Par Vera Sajrawi, le 1er juin 2022
Après le meurtre de Shireen Abu Akleh, trois journalistes partagent la façon dont les forces israéliennes les ont délibérément ciblés, ont tiré et les ont blessés pendant leur service.
La première fois que j’ai fait l’expérience de la violence des forces israéliennes en tant que journaliste, c’était en 2014, peu après mon retour des États-Unis où j’avais passé quelques années à étudier et à travailler dans les médias. Un documentariste m’avait demandé de l’aider à couvrir la manifestation annuelle du jour de la Nakba à Bethléem. À ce moment-là, j’avais déjà travaillé en Cisjordanie occupée mais jamais à Bethléem où les forces israéliennes sont connues pour leur usage excessif de la force à faible distance.
J’ai des bribes de ce jour-là dont non seulement je me souviens mais que j’ai la sensation de revivre même au niveau physique, quels que soient la thérapie et les soins que je fasse. Je me souviens du moment où les soldats israéliens ont chargé les journalistes. Nous étions tous regroupés dans un coin à côté des soldats et des manifestants, et nous avions revêtus des ensembles de protection complets.
Nos casques et nos gilets étaient clairement marqués « presse ». De ce fait et parce que nous avions des caméras et des micros, il n’y avait pas moyen de se tromper sur notre qualité de journalistes. Et il n’y avait aucun manifestant près de nous.
Pourtant, soudain les soldats nous ont chargés, nous poussant et nous criant de partir de là. Avant que nous puissions même avoir une chance de bouger, ils ont lancé des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes. Le bruit était assourdissant et l’air brûlait.
Alors que je me débattais pour mettre mon masque à gaz, un des soldats est venu directement vers moi et m’a hurlé dessus. Il m’a ensuite prise en sandwich entre son fusil et un mur proche tout en braillant à mon oreille pour que je parte. Par chance, le cinéaste américain avec lequel j’étais est intervenu et a dit au soldat que nous partions. J’avais toujours les yeux fermés et je me rappelle avoir pensé ce que je faisais quand j’étais enfant – que si je ne fixais pas les monstres des yeux (qui alors étaient imaginaires et cachés sous mon lit), ils ne pouvaient pas me tuer.
Dès que j’eus mis le masque à gaz, je vis les soldats pousser un autre journaliste. Il ne cria ni ne pleura comme moi ; il continua à tenir sa caméra et à la brandir en l’air pour la protéger. À la fin, ils l’ont arrêté. C’était la première fois que je voyais l’armée arrêter un journaliste sous mes yeux. Je voulais le sauver, aller crier devant les soldats de le laisser tranquille, mais j’étais trop terrifiée pour dire quoi que ce soit.
Les forces israéliennes attaquent régulièrement, arrêtent et parfois tuent des journalistes palestiniens, simplement parce qu’ils font leur travail. Selon le Syndicat des Journalistes Palestiniens, pas moins de 55 journalistes palestiniens ont été tués par les forces israéliennes depuis 2000. Depuis le début de 2022, le Centre Palestinien pour le Développement et les Libertés dans les Médias (MADA) a recensé 215 attaques contre des journalistes palestiniens. Parallèlement, selon la Société des Prisonniers Palestiniens, 15 journalistes palestiniens sont actuellement dans des prisons israéliennes, dont un en détention administrative.
Par-dessus le traumatisme physique auquel nous avons souvent à faire face, nous devons aussi endurer constamment le traumatisme émotionnel né de notre travail de témoignage et de documentation de l’oppression de notre peuple et de nos collègues aux mains de la puissance occupante. Le meurtre de Shireen Abu Akleh au début du mois a fait resurgir ce traumatisme collectif pour nous tous.
À la suite du meurtre de Shireen, le Magazine + 972 s’est adressé à trois journalistes de la bande de Gaza et de Cisjordanie pour un éclairage sur leur expérience du travail dans ce domaine sous occupation et assiégés. Voici leurs trois récits.
« J’ai eu la sensation qu’un missile m’avait frappé »
Mo’ath Amarnih est un photojournaliste qui prend des photos depuis l’âge de 10 ans. En novembre 2019, alors qu’il couvrait une manifestation contre une confiscation de terres à Khirbet Safa, à quelques kilomètres au nord de Hebron, Amarnih a reçu une balle au visage; c’était une balle enrobée de caoutchouc qui lui a fait perdre un œil.
« Ce jour-là, la brutalisation était monstrueuse” dit-il à + 972. « Aussitôt que les gens ont commencé à se rassembler, l’armée s’est mise à tirer des dizaines de grenades lacrymogènes. Puis il y a eu une période de calme, mais mes tripes m’ont dit que quelque chose de pire allait se produire ».
