Des avenirs radicaux : quand les Palestiniens imaginent

Par Yara Hawari, 24 mars 2020

« Nous devons raconter des histoires qui soient différentes de celles qu’un lavage de cerveau nous fait croire … Rappelez-vous : un autre monde n’est pas seulement possible, il arrive. » – Arundhati Roy

Palestinian protesters confront Israeli troops during a demonstration in the village Kafr Qaddum, close to the northern town of Nablus in the occupied Israeli West Bank on April 06, 2012. Photo by Wagdi Eshtayah

Résumé

Confrontés à un processus constant d’effacement, les Palestiniens se trouvent dans une situation où leur passé et leurs avenirs sont niés. Ils sont enfermés dans un présent continuel dans lequel la puissance d’occupation coloniale, Israël, détermine les frontières temporelles et spatiales. Les Palestiniens se réfèrent souvent à cela comme à la Nakba al mustamirrah, ou Nakba continuelle, dans laquelle déplacement, dépossession et destruction se produisent dans un continuum sans fin. C’est cette continuité de la Nakba qui a rendu si difficile aux Palestiniens de penser à leur avenir : survivre à un présent se détériorant sans cesse, particulièrement en Palestine même, a la priorité.

Ce commentaire met en lumière les études sur le colonialisme et l’imagination d’avenirs radicaux, puis trace les articulations d’un futur qui supprime les Palestiniens. Il conclut par des exemples de la manière dont les Palestiniens, malgré leur assujettissement, continuent à imaginer radicalement, et il appelle à un avenir construit à partir du collectif des Palestiniens.

Le colonialisme et les perceptions de la réalité

Frantz Fanon a écrit que le colonialisme français en Algérie « s’est toujours développé à partir de l’hypothèse qu’il durerait éternellement », remarquant que « les structures construites, les installations portuaires, les aérodromes [et] l’interdiction de la langue arabe », donnaient tous l’impression qu’une rupture dans le temps colonial était impossible. De fait « toute manifestation de la présence française exprimait un enracinement continu dans le temps et l’avenir algérien, et pouvait toujours être lu comme le signe d’une oppression indéfinie ».

De manière analogue, le régime israélien crée « des faits sur le terrain » par sa construction permanente de colonies en Cisjordanie et l’appropriation de terres au-delà de la Ligne verte, repoussant constamment les frontières de ce qui est considéré comme territoire israélien, en faveur du régime colonial.

Les projets d’occupation coloniale et de colonisation cherchent ainsi à contrôler les perceptions de la réalité pour lier peuples autochtones et colonisés à une condition apparemment perpétuelle, un immobilisme normalisé. Imaginer un avenir au-delà de cette condition est alors un acte rebelle et radical, et n’est pas du tout facile.

Le chercheur et penseur autochtone Waziyatawin, écrivant à propos du colonialisme sur Turtle Island — le nom autochtone de l’Amérique du Nord —, explique comment la vie au-delà du colonialisme est particulièrement difficile à percevoir dans le contexte de « la plus grande et de la dernière superpuissance du monde ». Pour les Palestiniens, c’est aussi un défi d’imaginer un avenir dans lequel la Nakba permanente n’est pas une caractéristique de la vie quotidienne. Par exemple, beaucoup de Palestiniens trouvent difficile de concevoir un avenir dans lequel le droit au retour est appliqué et dans lequel les réfugiés et tous les Palestiniens se voient attribuer les pleins droits dans leur pays d’origine. L’appel de Waziyatawin pour que les peuples autochtones pensent au-delà des bornes
spatiales et temporelles vise cette difficulté :

« En tant que peuples autochtones, il est essentiel que nous comprenions le caractère désastreux de la situation mondiale, que nous reconnaissions que l’idée que la civilisation industrielle est invulnérable est fausse, et que nous commencions à imaginer un avenir au-delà de l’empire et au-delà des nations états coloniaux qui nous ont maintenus assujettis. »

