Rapport : Une évasion de prison libère l’imagination politique des Palestiniens

Par Dalia Hatuqa, le 23 septembre 2021

Le 18 septembre, un artiste de la ville de Gaza peint une fresque murale en l’honneur des six prisonniers palestiniens qui se sont évadés de la prison israélienne de Gilboa en utilisant des cuillères pour creuser un tunnel. Photo: Majdi Fathi/NurPhoto via AP

Après que six détenus palestiniens se soient évadés, le 6 septembre, de la prison de haute sécurité de Gilboa au nord d’Israël, une euphorie collective s’est répandue à travers les territoires palestiniens occupés. Des célébrations ont éclaté dans les villes cisjordaniennes de Jénine et de Hébron ainsi qu’à Gaza : Les gens ont agité des drapeaux et distribué des bonbons dans la rue, tandis que les conducteurs klaxonnaient en signe de jubilation. Pour de nombreuses personnes, cette évasion de prison a été une victoire symbolique sur l’occupation et ses infrastructures et un pouce dans l’œil du Service Carcéral d’Israël (SCI), qui a dit que les prisonniers de Gilboa sont gardés en plus haute sécurité « que l’argent dans les coffres de la Banque d’Israël ». Sur les réseaux sociaux, les gens ont posté des images de cuillères, en référence à celles dont on dit que les évadés se ont servi pour creuser un tunnel de 20 mètres pour sortir de Gilboa. Ils ont aussi partagé des mèmes de Zakaria al-Zubeidi, l’un des six fugitifs – autrefois figure de proue de la Brigade des Martyrs d’al-Aqsa, la branche armée en grande partie défunte du Fatah, principale faction politique de Cisjordanie – transformés en poster pour la série de la télévision américaine Prison Break [Évasion de prison]. En ligne, beaucoup ont prié pour la sécurité des évadés. A Jénine, les dirigeants des mouvements politiques militants du Hamas et du Jihad Islamique ont appelé tous ceux qui croiseraient les évadés à leur fournir de la nourriture et un abri.

La semaine suivante, après que quatre des six détenus aient été rattrapés à l’intérieur d’Israël, l’humeur s’était assombrie chez les Palestiniens. Dans la ville de Ramallah en Cisjordanie, un chauffeur de taxi m’a dit que sa mère avait passé la nuit à pleurer. Une pancarte accrochée sur une boutique voisine – le volet baissé à midi un lundi – expliquait simplement : « Je suis trop déprimé pour travailler aujourd’hui. » Colère et déception se sont répandues dans les réseaux sociaux parmi des appels à des manifestations massives en Cisjordanie. Le 17 septembre, des manifestations ont éclaté au centre-ville de Ramallah, au checkpoint de Qalandiya, et dans le camp de réfugiés d’al-Fawar à Hébron. Au checkpoint d’al-Jalamah près de Jénine, plusieurs centaines de Palestiniens ont manifesté, mettant le feu à des pneus et lançant des pierres et des cocktails Molotov sur les soldats israéliens.

L’emprisonnement des Palestiniens par Israël est depuis longtemps un sujet galvanisant dans les territoires occupés et à l’intérieur d’Israël. Alors que les Israéliens ont tendance à qualifier les détenus de terroristes, les Palestiniens les voient comme des prisonniers politiques qui résistent à une occupation illégale qui impose son pouvoir grâce à une violence systémique : Beaucoup de Palestiniens dans les prisons israéliennes y sont pour des infractions telles que des lancers de pierres sur les forces de sécurité israéliennes, ou pour leur affiliation à des factions politiques palestiniennes interdites par Israël. D’après les statistiques de l’Autorité Palestinienne (AP), Israël a détenu plus de 805.000 Palestiniens depuis 1967 – ce qui correspond à 20 % de la totalité de la population palestinienne des territoires occupés. Aujourd’hui, d’après l’organisation de défense des droits des prisonniers Addameer, il y a environ 5.000 Palestiniens en prison, dont 173 enfants et 14 membres élus du maintenant défunt parlement palestinien. Addameer rapporte que 145 de ces détenus le sont sans charge ni procès, dans ce que l’on connaît sous le nom de détention administrative, et 494 purgent des condamnations à perpétuité. Le respect pour ces prisonniers fait tellement partie intégrante de la société palestinienne que des affiches portant leur nom et leur photo couvrent les murs de toutes les cités, villes et villages et, quand des prisonniers organisent des grèves de la faim collectives pour de meilleures conditions – comme ils l’ont fait en 2017 depuis six prisons à l’intérieur d’Israël – les Palestiniens organisent souvent des manifestations et ferment leurs entreprises en signe de soutien.

