« Quel est ce lieu dont je rêve et auquel j’aspire ? » Le parcours de guérison d’une musicienne palestinienne

Par Vera Sajrawi, le 2 février 2023

Rasha Nahas parle à +972 de la manière dont elle libère ses blessures émotionnelles dans son nouvel album en arabe, du pouvoir « désarmant » de la musique et de comment elle navigue son identité entre Haïfa et Berlin.

La musique unique de l’artiste palestinienne Rasha Nahas mêle le passé au présent dans une belle harmonie. Elle évoque à la fois les racines profondes de sa famille dans le village palestinien de Tarshiha en Haute Galilée, la ville côtière de Haïfa où elle naît et grandit, et la capitale allemande Berlin, où la compositrice, chanteuse, autrice-compositrice et instrumentiste vit depuis cinq ans.

Pour les palestiniens et palestiniennes qui possèdent la citoyenneté israélienne, la tapisserie de nos vies est faite de tous ces lieux de notre pays d’origine avec lesquels nous nous sentons liés. Mais lorsque nous choisissons de nous déplacer pour rejoindre la diaspora – pour étudier, faire avancer nos carrières ou simplement pour mettre un peu de distance entre nous et la réalité difficile et démoralisante de la Palestine – c’est rarement simple.

Nahas capture avec brio ce choix de la diaspora dans toute sa complexité dans la chanson titre de son premier album arabe, « Amrat » (« Parfois »), sorti par le label britannique Cooking Vinyl, le 20 janvier 2023 :

Sometimes I miss myself

Parfois je me manque à moi-même

Sometimes I doubt my path

Parfois je doute de mon chemin

Sometimes I don’t know what I want

Parfois je ne sais pas ce que je veux

Sometimes I fear the depth

Parfois j’ai peur de l’abysse

Sometimes it’s cold in this embrace

Parfois il fait froid dans cette étreinte

Sometimes I’m scared the past will forget me

Parfois j’ai peur que le passé m’oublie

If I weren’t scared I would pack my things and go.

Si je n’avais pas peur, je ferais mes valises et je partirais.

Avec des tournées prévues à travers l’Europe, l’Asie du Sud-Ouest et l’Afrique du Nord, « Amrat » est, selon la description de l’album, une « œuvre de sentiment, qui manie sans couture la dualité thématique des paysages urbains et ruraux, qui valse entre l’électronique contemporaine et la nudité écorchée de la vieille école des auteurs-compositeurs-interprètes d’antan. Pour Nahas, le choix de produire les chansons en arabe tout en essayant de développer une carrière en Europe n’était pas la voie la plus facile, étant donné le public a priori limité pour la langue dans la région. « Mais je ne peux pas vivre autrement », dit-elle, « et je suis reconnaissante chaque jour pour la vie que je vis. »

Nahas a su très tôt qu’elle voulait prendre une « direction très différente » de celle qui était socialement acceptée. « La vie hétéronormative ne m’a jamais attirée », dit-elle au +972. « Non pas hétéronormatif pour le genre, mais hétéronormatif dans l’approche de l’être, et en ce qui concerne les normes qui nous sont imposées par défaut. Alors j’ai suivi mon instinct, et je le suis toujours. »

La musique est donc venue à Nahas comme un «instinct naturel», nourri par le soutien de ses parents et par son propre désir de se découvrir. Ses parents n’étaient pas musiciens, mais sa mère venait d’une famille de joueurs de oud chevronnés. Et la musique était constamment autour d’elle en grandissant. « Mon frère et ma sœur écoutaient beaucoup de musique », dit-elle. « J’ai été initié très tôt à la musique des années ‘60 et ‘70, comme John Lennon, les Beatles, et plus tard Queen, Guns N’ Roses – beaucoup de rock and roll de la vielle école. »

Enfant déjà, Nahas a commencé à jouer du clavier et à écrire des chansons. Elle a ensuite été attirée par la guitare qu’elle a choisi d’étudier sous sa forme classique – « ça a plu à mes parents », rigole-t-elle. Après neuf ans d’étude de l’instrument, elle a commencé à produire ses propres chansons et à les interpréter elle-même. « Je ne me suis jamais vraiment considérée comme une chanteuse », dit-elle, mais comme elle présentait au public ses propres créations, « il semblait logique de les chanter moi-même ».

