“Une esthétique du défi”: Une marque de mode palestinienne fracasse les stéréotypes

Par Samar Hazboun, le 17 novembre 2020

Recourant à l’art et à la mode pour faire entendre les voix diverses de la société palestinienne, les vêtements de tRASHY illustrent les défis relevés par les Palestiniens qui veulent manifester librement leurs identités face au monde.

Le mot “mode” évoque couramment des images de tissu sur des tables de coupe, de bobines de fil, d’aiguilles, et, bien sûr, de mannequins sur le podium. Mais, dans un monde où l’accessibilité et les déplacements sont déterminés par une armée d’occupation, le dessin de mode prend une forme nouvelle.

Un nouveau collectif de mode palestinien appelé tRASHY cherche à défier ces contraintes tout en transformant les attitudes culturelles, à l’intérieur de la société palestinienne et aussi dans la façon  dont l’Occident aborde les communautés de langue arabe. Ses membres, des Palestinien·ne·s de 20 ans et quelque, éparpillés dans tout le Moyen-Orient, veulent changer le scénario— même dans leur manière d’épeler le nom de la marque.

Depuis sa fondation il y a trois ans, le collectif tRASHY est devenu davantage qu’une marque de mode ; c’est un microcosme des nombreux obstacles affrontés par la jeunesse palestinienne en Palestine et dans le monde entier, et une plateforme pour celles et ceux qui, de génération en génération, ont été défavorisés sur les plans politique, économique, et social.

À l’été 2017, Shukri Lawrence, cinéaste et membre fondateur, commence à dessiner des tee-shirts qui mêlent des caractères arabes à des logos internationaux, “pour montrer aux Occidentaux quelque chose qu’ils ont l’habitude de voir, mais pas en provenance de Palestine”, dit-il. Quelques mois après, il est rejoint par Omar Braika, Reem Kawasmi et Luai Al-Shuaibi, et le groupe élargit sa gamme de produits pour y inclure, entre autres, des robes et des bijoux.

J’avais prévu de rencontrer Lawrence à Jérusalem-Est, où il vit, et de m’entretenir avec lui en face-à-face. Mais il était à Amman, où il préparait un défilé de mode, quand l’épidémie de coronavirus a éclaté en mars, et depuis, il n’a pas pu rentrer chez lui.

Nous nous sommes donc parlés sur Zoom — ce qui faisait déjà partie des habitudes de Lawrence avant l’explosion de la pandémie. Les plateformes de discussion en ligne sont devenues le “bureau” de l’équipe, m’a-t-il expliqué, car pour eux c’est le seul moyen de se réunir. Comme de nombreux Palestiniens, les membres de l’équipe vivent dans des lieux distincts et sont porteurs de documents d’identité divers qui déterminent les destinations auxquelles ils peuvent se rendre. Kawasmi et Al- Shuaibi résident aussi à Jérusalem-Est, mais Braika est basé à Amman. C’est sur l’internet qu’ils échappent aux obstacles imposés par les Israéliens : barrière de séparation, checkpoints, contrôles de sécurité arbitraires. 

En une période de confinement et de restrictions générales des voyages, cela a également permis à une femme comme moi, une photographe de Bethléem, de faire un reportage sur leur histoire. Essayer de faire des photos en utilisant un médium virtuel, c’était pour moi un nouveau défi — un bon récit visuel demande souvent d’établir un climat de confiance et de créer un sentiment d’intimité. Mais cela m’a aussi permis de mieux comprendre les obstacles rencontrés de façon constante par l’équipe. Dessiner des vêtements, c’est une tâche physique qui implique de toucher, de draper et de couper du tissu ; seuls des artistes déterminés et imaginatifs peuvent accomplir un tel travail en étant réduits à une communication numérique.

Shukri Lawrence et Omar Braika, membres de tRASHY vivant à Amman, posent pour une photo projetée sur leurs collègues Reem Kawasmi et Luai Al-Shuaibi, à Bethléem le 21 août 2020. (Samar Hazboun)

Outre les restrictions des déplacements, l’équipe subit des difficultés liées au processus de production, explique Lawrence. Tous les tissus ne sont pas facilement à disposition en Palestine, et les tailleurs avec lesquels ils travaillent sont principalement basés en Cisjordanie occupée. Pour arriver jusqu’à eux, les stylistes sont forcés de franchir des checkpoints.

L’esthétique visuelle de tRASHY est fortement inspirée d’images qui ont fait leur apparition en Palestine, et parfois de façon plus large dans la grande région arabophone, lors de l’arrivée de l’internet dans les années 1990. Cette imagerie kitsch se rencontre souvent sur le terrain dans des environnements populaires, “sha’bi”, ou alors en ligne. Le collectif tRASHY les intègre à ses vêtements avec une tonalité satirique, ce qui est une façon de détruire les stéréotypes, explique Lawrence.

“Ce que nous appelons kitsch, ou vulgaire, ou sha’bi, est généralement une manière de se référer aux pauvres ou aux classes laborieuses”, explique le styliste palestinien Omar Joseph Nasser, qui a pour spécialité les textiles ruraux traditionnels de Palestine. Certaines marques fétichisent la pauvreté en la faisant passer pour une anti-mode, ajoute-t-il. “Je ne crois pas que ce soit le but de tRASHY.”