Amarnih s’était positionné derrière un tas d’ordures qui cachait le bas de son corps et il filmait de là ; il portait un gilet de presse et un casque. « Je pensais que cela me protègerait de leurs balles » dit-il. Mais cela n’a pas suffi.
“Lorsque vous êtes touché par une balle, vous n’entendez pas le bruit qu’elle fait » dit Amarnih. « J’ai eu la sensation qu’un missile m’avait touché et que ma tête était soufflée. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’ai été inconscient et pendant quelques secondes j’ai eu un flash de toute ma vie devant les yeux. Je ne savais pas si j’étais vivant ou mort ».
Selon Amarnih, l’armée n’a prodigué aucun soin après lui avoir tiré dessus. Au contraire, des soldats sont venus prendre des photos de lui alors que d’autres journalistes l’aidaient sur place. Plus tard, lorsque son avocat a demandé à la police les résultats de leur enquête sur l’incident, ils lui ont dit que l’armée avait conclu que la balle ne venait pas d’eux.
« Jusqu’à ce jour, je ne peux toujours pas croire que j’ai survécu » poursuit-il. « Je vis toujours avec la balle dans la tête. Ils m’ont tiré dans l’œil – la partie la plus importante de mon corps pour mon travail ».
Pendant plusieurs années après l’accident, Amarnih a été physiquement incapable de se remettre à prendre des photos. « Quand je centrais mon œil valide sur l’objectif de l’appareil photo, je tombais dans des trous au sol » dit-il. Il a aussi subi un blocage émotionnel : « Chaque fois que je regardais dans l’objectif, un flashback me ramenait au moment où j’ai été touché ».
Amarnih dit qu’il a reçu de sa famille et de ses collègues le soutien émotionnel dont il avait besoin après l’accident ; ses collègues étaient aussi traumatisés par ce dont ils avaient été témoins. Mais le traumatisme refait encore surface, comme ce fut le cas lors du récent meurtre de Shireen Abu Akleh. « Je me suis vu moi-même dans son assassinat » dit Amarnih. « Je n’ai pas compris que c’étaient ses funérailles – j’avais la sensation que c’était moi qui étais porté dans son cercueil. Je pensais qu’on m’enterrait ».
À la réflexion, Amarnih voit cet accident comme faisant partie d’un ensemble. « Quand il n’y a pas de clash, l’armée attaque les journalistes » dit-il. « Ils deviennent fous comme s’ils avaient vu le diable. Parfois nous préférons ne pas porter de gilets de presse, parce que nous ne voulons pas qu’ils nous identifient et nous visent. Ils nous éliminent parce que nos photos prouvent au monde qu’ils sont une armée criminelle. Nous voulons que le monde entier sache combien nous souffrons pour lui montrer la totalité de l’image. Nous avons besoin d’une protection internationale. Nous voulons que le monde tienne Israël pour responsable de ses attaques contre nous ».
“Je les ai entendu rire et dire ‘je l’ai eu’”
Mohammad al-Azza est né dans le camp, de réfugiés d’Aïda près de Bethléem, où il vit aujourd’hui. En 2013, il travaillait comme directeur de la communication d’un centre de jeunes dans le camp, où il documentait la vie dans le camp par des photos et des vidéos lorsqu’il a entendu des coups de feu à l’extérieur. Il s’est immédiatement saisi de son appareil photo.
“J’ai vu un groupe de soldats venant de leur base, qui se tenaient à 150m de l’entrée d’Aïda » dit-il à + 972. « Je suis sorti sur le balcon du deuxième étage et j’ai commencé à prendre des photos. J’étais seul ».
Tandis que les soldats continuaient à approcher de l’entrée du camp, ils ont tiré des gaz lacrymogènes, des bombes sonores et des balles enrobées de caoutchouc sur un groupe de jeunes Palestiniens qui essayaient de résister à leur entrée. Puis, al-Azza a vu le commandant de l’unité militaire pointer son arme vers lui tout en parlant au téléphone.
« D’habitude, quand l’armée attaque le camp ils me disent de partir, me poursuivent ou lancent des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes vers moi » dit-il. « Ce jour-là, ils ne m’ont pas provoqué. C’était bizarre mais j’ai continué à prendre des photos, en particulier du commandant qui passait son temps à pointer son arme et à tirer en direction des mômes ».
À un certain moment, les soldats ont crié à al-Azza de rentrer chez lui, aussi a-t-il commencé à quitter le balcon. Mais soudain, du coin de l’œil il a vu une flammèche et a immédiatement réalisé qu’elle venait du fusil d’un des soldats. La balle enrobée de caoutchouc a atteint Mohammad au visage, sur la joue droite.
