Les origines coloniales de la crise constitutionnelle d’Israël

Le gouvernement s’attaque au système judiciaire pour les mêmes raisons que le faisaient les fondateurs de l’état : protéger leur pouvoir afin de privilégier les Juifs aux Palestiniens. 

Par Yousef Munayyer 24 février 2023 

Des centaines d’Israélien.nes manifestent à Tel-Aviv contre le nouveau gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahou,11 février 2023. (Gili Yaari/Flash90)

Ces dernières semaines des dizaines de milliers d’Israélien.nes ont envahi les rues des principales villes d’Israël pour protester contre les importantes réformes judiciaires que le nouveau gouvernement israélien d’extrême droite, élu en fin d’année dernière, espère faire passer à la Knesset avec une courte majorité. Ces évènements sont vus comme une crise constitutionnelle majeure. Ils font même parler d’une “guerre civile” israélienne et font intervenir les observateurs étrangers inquiets. Pourtant cette crise n’a pas pour objet de dévier de l’essence même du système politique israélien, mais plutôt de le faire perdurer. Afin de comprendre pourquoi, il est nécessaire d’étudier les origines de la crise constitutionnelle israélienne, qui était, et continue d’être modelée par le désir de l’État de donner la priorité au colonialisme de peuplement plutôt qu’à une gouvernance libérale. 

Un pays sans constitution

La séparation des pouvoirs en différentes branches d’un gouvernement, comme la Knesset (parlement israélien) et le système judiciaire, est dans d’autres contextes une question réglée par la Loi suprême du pays, comme une constitution par exemple. Israël, cependant, n’a pas de constitution. Ceci crée un terreau fertile pour que les différentes branches du gouvernement remodèlent l’étendue de leurs pouvoirs à l’intérieur du système. Cela a été le cas avec la Court Suprême israélienne dans les années 1990, qui a pris des mesures pour établir une hiérarchie entre les lois, étendre les contrôles judiciaires et déterminer les critères de violation des droits par le gouvernement. Cet évènement dans les années 1990 a la réputation d’être la révolution constitutionnelle d’Israël. Aujourd’hui le nouveau gouvernement d’extrême droite a pour objectif de  lutter contre ces changements et de limiter les pouvoir de la Court Suprême en donnant l’autorité suprême à la Knesset. Au centre de la crise actuelle se trouve une réforme judiciaire qui permettrait à la Knesset d’outrepasser un jugement de la court par un vote à majorité simple. L’absence de constitution signifie que la seule chose qui déterminera le résultat de cette bataille est le pouvoir politique. 

Mais pourquoi l’état d’Israël n’a-t-il pas de constitution? La réponse à cette question est longue, mais la version courte repose sur un élément, ou plutôt une personne : David Ben Gourion, le tout premier Premier ministre israélien. Il a aussi été celui qui est resté le plus longtemps en poste avant que Benjamin Netanyahou ne batte son record ces dernières années. Ben Gourion a joué un rôle crucial dans la création d’Israël dans ces premières années. Lorsque Israël a déclaré son indépendance en Mai 1948, il le fit dans le contexte de la Nakba et alors qu’une crise internationale débouchait sur l’échec de la communauté internationale à gérer la question de la Palestine. Des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens ont été arrachés à leurs foyers et cherchèrent refuge dans les états voisins alors que la guerre finissait en 1949. Mais la Déclaration d’Indépendance d’Israël (un document auquel se réfèrent de nombreux libéraux israéliens pour mettre en avant la philosophie libérale de leur état) assure qu’Israël adoptera une constitution en Octobre 1948. Trois quart de siècle plus tard, cela n’est pas toujours pas fait. 

David Ben Gourion, qui allait devenir le premier Premier ministre d’Israël, lit la Déclaration d’Indépendance le 14 Mai 1948 au Musée de Tel Aviv, lors de la cérémonie de création de l’État d’Israël. (Zoltan Kluger/GPO)

Il est important de souligner les relations alors précaires de l’état nouvellement créé avec la communauté internationale. La légitimité internationale de l’idée d’un état juif en Palestine repose sur une large acceptation de la Résolution 181 des Nations Unies, le plan de partage de 1947 qui requiert la partition de la Palestine en deux états juifs et arabes distincts, unis économiquement. Les problèmes émanant du plan de 1947 sont divers, nombres d’entre eux poussent les États-Unis à retirer leur soutien à la résolution en Mars 1948. Un élément essentiel du plan, cependant, était qu’il exigeait des deux nouveaux états qu’ils adoptent une constitution “qui garantisse à toute personne des droits civiques, politiques, économiques et religieux égaux et la jouissance des droits humains et des libertés fondamentales, dont les libertés de religion, de langue, de parole et de publication, d’éducation, de réunion et d’association.” Parmi les premiers objectifs d’Israël afin d’obtenir une légitimité après avoir déclaré son indépendance était d’être accepté aux Nations Unies comme état membre. Son engagement à adopter une constitution, comme l’exige la Résolution 181, était inclue dans la déclaration à cette fin. 