Shukri Lawrence et Omar Braika, membres de tRASHY vivant à Amman, posent pour une photo qui est projetée sur leurs collègues Reem Kawasmi et Luai Al-Shuaibi, à Bethléem le 21 août 2020. (Samar Hazboun)

“L’anti-mode est l’inflexion de la mode ; elle rejette consciemment les idéaux de beauté et de luxe définis par la mode et elle adopte des tenues qui feraient terriblement honte à la mode : les vêtements des pauvres et des dépossédés”, poursuit Nasser. “L’esthétique du défi pratiquée par tRASHY’s est résolument palestinienne, y compris sur un mode traditionnel ; elle ne se soucie pas de ce que tout un chacun considère comme beau. Nous savons que nous sommes belles et beaux.”

Selon Lawrence, “tRASHY est une expérience vécue. Chaque collection, chaque défilé a un message”. La marque veut aborder des sujets comme les droits des femmes, les droits des minorités, le genre. Récemment, tRASHY a pris l’initiative de verser les gains de son travail à Rainbow Street, une organisation LGBTQ basée en Jordanie, pour aider les Arabes queer du Moyen-Orient pendant la pandémie du COVID-19.

“Assurer une représentation à tous ces groupes a une grande importance pour nous, non seulement en tant que Palestiniens mais parce que nous sommes du Moyen-Orient”, note Al-Shuaibi, étudiant en troisième année de droit international et de criminologie à l’université hébraïque de Jérusalem, où il est également assistant d’enseignement. “Nous voulons mettre en cause les stéréotypes qui nous accusent d’être motivés par des idéologies radicales, et montrer qui nous sommes et à quel point nous sommes divers.”

Braika est d’accord : le message de tRASHY’s est “ce qu’il y a de plus important”, dit-il. “La mode est comme toutes les autres formes d’art. Il lui est nécessaire de contester votre perception des choses.”

Ce parcours a encouragé les membres de l’équipe à accepter leurs identités et leurs perspectives sociopolitiques individuelles, explique Kawasmi. C’est précisément cette aspiration à l’expression de soi, ainsi que l’accent mis sur les questions de justice sociale, qui a uni le groupe.

La styliste palestinienne Reem Kawasmi pose pour un portrait le 21 août 2020 dans la ville de Bethléem. (Samar Hazboun)

Quand il s’agit de la Palestine, même l’art et la mode deviennent politiques. Comme la municipalité de Jérusalem efface constamment l’identité visuelle de la ville — au moyen d’actions telles que la judaïsation des noms de rue, les démolitions de maisons, la construction de bâtiments capitalistes modernes (par exemple le centre commercial Mamilla Mall) qui prennent la place de sites historiques, et un programme scolaire qui ignore la narration palestinienne— de nombreuses organisations artistiques palestiniennes de la ville sont obligées de soutenir prioritairement les artistes qui travaillent sur la résistance à cet effacement.

En résultat, cependant, il subsiste peu d’espaces pour l’expression artistique cherchant à aller au-delà de ce thème. “Souvent, l’art palestinien isole notre relation avec le sionisme/le colonialisme occidental et se fixe sur cet aspect, en ignorant la multitude d’injustices et d’oppressions intersectionnelles que nous affrontons dans notre propre société et dans le monde tout entier”, explique Nassar, l’expert de la mode. “La plus grande part de l’expression créative palestinienne est sans risque, romantique, dépourvue d’autocritique, et reste encore fidèle à la narration réductrice du ‘eux’ et ‘nous.’ Si nous prenons réellement au sérieux notre rejet du colonialisme, de l’occupation et de l’injustice, nous devons aller au-delà de cette dichotomie. L’occupation ne peut pas et ne doit pas devenir une commodité : un sujet sans risque, une source infinie d’inspiration.”

Rares sont les institutions prêtes à soutenir la vision et le travail de tRASHY, si bien que l’équipe a dû “faire en sorte [elle-même] que les choses se passent”, dit Kawasmi. Là encore, le collectif s’est tourné vers l’internet pour rassembler des soutiens et faire connaître ses créations.

Pour autant, Kawasmi n’est pas optimiste, et ne croit pas que des changements importants surviendront de son vivant. Mais il lui reste un espoir : chaque fois qu’un point est cousu, chaque fois qu’un dessin est réalisé, une nouvelle possibilité est peut-être créée.

Correction 19 nov. 2020 : L’article a été mis à jour pour décrire Omar Braika, Reem Kawasmi et Luai Al-Shuaibi comme des membres et non des fondateurs de tRASHY.

Samar Hazboun a un master de photojournalisme de l’université de Westminster, un BA de relations internationales et un diplôme de thérapie photo et vidéo. En 2019, elle a été mentor au sein du programme pédagogique Canon en Italie. En 2018, elle a été sélectionnée pour la JS Masterclass du concours World Press Photo. Pendant 4 ans, elle a été chargée au sein d’AFP du service Photo du Moyen-Orient, avant d’entamer une carrière indépendante, travaillant pour des organisations comme ONU Femmes, l’UNFPA, ou Alianza Por Solidaridad, tout en enseignant au niveau BA dans le cadre de l’université Dar al-Kalima. Son travail est apparu dans le New York Times, Al-Jazeera, The Intercept et El País, entre autres. Samar a remporté un prix dans la catégorie Autoportrait de la 11e édition des Pollux. Elle s’est vu attribuer des bourses de la fondation Magnum, de l’AFAC et du Fonds Prince Claus. Elle a reçu le prix Khalil Al-Sakakini pour son projet Hush – Violence basée sur le genre en Palestine.

Source : +972mag

Traduction SM pour l’Agence Média Palestine

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