« J’ai crié vraiment fort » dit-il. « J’ai entendu les soldats et le commandant rire et dire ‘Je l’ai eu’. Mon visage était couvert de sang et l’ami qui est venu m’aider a paniqué à cette vue ».
Parce que l’armée avait bloqué le camp, l’ambulance n’a pas pu arriver auprès d’al-Azza. « J’ai marché avec mon ami en saignant fortement. Les soldats nous ont dit de nous arrêter mais nous avons continué à marcher en direction de ma maison et ils ont commencé à tirer des grenades lacrymogènes vers nous ». Le voisin d’al-Azza l’a pris dans sa voiture et l’a emmené à l’hôpital, par une route secondaire évitant les soldats.
« Tous les os du côté droit de mon visage étaient fracturés et mon œil est tombé parce que les os qui l’entouraient ne le tenaient plus » poursuit al-Azza. « J’ai été opéré pendant neuf heures. Ils ont pris de l’os de mes hanches pour le greffer sur mon visage et ils ont aussi utilisé du platine pour remplacer des os faciaux brisés ».
L’armée a accusé al-Azza d’avoir lancé des pierres sur les soldats et les médias israéliens ont répété les allégations de l’armée. Mais al-Azza avait pris des photos du commandant, aussi a-t-il décidé de le poursuivre en justice. « L’armée a commencé à poser des questions sur moi à chaque personne du camp qu’ils arrêtaient, dans une tentative de m’accuser de quelque chose, de contrer ma démarche en justice » dit-il.
Après deux semaines dans deux hôpitaux différents et 10 heures d’opération, al-Azza a pu rentrer chez lui et continuer à consulter des médecins pour des soins de suite. La première nuit après sa sortie d’hôpital, l’armée a quand même attaqué sa maison. Ils ont cassé la porte et tout détruit dans la maison avant de menacer sa maman : « s’il ne se présente pas à nous, nous vous le ramènerons mort ».
Al-Azza n’était pas chez lui cette nuit-là et il n’y est pas retourné pendant plusieurs semaines pour éviter l’armée et poursuivre son traitement médical. « Ils n’ont cessé de faire irruption dans notre maison et de frapper ma famille’ dit-il. « Une fois ils ont arrêté mon père et mon frère et les ont obligés à m’appeler pour me dire de revenir, mais j’ai refusé ».
‘En présence d’un appareil photo, ils paniquent’
Après deux mois épuisants à vivre loin de chez lui, al-Azza a décidé de revenir. L’armée a immédiatement attaqué sa maison. « Ils ont commencé à me frapper » se rappelle-t-il. « Je les ai suppliés de ne pas me frapper au visage, mais ils m’ont délibérément frappé là où j’avais été blessé. Le sang a commencé à couler le long de mon cou et de mon torse.
« Ils m’ont emmené au centre d’interrogatoire d’Etzion ; j’étais en short et ils ont refusé de me laisser me changer, de mettre des chaussures ou de recevoir des soins » poursuit al-Azza. Après quatre jours de détention, l’armée a commencé à l’interroger et a essayé de le forcer à signer des aveux, ce qu’il a refusé de faire.
Finalement, l’armée emmena al-Azza à un hôpital de Jérusalem pour qu’il puisse être examiné par un ophtalmologiste. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour réaliser la vraie raison de l’amener là : ils voulaient l’opinion d’un médecin qui s’opposerait à sa démarche en justice, dans laquelle il déclarait que sa vue avait été affectée par la blessure. « Je n’ai cessé de demander au médecin à quel examen il procédait et il ne me répondait pas » explique al-Azza. « Les forces israéliennes étaient présentes avec nous dans la pièce. Je suis sûr qu’ils s’étaient entendus ».
Après cela, les soldats l’ont ramené au centre de détention d’Ofer où il a passé 10 jours avant d’être relâché sous caution. Il a poursuivi sa démarche en justice contre l’armée.
“Chaque mois pendant trois ans, je me suis rendu à Ofer pour des audiences au tribunal sur mon cas » poursuit-il. « Les autorités israéliennes m’ont interdit d’aller aux États-Unis pour une chirurgie de reconstruction faciale et n’ont cessé d’essayer de me faire abandonner mes poursuites – y compris en fabriquant un tas d’allégations contre moi. Mon affaire est toujours à la Haute Cour. Je ne sais pas où elle en est à ce jour ».