Le 6 septembre, des enfants palestiniens tiennent des cuillères pendant une manifestation dans le village de Kafr Qaddoum, à l’ouest de Naplouse. Photo: Nasser Ishtayeh/SOPA Images/Sipa via AP Images

Dans la foulée de l’évasion cependant, l’unité politique a été perturbée par des rumeurs comme quoi les deux premiers détenus auraient été repris après que des citoyens palestiniens d’Israël aient dit à la police qu’ils avaient vu deux suspects dans la ville de Nazareth au nord d’Israël. Les rumeurs sont devenues des rapports diffusés par les médias israéliens et finalement repris par les médias internationaux. Beaucoup de Palestiniens de Cisjordanie ont exprimé leurs doutes sur ce récit, le traitant de tentative pour semer la division entre eux et leurs compatriotes de l’autre côté de la Ligne Verte. Dans un commentaire représentatif, Issam Aruri, directeur du Centre d’Aide Juridique et de défense des Droits de l’Homme à Jérusalem, a écrit sur Facebook que « chaque échange irresponsable fondé sur la presse hébraïque peut susciter des querelles ».

Même après que les deux derniers hommes aient été repris le 19 septembre, des détails sur l’évasion ont continué à fuiter dans la presse, confortant le statut de héros populaire des prisonniers et changeant le sentiment des Palestiniens de ce qui est possible. Dans l’imagination politique des Palestiniens, « cette question touche deux sensations – l’une d’empathie avec ce qu’endurent les prisonniers, et une autre en connexion métaphorique avec ce que symbolise leur situation », a dit Fadi Quran, directeur de campagnes dans le réseau activiste d’Avaaz, qui a participé à quelques unes des veillées à Ramallah en soutien aux détenus. « Vous pouvez voir pourquoi cette évasion de prison a créé un raz-de-marée d’espoir pour la société palestinienne. L’évasion miraculeuse de la prison de la plus haute sécurité d’Israël a prouvé que, même dans les circonstances les plus sombres, la liberté est rendue possible par la persévérance et l’ingéniosité. »

L’évasion a par ailleurs déclenché des mesures répressives à l’intérieur des prisons israéliennes qui n’ont pas pris fin avec la recapture des six hommes. Même avant l’évasion, les conditions dans les prisons étaient terribles. Comme l’a rapporté Addameer, les détenus sont rarement autorisés à accéder à des téléphones publics, et sont généralement limités à ne recevoir des visites que des parents les plus proches, et seulement une fois par mois ; ces visites peuvent également être annulées sans explications. Le 9 septembre, la Croix Rouge, qui facilite les visites familiales aux détenus palestiniens, a rapporté qu’Israël interdisait ces visites dans toutes les prisons jusqu’à la fin du mois. Cette suspension a provoqué une colère et des accusations largement répandues comme quoi Israël s’engageait dans une punition collective, en violation du droit international des droits de l’Homme. Les factions politiques palestiniennes, dont le Hamas, ont appelé en protestation à une « Journée de la Colère », exhortant les Palestiniens à prendre part à des marches et « des affrontements avec les colons ». Bien que les autorités israéliennes aient finalement renversé le 15 septembre la politique d’interdiction de visite, elles ont resserré la sécurité d’autres façons, mettant certains détenus, de Gilboa et d’autres prisons à travers le pays, à l’isolement et augmentant les fouilles de cellules ainsi que le nombre de gardiens dans chaque prison.

Pour répondre à la répression, les détenus ont mis le feu à cinq cellules dans deux prisons différentes – Ketziot dans le désert du Naqab (Negev) et Rimon au sud d’Israël – et ont juré de mener une grève de la faim massive si les autorités israéliennes ne renversaient pas la politique qu’elles avaient mise en place quand les six hommes s’étaient évadés. La grève de la faim a depuis été annulée en attente de discussions avec les autorités carcérales israéliennes au sujet des réclamations des prisonniers.

