Boudé par le Festival de Cannes, le réalisateur palestinien Rashid Masharawi a organisé en protestation une projection de courts-métrages réalisés par des habitants de Gaza depuis le 7 octobre.
Par Ruwaida Kamal Amer, le 2 juillet 2024
Gaza était bel et bien présente au 77e Festival de Cannes en mai, malgré les efforts déployés par les organisateurs de l’événement pour l’en empêcher.
La politique est depuis longtemps un élément essentiel du festival de Cannes, le premier festival de cinéma au monde, tant à l’écran qu’en dehors de l’écran. Initialement, cette riche tradition semblait se confirmer cette année encore quand Rashid Masharawi, le célèbre réalisateur palestinien, a présenté au festival son projet le plus récent, intitulé « From Ground Zero », une collection de 22 courts métrages et documentaires réalisés par des cinéastes palestiniens à Gaza depuis le début de la guerre actuelle. Ground Zero a d’abord été accepté par le festival, mais Masharawi a été informé que la collection ne serait finalement pas projetée.
Dans les semaines précédant l’événement, les organisateurs du festival de Cannes ont exprimé leur volonté de tenir la politique à l’écart des festivités de cette année. L’organisateur en chef de Cannes, Thierry Frémaux, a déclaré qu’il s’agirait d’un « festival sans polémique » – un sentiment que Masharawi a perçu comme une désinvitation de Gaza.
En protestation, le réalisateur a alors décidé d’organiser une projection séparée. Dans un tente juste à l’extérieur de l’enceinte du festival, Masharawi, vêtu d’un costume et d’un nœud papillon en keffieh palestinien, a projeté Ground Zero.
« Je ne permettrai pas au festival de décider que nous n’existons pas, et d’exclure nos voix », a déclaré Masharawi à +972. « C’est pourquoi, avec de nombreux partisans et amis, j’ai décidé de les forcer à nous voir et à nous entendre. »
Dans ce projet, explique-t-il, « nous avons donné aux cinéastes l’occasion de montrer leur travail et d’informer le monde des histoires de Gaza ». « Les films sont très divers. Nous avons laissé les réalisateurs faire leurs films eux-mêmes, certains d’entre eux racontent leur propre expérience parce qu’ils ont participé aux événements. Ils sont l’événement. »
La projection de protestation de Masharawi a été conçue avec une grande attention au détail. La tente dans laquelle les films étaient projetés fait référence aux tentes dans lesquelles des centaines de milliers de Palestiniens déplacés ont été contraints de vivre depuis le début de la guerre de Gaza. Un drapeau palestinien ornait l’entrée de la tente – que la police a tenté d’enlever, relève Masharawi. De nombreux partisans du projet sont également venus en portant des keffiehs. Pendant ce temps, dans la bande de Gaza, de nombreux réalisateurs et personnalités du projet ont préparé leurs propres cravates keffiehs et les ont portées au même moment que la projection sous la tente à Cannes.
Wissam Moussa, producteur et réalisateur de Deir al-Balah, a participé à Ground Zero avec son film « Farah ». « Farah [le personnage principal] a 11 ans et a perdu 75 membres de sa famille. Le film passe d’un récit à l’autre de sa vie quotidienne pendant la guerre. La jeune fille a une personnalité forte et joyeuse et aime la vie, et le film explore la joie, la tristesse, la peur et l’anxiété ».
Moussa, comme Masharawi, considère le cinéma comme un moyen essentiel pour partager les histoires palestiniennes. « La guerre contre Gaza a réveillé l’humanité des Européens ; je parle du public qui a immédiatement rejeté la guerre et a organisé des manifestations de solidarité », a-t-il déclaré. « Le cinéma joue un rôle important en mettant en lumière de nombreux aspects que les médias ignorent, intentionnellement ou non. De nombreuses personnes dans le monde entier sont impatientes de connaître ces événements. »
Lorsque de telles histoires ne peuvent être partagées, a déclaré Masharawi, les individus doivent créer leur propre espace pour les montrer. « Nous n’avons pas attendu que quelqu’un nous soutienne », a-t-il expliqué. « Nous avons mené la campagne médiatique nous-mêmes, monté la tente, fait paraître nos publications, créé un cinéma pour les réfugiés, montré la mer de Gaza et fourni les dattes et le café – que nous servons dans les maisons de deuil – pour honorer les âmes des plus de 37 000 martyrs. »
« Nous sommes des cinéastes. Le monde doit nous entendre. Nous voulons que notre voix soit entendue, parce que nous existons ».
« J’ai envoyé les images dès que possible, pour le film parvienne à l’équipe au cas où je ne survivais pas. »
Masharawi est né et a grandi à Gaza dans une famille de réfugiés originaires de Jaffa. Bien qu’il n’ait pas étudié le cinéma, il s’est imposé comme l’un des plus grands cinéastes palestiniens. Dès le début de sa carrière, ses films ont été profondément politiques : il a réalisé son premier court métrage, « Passport », en 1986, sur un couple bloqué au poste frontière entre Israël et la Jordanie parce que le mari a perdu son passeport.
Masharawi est connu pour son travail intensif dans les territoires occupés. Après avoir vécu quelques années aux Pays-Bas, il s’est installé à Ramallah, où il a participé à la production de dizaines de films, qu’il s’agisse de longs métrages ou de documentaires.
