il est problématique de manger dans un établissement qui qualifie sa cuisine de “street food israélienne moderne” (Shouk). De plus, on a récemment appris que la chaîne de falafel Taïm, basée à New York et définie comme “de style Tel Aviv”, va ouvrir cet automne sa première enseigne dans le DC. Au cas où d’éventuels clients seraient gênés par le vol de traditions culinaires, le site web de Taïm comporte une page intitulée “Leçon d’histoire” qui souligne à leur intention : “Souvenez-vous que nous parlons de nourriture, et non de religion ni de politique.”

Mais il y a un problème : ce n’est pas si facile de séparer la nourriture de la politique, surtout quand il s’agit d’Israël et de la Palestine. Ces restaurants ont profité de leur appropriation de plats palestiniens pour devenir des piliers renommés de la scène végane locale, fréquentés par des végans d’une indifférence exaspérante (et blancs, pour la plupart), qui ne mesurent pas le problème profond posé par un tel vol de patrimoine culturel, à moins que cela ne leur soit égal. Nous critiquons à juste titre de nombreux restaurateurs qui se livrent à l’appropriation culturelle de façon flagrante mais, pour une raison ou une autre, ces restaurants israéliens échappent à tout jugement. La vérité oblige à dire que la plupart des délicieux plats à base végétale qui attirent les végans dans ces établissements étaient initialement palestiniens.

Un autre aspect de la négation des éléments végétaux de la cuisine palestinienne repose sur l’idée que, dans l’ensemble, les cultures à forte composante musulmane n’ont pas d’affinité avec le véganisme, notion qui est au mieux incorrecte et au pire totalement raciste et islamophobe. Certains blogueurs et journalistes israéliens ont prétendu que la fête musulmane de l’Aïd al-Adha, qui entraîne traditionnellement le sacrifice d’un agneau, prouve que les cultures musulmanes manifestent moins de compassion pour les animaux. Les Israéliens propagent de plus des stéréotypes terriblement destructeurs sur les Palestiniens en particulier, affirmant que la culture palestinienne inclut la violence, et ils utilisent ces idées toutes faites pour justifier leur propre violence envers les civils palestiniens. Ces affirmations, à la fois infondées et racistes, font appel au rejet islamophobe des cultures musulmanes dans l’altérité pour tenter de convaincre.

En réalité, malheureusement, la plupart des cultures humaines, sinon toutes, comportent des traditions qui impliquent de manger des animaux. Certes, je préfèrerais que ce ne soit pas le cas mais, à mon avis, cette réalité en dit moins sur telle ou telle culture que sur les relations des humains avec les animaux non-humains en général. De surcroît, Israël fait partie des trois premiers pays consommateurs de viande dans le monde, bien que ses partisans végans omettent commodément de mentionner ce fait.

Le véganisme intersectionnel

Nous ne pouvons pas prétendre que nos choix, qu’il s’agisse de faire en Israël un séjour subventionné ou de fréquenter tel ou tel restaurant, sont dépourvus de conséquences. Soyons clairs : en tant que végane, je me réjouis de voir que les gens sont de plus en plus préoccupés par la manière dont nous traitons les animaux. Par ailleurs, je suis sûre que de nombreux Israéliens végans ont la volonté de mettre fin à l’occupation de la Palestine, et c’est pour cette raison que j’ai délibérément mis l’accent sur le blanchiment végan pratiqué par le gouvernement et les grandes entreprises israéliennes ainsi que les personnes publiques comme les blogueurs et les commerçants, et non sur les simples citoyens d’Israël. Cela dit, je n’approuve pas la promotion du véganisme à n’importe quel prix, parce qu’un véganisme qui ne se préoccupe pas des questions intersectionnelles de l’oppression humaine est incohérent sur le plan logique et ne m’intéresse pas.

On trouve dans un de mes épisodes préférés du podcast du Vegan Vanguard une remarque critique sur la complicité de la communauté végane avec la campagne israélienne de blanchiment végan : si les végans ne s’étaient pas hâtés de présenter le véganisme comme un simple choix de style de vie pour les consommateurs, il serait moins facile de récupérer le véganisme au service d’objectifs trompeurs. Un mouvement végan explicitement intersectionnel et anticapitaliste ne pourrait pas fournir de justification cohérente à des atteintes aux droits humains, même à un niveau superficiel. Dans notre désir de rendre le véganisme plus attirant pour le grand public, nous, les végans, avons bradé nos convictions politiques. Et ce sont les mauvaises personnes qui les ont achetées, en même temps que le houmous préféré des FDI.

Bien que nous affrontions des systèmes industriels et militaires puissants, nous pouvons encore lutter pour la justice. Rejeter une vision consumériste du véganisme, en savoir plus sur la cuisine et la culture palestinienne, et rejoindre le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) de la société civile palestinienne : ce sont là quelques actions à notre portée. Non seulement nous pouvons nous engager simultanément pour la libération humaine et animale, mais nous devons le faire, parce que ces deux aspects se renforceront mutuellement. Les parlementaires qui exigent des sièges en faux cuir pour y adopter des lois favorables à l’apartheid ou les soldates qui demandent des bérets sans laine à porter tout en semant la terreur n’ont rien à voir avec le véganisme. Le véganisme, ce sont les libertés, l’abondance, la libération pour toutes et tous. Cela pourrait l’être. Mais uniquement si la justice l’emporte en Palestine.

Source : Mondoweiss
Traduction : SM pour l’Agence Média Palestine

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