Et surtout, les autorités israéliennes semblent déterminées à perturber la coordination entre les prisonniers. A l’intérieur, les détenus s’organisent selon leur appartenance politique, et chaque branche a un représentant élu qui parle pour le groupe face au SCI. Après l’évasion de la prison, les autorités ont brisé ce système représentatif, transférant 400 prisonniers politiques – qui, comme tous les évadés excepté Zubeidi, étaient membres du Jihad Islamique – dans différentes prisons.

« Les prisons sont les principaux centres d’activité politique », a dit Diana Buttu, ancienne conseillère juridique de l’Organisation de Libération de la Palestine. Elle faisait en particulier référence aux « initiatives des prisonniers qui ont essayé de faire sortir de l’impasse entre les partis politiques palestiniens » – telles que des conversations à l’intérieur des prisons pour réconcilier les factions rivales, le Hamas et le Fatah – et aux « mouvements qui défient l’occupation ».

Pour de nombreux Palestiniens, la résistance politique des prisonniers contraste vivement avec la stratégie collaborationniste de l’AP. La réponse la plus visible de l’AP à l’évasion a été d’envoyer des lettres aux parties de la Quatrième Convention de Genève – les pays qui ont ratifié les normes juridiques internationales qui concernent les civils dans les conflits armés et les territoires occupés – appelant à la protection des prisonniers. Mais on ne s’attend pas à ce que l’autorité intervienne autrement dans la répression, puisque le président palestinien Mahmoud Abbas a fait de la coopération sécuritaire avec l’armée israélienne une pièce maîtresse de sa stratégie politique. Abbas s’appuie sur les services de sécurité palestiniens, qui comportent à la fois la police et les services de renseignement, pour consolider son emprise sur le pouvoir par une force physique brutale et de l’intimidation ; ces mêmes forces travaillent activement avec l’armée israélienne pour coordonner les arrestations, la détention et les interrogatoires. Les forces de sécurité de l’AP ont également détenu des militants auparavant emprisonnés par Israël, tels que Khader Adnan, qui a été emprisonné en août alors qu’il manifestait contre l’assassinat de l’éminent critique de l’AP, Nizar Banat.

« Il n’y a pas qu’Israël qui impose les barreaux de la prison. Il y a aussi l’AP qui  les fait respecter », a dit Amjad Iraqi, analyste politique chez Al-Shabaka, groupe de réflexion palestinien. « Son travail consiste à utiliser les forces de sécurité pour essayer d’empêcher les confrontations entre les manifestants palestiniens et l’armée israélienne. Et à essayer de saper toute tentative de résistance des Palestiniens dans ces zones. Le but est de maintenir les gens dans leurs cages. »

Les évadés eux mêmes ont été battus et brutalisés depuis leur recapture. Zubeidi, qui a été repris le 10 septembre, souffre maintenant de côtes cassées, ainsi que de blessures au visage et à la tête, d’après son conseiller juridique. « Zakaria est dans une situation difficile », a dit son frère Jibril Zubeidi. « Il a été soumis à un traitement terrible, tel que de longs interrogatoires, de la privation de sommeil et des agressions physiques, et il n’est pas autorisé à téléphoner ou à avoir des visites familiales. »

Bien qu’il soit difficile de prédire les effets à long terme de cette évasion, il ne fait aucun doute que cette sortie de prison a ébréché le réseau apparemment impénétrable de sécurité et de surveillance d’Israël. Ce réseau, que l’anthropologue Jeff Halper a qualifié de « matrice de contrôle » est omniprésent dans la vie des Palestiniens, déterminant où les gens peuvent vivre, dans quelles écoles ils peuvent aller et, dans certains cas, qui ils peuvent épouser. S’évader d’une domination aussi totale, même brièvement, valait le coup, d’après les prisonniers eux mêmes. L’avocat de l’évadé Mohammed Al Ardeh a dit que son client avait déambulé dans Israël, essayant de ressentir un sentiment de libération – à la fois de la prison et de la vie quotidienne sous occupation. « J’ai fait un tour dans les zones de la Palestine occupées en 1948 », aurait-il raconté à ses interrogateurs. « J’essayais de trouver ma liberté et de voir ma mère. »

Dalia Hatuqa est une journaliste spécialiste des affaires palestiniennes et israéliennes. Elle tweete @daliahatuga

Source : Jewish Currents

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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