Mais même si l’état d’Israël s’est établit par la conquête d’un territoire pendant la guerre, le processus d’adoption d’une constitution fut timide (et personne ne joua un plus grand rôle dans cette inertie que David Ben Gourion, qui rejeta les propositions du comité de rédaction de la constitution et finit par lancer une campagne au début 1949 contre le fait même d’avoir une constitution en Israël). Pour Ben Gourion, qui gérait un payss alors dans ses balbutiements et qui faisait face à des défis majeurs, l’idée d’une Loi suprême qui limite le pouvoir de l’état était la dernière chose dont Israël avait besoin. L’une des questions clés auxquelles le nouvel état devait faire face était celle de la citoyenneté. Pendant cette période, Israël était investi dans un remaniement démographique du pays. D’une part en dépeuplant les villes et villages palestiniens et en empêchant le retour des  réfugiés, et d’autre part en facilitant l’afflux massif d’immigrants juifs venant de l’extérieur de la Palestine. Comment un état pourrait définir un concept de citoyenneté qui suive les principes d’égalité et de non-discrimination stipulés dans la résolution de l’ONU tout en privilégiant les Juifs venant de l’étranger et en niant le droit au retour des Palestiniens en exil ? 

Ce casse-tête fondamental mena Ben Gourion à rejeter les 18 ébauches d’une première loi sur la citoyenneté, et ses frustrations causées par les principes légaux, tels que l’égalité, imposés par la communauté internationale le poussèrent à plaider contre une constitution. Dans un important dicours à la Knesset en 1949, Ben Gourion présenta ses arguments contre une constitution, le contrôle judiciaire ainsi que la hiérarchisation des lois. Au contraire, il expliqua que l’état devait avoir le maximum de flexibilité pour faire face aux enjeux du moment, et que l’actuelle génération de législateurs n’avait pas le droit d’entraver les futurs législateurs qui pourraient faire face à des problèmes différents. Si Israël devait être entraîné dans un débat sur la constitution, argumentait alors Ben Gourion, cela “nuirait aux besoins essentiels de l’état : préparer l’Alyah [l’immigration juive], la colonisation, l’amélioration des conditions de vie.” Il ajouta ensuite : “à mon avis, ce sont les sujets les plus urgents pour la Knesset et pour l’état. Se pencher sur une constitution nous mettrait complètement sur une autre voie.”

De nouveaux immigrants arrivent en Israël d’Amérique du Nord sur un vol “spécial Alyah” avec l’organisation Nefesh B’Nefesh, aéroport Ben Gourion, 15 Août 2018. (Yehuda Haim/Flash90)

En définitive, le casse-tête auquel faisait face Israël les premières années de son existence, qui est né de la contradiction inhérente à l’idée d’une démocratie juive en Palestine, a été “résolu” par un compromis connu sous le nom de la proposition Harari. Le compromis, du nom de Yizhar Harari, membre de la Knesset qui le proposa, fit consensus autour de l’idée de passer des lois  fondamentales au compte-goutte plutôt que de rédiger une constitution entière. Ceci donnerait à l’état la flexibilité dont il a besoin pour mettre en place sa vision de colonialisme de peuplement sans avoir à gérer les contraintes d’une Loi suprême. Et avec le temps, explique la résolution Harari, les lois fondamentales passées par la Knesset pourraient former une constitution. Ceci n’a toujours pas eu lieu. 

Ben Gourion expliquait en 1949 que les lois devaient pouvoir être votées avec une majorité simple et que le système judiciaire ne devrait pas être en mesure de limiter le corps législatif à cet égard. Ses arguments s’accordent plutôt bien avec ceux du gouvernement d’extrême droite d’aujourd’hui qui veut mettre en place une réforme judiciaire, et qui insiste sur la fait qu’il ne veut pas changer les origines d’Israël, mais au contraire y rester fidèle.  

Les exigences modernes du colonialisme de peuplement 

Parmi les éléments en faveur de la “réforme judiciaire” dans le système politique israélien d’aujourd’hui, se trouvent les forces les plus à droites de l’échiquier politique israélien. Alors que les partis politiques tels que le Likud et certains de ses alliés nationalistes-religieux ne considèrent pas Ben Gourion comme leur ancêtre politique (leur lignée politique découle du parti Herut, de Menachem Begin, alors rival de Ben Gourion). Ils donnent néanmoins des arguments similaires à ceux donné par le premier Premier ministre israélien. Et ils le font pour des raisons similaires. 