Arjun Appadurai décrit l’imagination comme « un champ organisé de pratiques sociales, une forme de travail — et une forme de négociation entre des lieux d’agentivité (individus) et des champs globalement définis de possibilité ». En d’autres termes, l’imagination est une fusion de perceptions individualisées et socialisées de ce qui est possible. C’est cet élément collectif qui rend le fait d’imaginer différent du fantasme. Appadurai fait la distinction :

« L’idée de fantasme porte avec elle la connotation inéluctable d’une pensée divorcée des projets et des actions, et elle a aussi une résonance privée, et même individualiste. L’imagination, quant à elle, porte avec elle l’impression d’une projection… particulièrement quand elle est collective, [elle] peut devenir le carburant d’une action. C’est l’imagination, dans ses formes collectives, qui crée les idées de voisinage et de nation, d’économies morales et de lois injustes, de salaires plus élevés et de perspectives de travail à l’étranger. L’imagination est aujourd’hui une base de lancement pour l’action, et pas seulement pour l’évasion. »

Cette distinction place l’imagination au-delà de l’abstrait, dans la sphère de la possibilité et de l’action (radicale). Il est aussi important de remarquer qu’imaginer au-delà de l’empire n’est pas un retour à un passé pré-invasion ou, dans le cas de la Palestine, un retour à avant 1948. C’est plutôt un processus au cours duquel ont explorées des manières de démanteler le colonialisme et son oppression, ainsi que des manières de reconstruire après le démantèlement. C’est un travail décolonial, qui doit accompagner le travail anti-colonial qui défie et affronte le régime colonial.

Des visions suppressives de l’avenir

Toutes les articulations de l’avenir ne peuvent pas être décrites comme de l’imagination radicale ou décoloniale. Les futurs palestiniens ont été longtemps discutés soit sans la contribution des Palestiniens soit dans des cadres limités et étrangers, dont beaucoup sont liés de manière inhérente à
celui de l’état-nation. Aujourd’hui, beaucoup d’idées politiques et d’imaginations traditionnelles de l’avenir font du confinement des Palestiniens autochtones et de la sécurité de l’état colonial leur principale préoccupation.

De fait, mettre en scène Israël/Palestine comme deux groupes nationaux en guerre plutôt que comme un projet d’occupation coloniale a contribué à privilégier l’idée que « deux états dans les frontières de 1967 » était le futur le plus approprié et le plus faisable pour les Israéliens et les Palestiniens.
L’hégémonie de l’idée à deux états a été cimentée quand le gouvernement palestinien l’a implicitement approuvée dans le Plan en dix points de l’OLP en 1974, devenant officiellement son champion au début des années 1990 avec les Accords d’Oslo qui établissaient un calendrier présumé pour la réalisation d’un état palestinien.

Oslo a déplacé concrètement le discours et la politique de l’OLP, de la libération et de l’anticolonialisme à la construction d’un état en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Ce déplacement a aussi transformé la société civile palestinienne, qui est devenue largement dépendante du mécénat
extérieur. Un tel changement tant dans la représentation politique que dans la société civile a eu l’effet de lier le processus imaginatif collectif palestinien à un agenda politique spécifique. Salamanca et ses co-auteurs posent d’importantes questions rhétoriques par rapport à ce déplacement :

« Quand le combat persistant pour la terre et pour le retour est-il devenu une situation ‘post-conflit’ ? Quand Israël est-il devenu une société ‘post-sioniste’ ? Quand les Palestiniens autochtones de la Galilée (par exemple) sont-ils devenus une ‘minorité ethnique’ ? Et quand l’établissement de l’Autorité palestinienne et la fortification de réserves palestiniennes qui en a résulté sont-ils devenus ‘la construction d’un état’ ? »

La mise en scène politique de la lutte anti-coloniale a été inversée, une focalisation sur la libération collective se transformant en une focalisation sur le succès individuel et en particulier sur les plus values. De plus, la limitation de la Palestine et des Palestiniens à la Cisjordanie et à la Bande de Gaza continue de marginaliser les réfugiés, ceux de la diaspora et les citoyens palestiniens d’Israël, les reléguant effectivement à n’être que des questions de peu ou de pas d’importance. Les imaginations de l’avenir dans ce cadre ne font pas qu’exclure la majorité du peuple palestinien ; elles sont aussi subordonnées aux termes de l’entité coloniale et de son éternité imaginée. Cette façade de permanence, commune à tous les projets coloniaux ou d’occupation, installe le futur à l’intérieur des frontières coloniales.