Au fur et à mesure que sa réputation d’artiste locale grandissait, Nahas a commencé à se produire dans les petits bars et cafés palestiniens de Haïfa avec différents musiciens et groupes, devenant finalement l’une des figures de proue de la scène musicale « underground » palestinienne. Elle a sorti en 2016 un premier EP (un mini-album) en anglais « Am I« , co- produit par Haïfa et Bristol au Royaume-Uni.

Deux ans plus tard, à seulement 21 ans, Nahas s’installe dans le centre culturel de Berlin, avec seulement sa guitare et aucune structure pour étudier ou travailler. Mais elle a rapidement trouvé que la ville fournissait un environnement propice pour grandir en tant qu’artiste. « Berlin m’a donné beaucoup d’espace », se souvient-elle. « Déménager dans un nouveau pays quand on a une vingtaine d’années, s’occuper de ses papiers, rencontrer des gens, jouer… J’ai aussi commencé à composer de la musique pour le théâtre. » Son premier album « Desert« , une œuvre de rock théâtral et poétique en anglais, acclamé par la critique, produit par son propre label Rmad Records et sorti début 2021, relate son voyage personnel de Haïfa à Berlin.

« La musique a quelque chose de désarmant »

Sur son site officiel, Nahas est décrite comme une « artiste défiant les genres et axée sur la narration », qui a « créé un univers musical profondément singulier, cultivé au sein d’un underground auquel elle reste fidèle, et animé par des paroles franches d’une vulnérabilité désarmante ». Lorsqu’on lui demande quel est le récit qu’elle essaie de transmettre à travers sa musique, Nahas s’arrête un instant avant de répondre avec sa voix calme et apaisante.

« En tant que femme, et en tant que « palestinienne de 1948 » [avec la citoyenneté israélienne], Je ressens beaucoup d’attentes et de responsabilités autour de la façon d’agir ou de se comporter ou de représenter », explique-t-elle. « J’ai réalisé, en me produisant devant différents publics et en faisant le tour du monde avec ma musique, que la chose la plus précieuse et la plus impactante que je puisse faire est de partager mon histoire d’une manière très simple et honnête. »

Nahas dit qu’elle apprécie les gens qui font une déclaration politique en levant un drapeau ou en protestant, « car la résistance doit prendre toutes les formes ». Mais pour elle, une chanson qui touche le cœur de quelqu’un peut parfois être bien plus puissante. « Il y a quelque chose de désarmant dans la musique de par son impact émotionnel », dit-elle. « Quand une chanson vous frappe, que vous aimez ou détester l’artiste pour ce qu’il ou elle soutient, la chanson va traverser les murs. »

Ici en spectacle pour célébrer son nouvel album « Amrat » à Kantine am Berghain, Berlin, janvier 2023. (Laura Müller)

Elle décrit son mode de création artistique comme «critique et radical». Elle s’inspire d’une variété de sources : elle écoute des albums d’autres artistes, assiste à des conférences et à des représentations théâtrales ou « parlées ». « Plus on s’ouvre au monde, plus on acquiert le vocabulaire et les outils pour s’exprimer de manière unique », dit-elle.

Nahas est aussi profondément influencée par ce qu’elle lit : « J’essaie de soutenir mon approche par un certain savoir théorique, car je peux avoir l’impression parfois d’avoir besoin d’un appui. » Mais quand elle écrit, elle essaie de mettre la théorie de côté et de se concentrer davantage sur ses sentiments du moment. « Je passe pas mal de temps à théoriser – mais quand je suis avec un stylo et du papier, je laisse les émotions affluer, et très souvent je laisse des chansons inachevées parce que j’ai l’impression que le flow n’est pas là. »

Et qu’est-ce que cela signifie pour elle d’être une artiste femme, indépendante, arabe, palestinienne ? « Parfois tout et parfois rien », répond-elle avec un sourire. Elle essaie d’ignorer ces définitions lorsqu’elle crée ; l’essentiel pour elle est de faire surgir son art de « l’idée la plus simple de soi ».