Comme Amarnih, al-Azza voit un plan dans la façon dont les forces israéliennes visent des journalistes palestiniens dans des manifestations. « Les soldats visent toujours des journalistes en premier avec des bombes sonores et du gaz lacrymogène) et nous crient de partir pour pouvoir opérer librement » dit-il. « Lorsqu’un appareil photo est là, ils paniquent. Ils ne veulent pas que le monde voie (ce qu’ils font).
Quand je lui demande pourquoi il continue à aller sur le terrain en dépit du risque d’être blessé ou même tué en tant que journaliste palestinien, il répond qu’il est de son devoir de continuer. « Les Israéliens se soucient de leur image, aussi essaient-ils d’empêcher les Palestiniens de documenter leurs crimes » dit-il. « Ils veulent décider du narratif et paraître puissants et humains, alors qu’en réalité c’est l’exact opposé.
« L’armée a attaqué mon camp de réfugiés chaque jour, a confisqué mes prises de vue et une fois a brisé mon appareil photo » poursuit-il. Mais je n’avais jamais pensé que je pourrais être visé délibérément – peut-être seulement blessé par erreur. Je suis très chanceux de vivre parce qu’en me visant au visage ils avaient l’intention de me tuer. Mais je n’ai pas peur, au contraire je ressens que je n’ai rien à perdre ».
« Ma vie aurait pu cesser en quelques secondes »
Youmna al-Sayed travaille comme correspondante en anglais à Al-Jazeera dans la bande de Gaza assiégée. Elle est originaire d’Égypte, née en Afrique du Sud où elle a passé la plus grande partie de sa vie avant d’épouser un Palestinien de Gaza et de s’installer avec lui dans la bande de Gaza. Ils ont quatre enfants âgés de quatre à onze ans.
Al-Sayed s’était déjà habituée aux tirs de grenades assourdissantes par les soldats israéliens, et souvent à des tirs réels, sur les journalistes couvrant des manifestations à la barrière Israël-Gaza, en particulier pendant la Grande Marche du Retour. Mais les événements de mai 2021 et en particulier les attaques aériennes du territoire par Israël pendant ce mois-là, ont dépassé tout ce qu’elle pouvait imaginer. Pendant ces jours -là, elle dit à + 972 : « aucun lieu n’était sûr ».
Elle se souvient qu’elle était assise dans sa voiture lorsque les forces israéliennes ont bombardé un véhicule à quelques mètres du sien. « Ma vie aurait pu s’arrêter en quelques secondes » dit al-Sayed. « Notre voiture a heurté le trottoir à cause de l’impact du missile et j’ai eu des contusions parce que ma tête a cogné le tableau de bord. Je n’ai ressenti aucune douleur parce que j’étais trop sous le choc pour comprendre ce qui venait de se passer. Le chauffeur m’a parlé et s’est mis à me secouer, mais je n’arrivais pas à entendre sa voix. Tout ce que je sentais c’était comme si je pouvais voir mes enfants devant mes yeux ».
Peu après, des infirmiers sont arrivés sur place et al-Sayed s’est retrouvée à l’hôpital al-Shifa, un lieu qu’elle connaissait bien pour y avoir fait des reportages mais où elle était maintenant une patiente. « J’ai continué après cet accident, mais je ne vous mentirais pas en vous disant que je peux toujours ressentir la même sensation de choc de ce jour-là jusqu’à aujourd’hui ».
Pour se préparer à toute éventualité de violence, al-Sayed dit qu’elle et ses collègues s’assurent de porter une tenue protectrice chaque fois qu’ils sont en reportage, bien que cela n’aide pas beaucoup face aux bombardements israéliens. « Nous essayons tout ce qui montre qui nous sommes et pour quelle raison nous ne devrions pas être des cibles. Mais les journalistes peuvent être visés n’importe quand, n’importe où, revêtus de gilets de presse et portant des casques – rien de tout cela n’assurera votre sécurité. Peu importe si vous n’êtes pas palestinien : si vous êtes journaliste couvrant Gaza, vous êtes une cible possible ».
La solution, pense-t-elle, est de tenir Israël pour responsable de ses crimes contre des journalistes « qui ne sont que des messagers, comme la communauté internationale ferait avec tout autre pays qui vise les journalistes. Alors seulement Israël sera dissuadé ».
Vera Sajrawi est rédactrice à +972 Magazine. Elle a été précédemment productrice TV, radio et en ligne pour la BBC et Al Jazeera. Elle est diplômée de l’Université du Colorado à Boulder et de l’Université al-Yarmouk. Elle est une Palestinienne de Haïfa.
Source : +972 Magazine
Traduction SF pour l’Agence média Palestine