Un des principaux arguments pour soutenir cet avenir est celui de la faisabilité. Ceux qui sont en position de pouvoir déterminent la faisabilité à travers ce qu’ils voient comme possible, rationnel et pratique. Par exemple, on a dit constamment aux Palestiniens que la solution à deux états est le seul aboutissement possible et qu’ils doivent par conséquent accepter des concessions sur certains droits, dont le droit au retour. De fait, la violence épistémique à l’université, dans les médias et dans la sphère politique, violence par laquelle les Palestiniens sont contraints d’accepter certaines « vérités » qui nient la légitimité de leurs propres voix et de leurs propres droits, est très répandue.

Richard Falk, écrivant à propos de l’avenir palestinien, s’oppose à l’argument de faisabilité dans le cas de la solution à deux états, en maintenant qu’il a les caractéristiques d’un cul-de-sac :

« …des horizons de faisabilité limitent les options palestiniennes à deux : soit accepter un autre tour de négociations qui a toutes le chances d’échouer, soit refuser de telles négociations et être tenus pour responsables de bloquer les tentatives pour atteindre la paix. »

Falk argumente en faveur d’une libération de l’imagination morale et politique, reconnaissant les « nécessités d’une paix juste avec dignité et, ce faisant, visant plus haut les horizons du désir ». Cependant, se défaire des bornes de la faisabilité n’est pas facile, particulièrement quand elles ont été
pendant longtemps inscrites dans le lexique et l’existence quotidienne des Palestiniens.

L’imagination radicale palestinienne

Pourtant, des individus et de petits groupes de Palestiniens de tous les fragments de la société palestinienne ont essayé d’imaginer un avenir, de multiples manières radicales. Il n’est pas surprenant que beaucoup de ces imaginations soient centrées autour du droit au retour des réfugiés palestiniens, que leurs porteurs soient eux-mêmes ou non des réfugiés.

Un des chercheurs palestiniens important de ce point de vue est Salman Abu Sitta, dont le travail cartographique démontre la faisabilité du retour grâce à une approche empirique, spatiale et démographique. En évaluant la terre et les personnes, Abu Sitta démontre qu’il y a assez de terre pour
tous les réfugiés qui reviendraient, ainsi que pour les citoyens israéliens. Il organise le retour par un processus échelonné en sept phases, fondé sur la distribution régionale et un plan de construction de logements. Abu Sitta prend la notion de retour, qui a été utilisé avant tout de manière discursive par les Palestiniens et crée un plan d’action tangible. Bien que beaucoup soient en désaccord avec son processus, il montre qu’il y a des manières de pouvoir l’actualiser.

Un autre projet orienté sur l’espace qui regarde vers l’avenir est Decolonizing Architecture Art Residency (DAAR) [Résidence d’artistes pour décoloniser l’architecture], basé à Beit Sahour, Bethléem. Decolonizing Architecture est une collaboration entre « locaux et internationaux, et entre
artistes et architectes
» et considère la décolonisation en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza dans une perspective architecturale, en imaginant le démantèlement des colonies et le retour au pays des Palestiniens.