Nahas met l’accent sur le fait que son rapport à son identité change selon qu’elle se trouve dans la diaspora ou en Palestine même. « Quand je retourne chez moi, je refais partie d’une communauté : les gens me ressemblent, s’habillent comme moi, nous partageons les mêmes idées, le même discours. Mais quand je suis en Europe, j’ai l’impression de jouer un autre rôle – mes cheveux noirs et bouclés, mon corps en tant que personne de couleur et artiste féminine, tiennent une autre place lorsque je suis en dehors de mon environnement natal.

Elle est également confrontée à des défis structurels : son passeport israélien l’empêche de voyager dans certains pays, des controverses adviennent sur l’origine des financements. Sortir son album en arabe signifie devoir transmettre son récit à un public non arabe malgré la barrière de la langue. Par ailleurs, elle doit faire face à la déformation de ses propos dans les médias, en particulier « quand ils insistent pour raconter mon histoire avec leur propre terminologie et leur idée préformée de qui je suis ».

Mais en même temps, être à Berlin la libère de nombreux défis auxquels les palestiniens (et palestiniennes) sont confrontés dans leur patrie, tant au niveau structurel que sociétal. Parallèlement à la répression et à la censure constantes des autorités israéliennes et des groupes de droite, plusieurs artistes palestiniens ont été contraints d’annuler des spectacles l’année dernière en Cisjordanie occupée, à Jérusalem et en Israël après avoir été menacés par des groupes palestiniens qui décrient l’identité de certains artistes ou s’offusquent de paroles sur la sexualité ou la religion qui figurent dans les chansons.

« C’est un privilège d’être à Berlin parce que je peux jouer, être sur scène, montrer qui je suis et exprimer ma précieuse identité haute en couleur. Mais je vois ce que vivent mes pairs et mes amis chez moi et c’est inquiétant », se lamente-t-elle. « Toujours le même déracinement et la même censure – les deux phénomènes sont liés, et je suis triste qu’ils le soient. »

En ces temps sombres, insiste Nahas, il est important de s’appuyer sur une communauté et une scène artistique solidaires, dynamiques et indépendantes . Il est vital, dit-elle, que cela soit au niveau individuel ou collectif, d’utiliser l’art pour tenir un miroir à la société en vue de la transformer, et de nous montrer solidaires contre toute oppression exercée envers l’art palestinien.

Quel est ce lieu dont je rêve et auquel j’aspire ?’

« Amrat » est le premier album complet en langue arabe de Nahas et contient douze chansons. Se joignent à elle la chanteuse égyptienne Dina El Wedidi, qu’elle qualifie d' »icône », et la chanteuse palestinienne Terez Sliman, qu’elle décrit comme une « gigantesque puissance ». Entre autres thèmes, l’album réfléchit sur le mal du pays, la vie en Europe et la survie à la pandémie de COVID-19.

Nahas a commencé à composer pour cet album dans les suites d’une blessure qui l’a empêchée pendant quelques temps de bouger ses mains et donc de jouer de la guitare. Elle s’est donc tournée vers la musique électronique pour certaines chansons. Une fois guérie, elle en a écrit d’autres, ce qui l’a amenée à diviser l’album en deux parties. « Les deux « chapitres » représentent pour moi la dualité des paysages urbains et ruraux, la ville et la nature, des sujets qui étaient très présents pour moi pendant la pandémie », explique-t-elle.

L’album représente aussi en quelque sorte un parcours de guérison. De nombreuses paroles parlent de «l’enfant intérieur» et d’autres décrivent de manière saisissante des émotions et des sentiments à l’état naissant. C’était important pour elle, dit Nahas – c’est une force de connaître « ses faiblesses, ses blessures, qui on est, et de se l’approprier tout en restant ouverte à la vie ».