Cette vaste expérience a joué un rôle important dans la création de « Ground Zero ». Les 22 films ayant été écrits, réalisés, filmés et montés dans des conditions de guerre totale, ils ont été confrontés à des défis logistiques presque insurmontables. « Certains cinéastes ont perdu des membres de leur famille pendant le tournage, la préparation et l’écriture, ce qui les a éloignés du projet », explique Masharawi. « D’autres se sont exposés à un réel danger pour accéder à un endroit équipé d’Internet pour envoyer le matériel qu’ils avaient filmé. »
L’incertitude de la survie était omniprésente autour du le processus de réalisation. Hana Eleiwa, qui a réalisé le documentaire « No » pour le projet et qui se trouve actuellement en Égypte avec sa famille, a déclaré : « J’ai pris soin d’envoyer les images dès que possible, pour le film parvienne à l’équipe à l’équipe, qui travaille à l’étranger en ces temps difficiles, au cas où je ne survivais pas. »
Néanmoins, Eleiwa et les autres réalisateurs se sont battus malgré les circonstances brutales dans lesquelles ils se trouvaient pour créer leur art. « Le film raconte mon histoire, qui commence par ma recherche du film que je veux produire – et ce que je cherche, c’est la joie », a-t-elle déclaré. Dans le film, Eleiwa et ses directeurs de la photographie, Ahmed al-Danaf et Youssef al-Mashharawi, marchent dans les ruines de Gaza en essayant de trouver un moment de joie à capturer. Ils finissent par trouver un groupe d’enfants qui chantent, signe de vie au milieu de la dévastation. « C’est le seul film [du projet] qui comporte une chanson », note Eleiwa.
Le soutien nécessaire à un tel projet était atypique : « Il y a des petites contributions de plusieurs parties, qui peuvent être considérées comme un soutien ou une assistance », a déclaré Masharawi, « mais ce n’est pas la manière habituelle de financer les films que nous réalisons. La Commission royale du film de Jordanie et d’autres institutions et entreprises figurent parmi les principales parties qui ont apporté leur soutien. La plupart des travailleurs du projet sont des bénévoles, car l’initiative n’est pas commerciale. Si le projet réussit financièrement, tout soutien sera destiné aux cinéastes et au cinéma de Gaza ».
Certains des films de Ground Zero ont été réalisés à l’aide de caméras professionnelles, mais d’autres ont été filmés sur des téléphones portables avec des caméras de haute qualité, afin de permettre à un plus grand nombre de cinéastes de participer. Masharawi a insisté sur le fait qu’en dépit des circonstances atypiques, ni lui ni les cinéastes n’ont pas fait de compromis sur la qualité artistique des films.
« Travailler sur ce projet était une véritable production cinématographique, et nous formons, nourrissons, consultons et dirigons les cinéastes afin de les qualifier, de les établir et de leur apprendre à présenter des films sans faire de concessions artistiques ou techniques », a-t-il déclaré.
Tous les aspects du processus ont été affectés par la guerre. Avant octobre, Mahdi Karira fabriquait des poupées marionnettes et organisait des spectacles de marionnettes pour les enfants, « mais pendant la guerre, mon atelier a été détruit ». Masharawi a contacté Karira, qui a été déplacé à Deir al-Balah, pour l’aider à produire le film « Awakening », une histoire déclarée à travers l’art de la marionnette. Les circonstances ont obligé Karira à faire des choix créatifs inhabituels : « J’ai réutilisé des boîtes de conserve vides et j’en ai fait des poupées. Rejoindre ce projet était la meilleure façon de transmettre notre art au milieu de la souffrance des personnes déplacées. »
Si les cinéastes avaient accès à des ordinateurs portables et à l’électricité, ils ont effectué eux-mêmes le montage initial de leurs films. Ce montage brut était ensuite envoyé à des équipes de montage en dehors de Gaza pour qu’elles procèdent aux derniers ajustements.
Masharawi a un autre projet de film, « Fleeting Dreams », qu’il a largement mis en attente. Ce projet fait le récit d’un garçon palestinien qui perd son oiseau de compagnie et entreprend un voyage à travers la Palestine pour le retrouver, en étant témoin des tragédies de l’occupation en cours de route. « Le film est prêt et sera bientôt présenté dans des festivals, mais ma priorité depuis le début de la guerre est Ground Zero. En tant que cinéaste palestinien de Gaza et en tant qu’être humain, je ne peux pas m’empêcher de le faire ».
La culture et l’art portent cette histoire
Cannes n’a pas toujours cherché à être un festival de cinéma apolitique. En 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy s’est adressé à la foule par vidéo, lui demandant de continuer à soutenir la guerre de son pays contre la Russie, ce qui lui a valu des applaudissements. Cette année, cependant, les organisateurs du festival ont cherché à éviter la politique, l’organisateur principal Frémaux affirmant qu’ils voulaient « s’assurer que l’intérêt principal pour nous tous d’être ici, c’est le cinéma ».
Les organisateurs n’ont pas tout à fait réussi. Outre la projection de Ground Zero à l’extérieur, la mannequin américano-palestinienne Bella Hadid est apparue dans une robe inspirée du keffieh rouge, et l’actrice australienne Cate Blanchett a foulé le tapis rouge en portant une robe aux couleurs du drapeau palestinien. D’autres portaient des pin’s exprimant leur soutien à la Palestine.
Pour Masharawi, ces manifestations sont un élément essentiel de l’industrie cinématographique, car elles permettent de présenter des récits différents au public mondial. « Les festivals et les activités cinématographiques sensibilisent, éclairent et donnent l’occasion à ceux qui le souhaitent de s’exprimer. Certains récits erronés doivent être corrigés. La guerre n’a pas commencé le 7 octobre ; elle dure depuis 76 ans, et c’est la culture et l’art qui portent cette histoire. Le cinéma est un outil visuel et sonore qui préserve la mémoire ».
Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : 972 mag