En quoi l’annexion va-t-elle changer le paysage juridique de la Cisjordanie?

Un garçon dirige son regard vers la colonie de Carmel près de Hebron, qui pourrait être formellement intégrée à Israël selon les projets d’annexion. Oren Ziv / ActiveStills

Par Jonathan Kuttab, le 7 août 2020

Le projet d’annexion de la Cisjordanie par Israël est en suspens, du moins pour l’instant. Si elle a lieu et à selon le moment, l’annexion prendra très probablement la forme d’une loi étendant la souveraineté israélienne à certaines zones du territoire occupé.

En réalité, la loi et l’administration israéliennes ont été appliquées dans toute la Cisjordanie occupée à des degrés divers dans le cadre d’un processus d’annexion progressive depuis 1967.

Pour comprendre le fonctionnement de ce processus, il est nécessaire de connaître les mécanismes juridiques utilisés pour sa mise en œuvre jusqu’à présent, ce qui permettra également de mieux comprendre ce qui risque de se produire à la suite de l’annexion.

La Cisjordanie était régie par le droit jordanien jusqu’à la guerre de 1967. Au fil des ans, ces lois ont été modifiées par des centaines d’ordonnances militaires. Ces ordonnances incorporaient tout, du système israélien de taxe sur la valeur ajoutée au code de la route, en passant par la réglementation douanière.

Les ordonnances militaires ont modifié les lois existantes dans tous les domaines de la vie palestinienne, en les liant, sur un mode subordonné, à l’économie et au système de gouvernance israéliens, mais sans les assortir d’avantages. Les Palestiniens ne bénéficiaient donc pas du droit civil et l’administration générale était entre les mains de l’armée israélienne et du système judiciaire militaire.

Les manipulations israéliennes du régime juridique jordanien – qui lui-même était fondé sur le droit ottoman et le droit du Mandat britannique – ont également facilité la prise de possession des terres palestiniennes par les colons juifs. Un système parallèle de gouvernance administrative pour les colonies exclusivement juives, leur accordant tous les avantages de l’administration israélienne civile plutôt que militaire sur une base préférentielle, a également été établi.

Les colons ont été organisés en « conseils régionaux » qui ont été autorisés à former leurs propres unités de sécurité, séparées de l’armée, et ont reçu un accès direct aux budgets et services ministériels d’Israël.

Séparation des lois, séparation des personnes

Tous les efforts ont été faits pour que ces zones restent des unités administratives israéliennes pleinement opérationnelles, même si, techniquement, elles se trouvaient physiquement et légalement en dehors de l’État d’Israël. Par exemple, alors que toute la Cisjordanie était déclarée zone militaire fermée et qu’Israël contrôlait tous les points d’entrée, les détenteurs de visas ou de permis de résidence en Israël pouvaient librement se rendre dans les colonies et, s’ils étaient juifs, pouvaient également y résider.

En outre, les colons ont pu créer des zones industrielles non soumises aux réglementations environnementales israéliennes, et employer des travailleurs palestiniens en les assujettissant à des lois du travail peu respectées et moins avantageuses. En limitant la résidence dans ces colonies aux seuls juifs (qu’ils soient citoyens israéliens ou non), ils étendre à eux-mêmes ainsi qu’à leurs localités, tous les avantages de la citoyenneté israélienne.

Les accords d’Oslo ont créé une Autorité Palestinienne et lui ont accordé certains pouvoirs spécifiques dans des territoires constitués de villes palestiniennes fortement peuplées, appelées zone A. Les territoires villageois, appelés Zone B, étaient censés être dirigées conjointement par l’A.P. et par les forces militaires israéliennes.

Les 60 % restants de la Cisjordanie ont été désignés zone C et couvrent toutes les colonies israéliennes, une grande partie des terres de la vallée du Jourdain et un nombre relativement faible de Palestiniens. La zone C a continué à être dirigée directement par l’armée israélienne et son administration civile.

Alors que l’Autorité Palestinienne exerce une certaine autorité dans les zones A et B, les conseils régionaux ont effectivement accédé au rang de gouvernement local pour les zones où vivaient les colons. Les colons ont souvent considéré que toute la zone C leur appartenait, et l’armée et l’administration civile ont coopéré en refusant de délivrer des permis de construire aux Palestiniens, d’autoriser des projets économiques palestiniens, ou même la plantation d’arbres dans les villages palestiniens de la zone C.

La zone C, le territoire qui doit être annexé, comprend tous les territoires où se trouvent des colonies. Elle contient un maximum de terres – parmi les plus fertiles de Cisjordanie, notamment dans la vallée du Jourdain – et un minimum de Palestiniens ; elle est effectivement traitée comme faisant partie d’Israël depuis de nombreuses années.