Le programme du gouvernement actuel débute avec une vision centrale qui a permis de former la coalition. Comme Netanyahou l’a dit dans un tweet en fin d’année dernière : “Le peuple juif possède un droit exclusif et incontestable à toutes les régions de la Terre d’Israël. Le gouvernement encouragera et développera les colonies dans toutes les régions de la Terre d’Israël (en Galilée, dans le Néguev, le Golan, la Judée et la Samarie.”

Les Premiers ministres les plus longtemps en poste, Netanyahou, et Ben Gourion, voyaient tous deux le système judiciaire, ainsi que les lois limitant les pouvoirs de l’état, comme des obstacles majeurs à leur priorité absolue : le colonialisme de peuplement. Alors que le tweet de Netanyahou met en évidence que la portée du projet s’est étendue depuis l’époque de Ben Gourion, l’épicentre du processus reste le même : s’assurer que la démographie juive aie la plus grande prise possible sur la démographie palestinienne, sans tenir compte des droits civiques et humains. 

Des bulldozers, sous la protection des forces israéliennes, mettent en œuvre un programme de plantation d’arbres du Fond National Juif (FNJ) sur les terres du village bédouin de Sa’we al-Atrash, dans le désert du Naqab/Néguev, 12 janvier 2022. (Oren Ziv)

Le gouvernement de Netanyahou, et tout particulièrement les ministres extrémistes qu’ils a mis en place, promeuvent l’annexion de la Cisjordanie à l’intérieur d’Israël, l’accélération des démolitions de maisons en Zone C, et d’avantage de mesures punitives barbares envers les Palestiniens engagés dans la lutte armée contre l’occupation, ainsi qu’envers leurs familles. Plus largement, ils veulent aussi s’en prendre aux Palestiniens citoyens d’Israël. Et c’est à sujet que le système judiciaire israélien est un plus grand obstacle. Comme l’explique Hagai El-Ad, le directeur de l’organisation israélienne de droits humains B’Tselem, le système judiciaire israélien approuve chaque jour un peu plus les caprices de l’état d’Israël en Cisjordanie, mais présente cependant quelques réticences (bien que maigres) quand il s’agit de l’autre côté de la Ligne Verte.  

Alors que des dizaines de milliers d’Israéliens manifestent contre la réforme que le gouvernement de Netanyahou espère faire passer de force dans l’espoir de “sauver l’essence” de la démocratie israélienne, ils évitent largement de se confronter au problème fondamental, qui est que l’essence du système israélien est de mettre le colonialisme de peuplement au-dessus de tout principe libéral tel que la démocratie, l’égalité ou les droits humains. Mais c’est précisément parce que ces gens ne sont pas les victimes du colonialisme de peuplement israélien, ils en sont les bénéficiaires. Comme  Ahmad Tibi, un Palestinien citoyen d’Israël qui a été membre de la Knesset, l’a expliqué, l’état d’Israël est en effet démocratique : il est démocratique envers les Juifs, et les Juifs envers les Arabes.  

Une opposition, mais contre quoi exactement ?

L’opposition politique actuelle à Netanyahou est un groupe hétérogène de personnalités politiques israéliennes, largement dénuées de cohérence idéologique et d’abord liées par le désir (et leur échec répété) de déloger Netanyahou du pouvoir. Ce groupe disparate d’hommes politiques qui pilotent l’opposition aux réformes judiciaires qu’ils espèrent mener vers une crise sans précédent posent de sérieuses questions. S‘oppose-t-ils au système colonial que ces réformes renforceraient, ou souhaite-t-ils simplement un retour à ce système colonial, mais sans Netanyahou à sa tête ?

Jusqu’ici, tout indique qu’ils préfèrent la deuxième solution. Pas simplement parce qu’ils pensent que cela est politiquement opportun, mais aussi parce que, idéologiquement, eux aussi sont fidèles au système de privilèges juifs. Mais c’est précisément cet engagement envers ces privilèges qui les empêchent de construire de réels partenariats avec les Palestiniens citoyens d’Israël qui pourraient fournir le soutien critique nécessaire pour faire souffler un vent politique contraire. Pour tous les Palestiniens, y compris ceux ayant la citoyenneté israélienne, il n’y a pas urgence à “sauver” le démocratie israélienne. Principalement, parce que pour eux, elle n’a jamais existé. Un système politique qui est construit pour être démocratique envers certains mais pas envers tous n’est pas une démocratie. Mais aussi parce qu’à quoi bon sauver un système qui vous lèse ? 

Yousef Munayyer est un Palestinien-Américain universitaire basé à Washington D.C.

Trad. LG pour l’Agence Média Palestine  

Source : +972mag

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