Brisez la barrière de la peur et prenez la défense de la Palestine

Mark Muhannad Ayyash, le 11 mai 2021

Dire que la question palestinienne est “complexe” n’est pas une raison pour ne pas s’exprimer contre les crimes d’Israël.

[Reuters/Ammar Awad]

Ceux qui travaillent sur les mouvements sociaux, la désobéissance civile, les luttes de libération et les révolutions savent depuis longtemps que la peur est un des plus grands obstacles à surmonter. Pour les opprimés aller de l’inaction à l’action impose de briser cette barrière. 

Dans des cas extrêmes, comme celui des Palestiniens vivant sous le colonialisme de peuplement israélien, la peur est basée sur des expériences vécues de torture, d’emprisonnement, de mutilations et d’assassinat, d’humiliation et de déshumanisation quotidiennes, de perte de revenu, de moyens de subsistance, de maisons, de dignité, de liberté et de droits. 

Ces derniers jours, le peuple palestinien colonisé dans l’ensemble de la Palestine a montré au monde, et ce n’est ni la première fois ni la dernière, la profondeur de son courage, impressionnant face à cette peur. 

Pendant des décennies, cet État de garnison, comme  Hamid Dabashi le décrit fort à propos, appuyé sur son appareil massif de violence des colons et de ses civils armés, a créé et construit cet état de peur dans la vie quotidienne des Palestiniens. 

J’ai vécu une enfance relativement privilégiée en Palestine, mais tout de même, je suis familier de cette peur qu’on apprend, non seulement en assistant à ou en faisant l’expérience de la violence, mais en vivant des journées qui semblent ordinaires, dénuées d’événements particuliers. 

Enfant dans les années 1990, j’ai fréquenté l’école des Frères dans la vieille ville d’al-Quds (Jérusalem). Pendant les pauses, nous pouvions voir des soldats armés patrouiller en haut des murs de la ville, nous regardant de haut, comme ceux qui se voient comme supérieurs abaissent leur regard sur des animaux en cage. Et lorsque nous quittions l’école et marchions dans les rues el-Balad et el-Qadeemeh (de la vieille ville), nous nous trouvions régulièrement face à des civils israéliens armés marchant avec leurs armes au vu et au su de tout le monde, affirmant leur suprématie, nous rappelant que nous ne devions pas les regarder de travers. 

Tandis que nous marchions, la conversation entre nous, enfants, venait souvent sur des histoires que nous entendions sur les méthodes de torture utilisées par les Israéliens, un ami ou un parent battu après avoir été pris par les soldats israéliens, un civil israélien armé poursuivant un Palestinien et lui crachant dessus, l’emprisonnement de longue durée et la souffrance de parents et d’amis. Voilà simplement la toile de fond – et c’en est une relativement bénigne, dans l’ordinaire des Palestiniens, et les choses semblent certainement pires aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans ce temps-là.

Quoi qu’il en soit, ces jours et ces histoires se superposent les uns aux autres, tout au long de l’expérience d’actes et d’événements violents, en construisant et instillant chez les Palestiniens un état de peur que nous portons avec nous partout où nous allons. 

Cette barrière de peur a été instillée en moi dès le moment où, enfant, je suis devenu conscient du monde. Et bien que je la surmonte par moments, elle ne disparaît jamais. Même après avoir immigré au Canada, après avoir connu le goût de la liberté, jouissant d’une citoyenneté pour la première fois de ma vie, me sentant en quelque sorte protégé par une structure étatique (un très mauvais sentiment de protection), cette peur ne me quitte jamais. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour réaliser que dans ces espaces euro-américains, je devais craindre ne serait-ce que de parler de la Palestine.

La peur en Euro-Amérique a cependant un fondement différent. La peur en ces lieux repose sur l’expérience vécue d’être censuré, licencié, rappelé à l’ordre, refusé à l’embauche ou à la promotion et empêché de parler. 

Cette peur a été tellement naturalisée, tellement omniprésente que certaines personnes en Euro-Amérique semblent sincèrement penser qu’ils ne la ressentent pas vraiment. 

Permettez-moi tout d’abord, d’être très clair : cette peur n’est pas la barrière principale qui s’élève dans des pays comme le Canada, les États-Unis, le Royaume Uni, l’Allemagne, la France etc. pour faire pression sur Israël. Ces États et leurs institutions politiques, académiques, économiques et de presse sont dans l’ensemble stratégiquement alignés sur l’État d’Israël. Ces États et leurs institutions participent activement à la colonisation, à l’exploitation, à l’oppression et à la colonisation de peuplement d’une grande partie du monde, comme ils l’ont fait pendant des siècles. 

Mais je veux parler ici de gens qui travaillent au sein de ces institutions, qui veulent réellement les transformer, les décoloniser, mais sont toujours prompts à écarter la question de la Palestine et de la véritable libération décoloniale. Des politiciens privilégiés jusqu’à des universitaires, des journalistes, jusqu’à la société civile et aux artistes, une litanie de justifications est souvent proclamée pour expliquer pourquoi ils ne diront rien sur la Palestine. Une des principales caractéristiques de ces justifications est que la question est « complexe et controversée ». 

Il est certes tout à fait normal de ne pas en savoir assez sur un sujet, un problème ou une question particuliers. Il n’y a rien d’erroné à vouloir en savoir plus avant de faire des commentaires ou de prendre position. Poser des questions est un exercice sain quand on ne sait pas. 