« Un je ne sais quoi inhérent à la langue arabe a fait surgir en moi quelque chose de beaucoup plus personnel », poursuit-elle. « Cela a pris la forme d’une sorte de voyage avec des boucles intérieures, entre de nombreuses séances de psychothérapie, boucles qui ramenaient à la surface des blessures profondes, qui m’invitaient à scruter attentivement l’intérieur, à réfléchir sur le passé et à regarder vers l’avenir en rapprochant et éloignant la loupe. C’est important pour moi de m’adresser à mon enfant intérieur et de l’extérioriser afin de me rapprocher des gens. »

L’album lui a également appris à s’exprimer d’une manière qui encourage les autres à faire de même. « Les chansons ont du pouvoir, surtout à une époque où nous sommes entourés d’écrans, de violence et d’oppression », explique-t-elle. « Il était donc important pour moi de signifier cette ouverture et cette vulnérabilité, tout en tendant la main aux gens pour les inviter à s’ouvrir également. »

Tournage du clip de sa chanson « Amrat » à Wadi Salib, Haïfa. (Courtoisie)

Nahas a tourné le clip vidéo de la chanson titre de l’album dans plusieurs endroits de sa ville natale de Haïfa – à commencer par le quartier de Wadi Salib, où restent des vieilles maisons palestiniennes d’avant la Nakba désormais vides et tombant en ruine, témoins poignants et obsédants des atrocités qui ont effrayé et contraint leurs habitants à fuir vers des terres lointaines. « Pour moi, cela représente comment l’on s’accroche à ce qui fut par rapport à ce qui est maintenant », se lamente-t-elle.

Lors de chaque retour à Haïfa, Nahas constate que la ville a encore changé. Elle explore cette tension dans ses chansons. « C’est ma ville natale, donc c’est une très grande partie de mon identité, de qui je suis. Je la porte dans mon cœur », dit-elle. « Commencer la vidéo à Wadi Salib avec la phrase « Parfois, ma patrie me manque » soulève la question : quel est cet endroit qui me manque ? Est-ce l’idée que je m’en fais? Est-ce ma relation avec lui ? Est-ce mon souvenir ? Correspond-t-il vraiment à ce qu’il est en réalité ? »

Nahas était en Palestine pour enregistrer l’album lors des événements de mai 2021, lorsqu’un soulèvement palestinien de masse, une campagne de répression israélienne et une guerre brutale contre Gaza ont mis le pays à feu et à sang. Il lui restait encore deux jours d’enregistrement, au 67 Recording Studio dans le village de Majdal Shams sur les hauteurs occupées du Golan, lorsque la violence des colons comme de l’État a éclaté contre les palestiniens qui vivent à l’intérieur d’Israël même, y compris à Haïfa.

« Simplement commencer à décrire les effets est presque impossible », dit-elle, «je me sentais très opprimée physiquement. C’était extrême, traumatisant – je doute qu’on puisse le faire comprendre à quiconque ne l’ait pas vécu. C’était l’effroi pendant quelques jours à Haïfa. Personne ne se sentait en sécurité. C’était inimaginable de percevoir la quantité de haine dirigée contre les palestiniens, de voir à quel point ils étaient indésirables, réprimés et attaqués du fait même qu’ils existent. »

La vidéo « Amrat » se termine sur la rive méditerranéenne, en vif contraste avec son début dans le quartier détruit et abandonné de Wadi Salib. « La mer est l’endroit où je me sens la plus vivante, le plus moi-même, la plus connectée, ancrée et heureuse », dit-elle. Le plan de la plage accompagne le refrain :

Wherever I sleep

Où que je dorme

I lay my head

Je pose ma tête

Under a window

Sous une fenêtre

So the wind will blow

Pour que le vent souffle

And I’ll be able to love.

Et que je puisse aimer.

Source : +972

Traduction : BM pour l’Agence Média Palestine

Vera Sajrawi contribue régulièrement au magazine +972 où elle est également rédactrice. Elle était auparavant productrice de télévision, de radio et en ligne à la BBC et à Al Jazeera. Elle est diplômée de l’Université du Colorado à Boulder et de l’Université Al-Yarmouk. Elle est palestinienne et basée à Haïfa.

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