Conséquences pratiques

À en juger par l’expérience passée, nous pouvons donc donner une estimation éclairée de la forme et de l’impact de l’annexion proposée dans les zones où la souveraineté israélienne sera probablement appliquée.

Les colons juifs seront traités exactement comme s’ils vivaient en Israël de jure. Ceux qui détiennent un passeport israélien le conserveront et seront traités comme s’ils vivaient en Israël.

Les mécanismes élaborés d’ajustement des lois et des ordres militaires pour permettre aux colons juifs de vivre pleinement et légalement comme s’ils étaient en Israël seront abandonnés. Ils seront désormais traités de jure et non plus seulement de facto comme des Israéliens. L’annexion aura peu d’impact direct sur leurs droits, privilèges et responsabilités, si ce n’est la rationalisation de la législation concernant les zones annexées.

Le statut des Palestiniens vivant actuellement dans les zones à annexer (au total, jusqu’à 300 000 Palestiniens vivent dans la zone C) n’est pas clair. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a indiqué qu’ils ne se verront pas accorder la citoyenneté israélienne, mais qu’ils seront des « sujets » de l’Autorité Palestinienne. Une possibilité est qu’ils se voient accorder le même statut que les Palestiniens de Jérusalem-Est : résidents mais non citoyens d’Israël.

Il est toutefois possible que, lorsqu’il légiférera en vue de l’annexion, Israël impose un nouveau type de statut aux Palestiniens vivant dans les zones concernées. Peut-être autorisera-t-il l’octroi de permis spéciaux leur permettant d’entrer et de travailler dans les zones nouvellement annexées, tout en continuant à être des résidents de Cisjordanie, sous l’autorité de l’A.P. de Ramallah. Il est également possible qu’ils subissent des pressions immédiates ou au cours du temps, pour quitter les territoires nouvellement annexés.

L’accès aux zones « annexées » sera soumis aux mêmes restrictions que celles qui s’appliquent à Israël-même. Les colonies de Cisjordanie, en dehors de Jérusalem Est, ont effectivement fonctionné comme « communautés fermées » dans lesquelles les Palestiniens ne peuvent entrer sans permis. Désormais, toutes les terres annexées seront soumises aux mêmes exigences générales de permis d’entrée en Israël.

Expropriations

Il est également possible que des terres palestiniennes soient expropriées en masse, en vertu de la loi sur la propriété des absents, puisque les terres se trouveront désormais en Israël alors que leurs propriétaires seront techniquement des « absents ». Cette loi israélienne a été promulguée en 1950 pour faciliter l’appropriation des biens et des terres des Palestiniens qui ont fui ou ont été contraints de quitter le pays en 1948.

Cet étrange aboutissement a été évoqué dans le plan « Paix pour la prospérité » de l’administration Trump. Ce plan prévoit des accords en vertu desquels « les entreprises agricoles existantes, détenues ou contrôlées par des Palestiniens, se poursuivront sans interruption ni discrimination, conformément aux licences ou baux appropriés accordés par l’État d’Israël ».

Enfin, le statut des conseils régionaux sera probablement revalorisé vers celui de municipalités israéliennes à part entière, doté de licences et de pouvoirs de zonage et d’administration clairs, et un accès formel aux financements et aux services des ministères israéliens en tant que « villes de développement » – des zones que l’État désigne pour des investissements et une fiscalité préférentiels.

La police, la santé, les services gouvernementaux, les banques, les services publics, les services postaux et autres services similaires existent déjà dans ces colonies sous une autorité douteuse, puisque les colonies sont « hors » Israël. Il est probable que leur fonctionnement après l’annexion ne sera plus contestable, aux yeux de la loi israélienne.

Les terres appartenant aux Palestiniens et toute « enclave » de la population palestinienne risquent de se retrouver sans services, à l’instar des villages non reconnus dans le désert du Naqab et ailleurs en Israël.

La clarification de l’attribution des droits et privilèges selon qu’une personne est juive ou palestinienne, conformément à la loi fondamentale israélienne, définira formellement et juridiquement le paysage.

Tout cela aura certainement des conséquences négatives pour les Palestiniens dans les zones qui seront probablement annexées. Il est également presque certain que cela sapera toute perspective qui demeure d’une solution à deux États et mettra peut-être en danger l’existence de l’Autorité palestinienne.

Mais cette clarification rend également impossible de nier la nature d’apartheid de l’occupation. C’est aussi la raison pour laquelle tant de sionistes, et pas seulement les libéraux, s’opposent à une annexion formelle.

Jonathan Kuttab est un avocat palestinien et un militant des droits humains.

Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine

Source : The Electronic Intifada

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