Mais chaque sujet est complexe et controversé. La façon dont ce qu’on mange arrive sur la table est complexe. Mais cela n’empêche pas la majorité des gens de parler de la production et de la distribution alimentaires, de la façon dont ils veulent consommer de façon éthique et ainsi de suite. L’économie du sport aussi est sujette à controverse. Mais cela n’empêche pas des millions de gens de passer un temps interminable à parler des salaires des joueurs, de l’argent de la publicité, de la répartition des recettes dans les clubs etc.

Palestine-Israël n’est pas un sujet unique dans sa complexité ni dans la controverse qu’il entraîne. Et tandis que la plupart des sujets et des questions sont donnés comme complexes et discutables quand il s’agit de s’engager dans un approfondissement du sujet et d’explorer ses nombreux aspects, dire que la question de la Palestine et d’Israël est « complexe et controversée » revient au contraire à mettre fin à la discussion. Quand on en vient à la Palestine, cette déclaration n’est quasiment jamais le début d’une recherche de plus de savoir ni d’une meilleure acquisition de connaissance. Une telle déclaration marque plutôt la limite du processus d’apprentissage. Elle y met un point final. Elle clôt le débat en déclarant une non-position en la matière. 

Lorsque des acteurs politiques, des journalistes, des universitaires etc. font une telle déclaration, leur objectif est que la question de la Palestine s’efface, qu’elle disparaisse du cadre. Pourquoi ? Dans bien des cas, c’est parce qu’ils ont peur des conséquences que j’ai décrites plus haut. C’est ce que chacun admet et sait dans des conversations privées, mais ne reconnaît presque jamais ouvertement. Par conséquent, ce qui amène effectivement à cette absence de prise de position est cette véritable peur que la plupart des gens nient ressentir. 

Le non-positionnement de cette déclaration, « c’est complexe et controversé », est loin d’être neutre. Cette déclaration maintient bien sûr le statu quo en garantissant la poursuite de la présentation de la Palestine et des Palestiniens comme toxique dans le discours public euro-américain.

Les propagandistes israéliens sont les seuls bénéficiaires d’une parole qui se positionne elle-même comme non-position. Parce que les non-positions sont en dernière analyse une dissimulation de la réalité. Quand on déclare ne pas prendre position, quand on met fin à la discussion parce que quelque chose est controversé et complexe, on déclare que la réalité de la situation est sans espoir et à jamais indéchiffrable. On déclare qu’on ne sait pas quelle position prendre parce que personne ne connaît la réalité de la situation.

Cette parole déclare donc que la réalité de la Palestine-Israël est inconnaissable, ce qui est précisément la conclusion avec laquelle la propagande israélienne est parfaitement à l’aise. Seuls les Palestiniens opprimés et colonisés ainsi que leurs soutiens tentent de communiquer au monde la réalité du colonialisme de peuplement et de l’apartheid. Eux seuls la rendent connaissable. 

La propagande israélienne et sioniste en Euro-Amérique et ailleurs est conçue pour dissimuler et cacher cette réalité parce qu’elle ne sert pas le projet politique sioniste. Donc, une non-position déclarée qui brouille la réalité et la cache est en fait une déclaration de soutien à la propagande israélienne.

Cela ne veut pas dire que le sionisme ne comprend pas sa propre réalité. En fait, dans certains espaces sionistes de débat, un espace où par exemple des colons sionistes parlent librement, comme nous l’avons vu dans les plus récentes vidéos virales, on trouve une description basique de la brutalité de cette réalité coloniale et d’apartheid : « si je ne vole pas ta maison, quelqu’un d’autre le fera ». Ils savent qu’ils volent, qu’ils sont là pour éliminer et remplacer les Palestiniens autochtones. 

Les Palestiniens ont brisé une barrière de peur dont l’équivalent ne sera jamais connu ni expérimenté par les privilégiés en Euro-Amérique. Les expériences de peur vécues en Palestine sont bien plus violentes et contraignantes que les expériences vécues de peur en Euro-Amérique. Je n’ignore pas le fardeau de l’expérience de la précarité de l’emploi vécue par l’Euro-Américain, les coupures de crédits, le harcèlement et tout cela. Ce sont des peurs réelles, et elles ont des conséquences profondément nuisibles pour les victimes, en particulier pour les Palestiniens et autres personnes racisées, confrontées aux pires conséquences. 

Mais ces conséquences sont déjà réelles pour ceux qui prennent fait et cause pour les droits des Palestiniens. Et pour qu’un changement advienne, il faut qu’il y ait une volonté et une action collectives afin de briser la barrière de la peur et faire face ensemble aux conséquences. Et la bonne nouvelle c’est que, ainsi qu’on l’a vu dans bien d’autres cas, lorsque l’action est prise en charge collectivement, ces conséquences ne sont pas fortes et ne durent pas.  

Il est temps de dire assez : assez de cet emprisonnement, de l’occupation, de la colonisation ; assez de se dérober à la question ; assez de cette peur. Les Palestiniens continuent à briser leur barrière de peur. Si vous ne l’avez pas encore fait, alors, cher lecteur, si vous voulez vraiment transformer le monde, il faudra le faire.

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale de Al Jazeera. 

Ayyash est l’auteur de A Hermeneutics Violence (UTP 2019). Né et élevé à Silwan, Jérusalem, il a ensuite émigré au Canada. Il écrit actuellement un livre sur la souveraineté du colonialisme de peuplement. 

Source : Al Jazeera

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

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