Les chercheurs du projet se concentrent aussi sur le retour des réfugiés et argumentent que « retour et décolonisation sont des concepts enchevêtrés — nous ne pouvons pas penser le retour sans décolonisation, exactement comme nous ne pouvons pas penser la décolonisation sans le retour ». Leur travail vise à entrecroiser l’architecture à l’imagination culturelle collective de l’avenir. Bien que le travail de Decolonizing Architecture se limite aux frontières de 1967 — plus spécifiquement à la Cisjordanie et à la Bande de Gaza — pour des raisons de focalisation, il n’est pas idéologiquement réduit aux limitations géographiques des « Territoires palestiniens occupés » ; au contraire, il comprend la Palestine dans son intégralité historique.

Des groupes variés de jeunes Palestiniens issus des déplacés à l’intérieur (les muhajjareen) dans les Territoires palestiniens de 1948 prennent aussi part aux imaginations radicales de leurs villages détruits. Les déplacés à l’intérieur forment un tiers des citoyens palestiniens d’Israël, et beaucoup
d’entre eux vivent à proximité des villages dont leurs grands-parents et parents ont été déplacés en L’état israélien les empêche de retourner sur leurs terres ancestrales par différents mécanismes légaux, dont des décrets militaires.

Quelques groupes, par exemple, maintiennent une présence physique sur le site de leurs villages détruits en érigeant des abris et des tentes, comme à Iqrith et à Kufr Bir’am. Les autorités israéliennes perturbent constamment cette présence et la qualifient d’ « illégale » de peur que les militants n’établissent un précédent pour d’autres Palestiniens déplacés à l’intérieur. D’autres militants déplacés à l’intérieur ont reconstruit leurs villages dans des modèles et des simulations digitales, prenant en compte non seulement leur retour mais aussi ceux de leurs familles qui ont fui dans des pays voisins en 1948, s’appuyant sur la notion, due à Abu Sitta, de construction d’un plan d’action pour le retour.

Ce ne sont que quelques exemples qui incarnent les imaginations radicales de l’avenir. Ils ne font pas qu’offrir un contre-narratif ; rassemblés, ils peuvent offrir un plan pour la libération. Pourtant, beaucoup de ces projets sont déconnectés et non permanents. Une des raisons pour cela est sans aucun doute la fragmentation géographique, sociale et politique du peuple palestinien qui entrave de même leur capacité à se rallier autour d’un consensus politique sur la libération. Le combat est donc non seulement d’imaginer, mais aussi de le faire collectivement.

Dans son dernier article pour The Guardian, l’éditorialiste Gary Younge a écrit: « Imaginez un monde dans lequel vous pouvez vous épanouir, pour lequel il n’y a pas de données. Et ensuite luttez pour lui ». Aujourd’hui, où les visions de l’avenir continuent à être écrites pour les Palestiniens et à leur place —la dernière manifestation étant celle du gouvernement de Trump – il est vital de combattre pour un avenir construit à partir des imaginations collectives des Palestiniens.

Notes:

  1. Arundhati Roy, War Talk (Cambridge, MA: South End Press, 2003), 127. N. Trad. : Dans l’original en anglais, le mot « monde » (world) est de genre neutre, mais l’auteur lui a donné ensuite un pronom féminin.
  2. Il est important de remarquer que les Accords d’Oslo ne sont pas arrivés dans un vide ; au contraire, l’écroulement du bloc soviétique et l’isolation croissante de l’OLP par rapport aux régimes arabes, ainsi que son exode du Liban vers Tunis, ont contribué à dresser la scène pour ce déplacement considérable dans le discours et la stratégie.

Yara Hawari
Yara Hawari est chargée principale de recherches sur la politique de Palestine (Senior Palestine Policy Fellow) à Al-Shabaka: The Palestinian Policy Network. Elle a obtenu son doctorat en politique du Moyen-Orient à l’université d’Exeter, où elle enseigne divers cours en licence et est toujours
chercheuse honoraire. En plus de son travail universitaire qui est focalisé sur les études autochtones et l’histoire orale, elle est aussi fréquemment commentatrice politique pour différents médias, dont The Guardian, Foreign Policy et Al Jazeera English.

Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine

Source : Al-Shabaka.org

Retour haut de page