Les cicatrices du mois de mai ne sont pas encore guéries

Par Amjad Iraqi, le 21 avril 2022

Devant toute prévision d’un autre soulèvement, les Palestiniens ne se sont pas encore remis du dernier – parce que la violence israélienne n’a jamais cessé.

Les forces de sécurité israéliennes devant le Dôme du Rocher pendant les affrontements avec les manifestants palestiniens durant le saint mois du Ramadan le 15 avril 2022 sur le site de la mosquée Al-Aqsa dans la Vieille Ville de Jérusalem.

Des gros titres des journaux au flux de messages des réseaux sociaux, l’intensification de la violence en Israël-Palestine ces quelques dernières semaines a été largement comparée aux scènes qui ont conduit aux événements de Mai 2021, lorsqu’un soulèvement massif des Palestiniens, une campagne de répression israélienne et une guerre féroce ont épuisé la terre qui s’étend entre le fleuve et la mer.

Les comparaisons sont tentantes et les questions fondamentales qui sous-tendent cette période demeurent certainement inchangées. Mais interpréter les développements actuels à travers le prisme de mai dernier n’est pas simplement prématuré – cela obscurcit notre compréhension de ce qui se passe aujourd’hui sur le terrain et peut même nous empêcher de voir ce dont les Palestiniens ont besoin à cet instant.

L’« Intifada de l’Unité » fut, sur bien des plans, une parfaite tempête, créant une rare synchronisation de la répression israélienne et de la résistance palestinienne que l’on n’avait pas vue avec une telle ampleur depuis la Deuxième Intifada. Malgré des flashs d’activités similaires ces dernières semaines, cette synchronisation à grande échelle n’a pas encore eu lieu. Il y a beaucoup d’explications à cela et les évolutions en cours – particulièrement au vu de la brutalité de la police israélienne et des provocations des Juifs extrémistes à Jérusalem – pourraient encore prendre un tour plus grave. Mais il y a un facteur déterminant qui ne recueille pas l’attention qu’il mérite : les Palestiniens doivent encore se remettre de ce qui s’est passé au mois de mai.

Malgré l’indignation populaire et provocatrice qui s’est exprimée dans les rues et sur les réseaux sociaux, la plus grande partie de la société palestinienne se remet encore de la violence de l’État et de la populace qu’elle a subie l’année dernière. Cette sensation est encore plus aiguë dans la Bande de Gaza, où deux millions de personnes ont été soumises à de lourds bombardements israéliens pendant 11 jours et qui restent dépourvues de la possibilité de reconstruire et de restaurer sous un siège étouffant de 15 ans.

Cet épuisement est également ressenti, à un niveau très différent, chez les citoyens palestiniens d’Israël, qui ont été visés par une agressive campagne policière dans les mois qui ont suivi le soulèvement, et qui sont encore sous le choc de l’horreur des attaques menées par des foules de Juifs armés contre les quartiers et les résidents arabes. En Cisjordanie aussi, les efforts pour orienter l’énergie de l’intifada contre l’Autorité Palestinienne, largement considérée comme l’agent local de l’occupation, ont été violemment réprimés par les forces de sécurité de l’AP et les hommes de main loyalistes.

La principale raison de cette absence de relance est tout à fait simple : la brutalité israélienne n’a jamais cessé. Depuis le mois de mai, les communautés palestiniennes ont du faire face à des incursions militaires, les agressions des colons, des démolitions de maisons, des refus de permis médicaux, des tirs de l’armée, des arrestations massives, des saisies de terre, une surveillance intrusive, et plus encore. Tous ces abus se sont certainement aggravés ces dernières semaines, mais leur gravité a varié au cours de l’année, emmitouflés dans la doctrine orwellienne du gouvernement de « rétrécissement du conflit ».

En réalité, tandis que les médias grand public n’ont pas tardé à couvrir les actes récents de violence sporadique commis par les Palestiniens – dont les attaques mortelles dans trois villes israéliennes, les lancers de pierres sur des bus, et maintenant les roquettes tirées depuis Gaza – ils ont largement fait la sourde oreille devant la violence structurelle constante exercée contre les Palestiniens sous prétexte de préserver le « calme » pour les Juifs israéliens. Ils racontent que les médias n’ont commencé à remarquer que la violence « augmentait » que quand elle a soudain affecté les Israéliens ; autrement, la violence était rendue invisible, un détail imperceptible dans le paysage.

Rien de tout ceci n’a signifié que les Palestiniens avaient renoncé à leur cause. Au contraire, la résistance persiste sous de multiples formes et le souvenir de l’Intifada de l’Unité continue d’alimenter un sentiment de conscience nationale renouvelée. Mais de nombreux Palestiniens admettront aussi que, même s’ils étaient capables de se mobiliser comme l’année dernière, ils ne sont pas surs de ce qui pourrait advenir à cet instant. Encore affaiblis par des directions fracturées et autoritaires, et sans vision politique claire pour les guider, de nombreux Palestiniens ont dû revenir à leurs combats fragmentés et localisés pour échapper aux stratégies impitoyables d’Israël. Aussi motivant qu’ai été le soulèvement de mai, il est difficile de dire à quel point il a altéré la capacité des Palestiniens à démanteler leur oppression.

Cette vulnérabilité peut souvent être occultée au milieu des exclamations d’« unité » et de « détermination » entendues dans les manifestations et vues en ligne. Elles aplanissent involontairement les expériences et les débats complexes au sein de la communauté qui nous rappellent que, pour toute leur extraordinaire résilience en tant que peuple, les Palestiniens sont toujours des humains. Nous ne nous sentons pas toujours forts, héroïques ou résolus. Nous formons une société qui est terrifiée, traumatisée et inquiète pour son avenir. Nous ne sommes pas des machines automatiques qui oscillent entre victimisation sans défense et rage ardente. Notre énergie fluctue et, nous aussi, nous avons besoin de temps pour guérir, réfléchir et reconstruire.

Avec l’aggravation de l’arrogance israélienne et la suppuration des blessures palestiniennes, une autre guerre ou un autre soulèvement peuvent très bien être en vue. Mais un mouvement sans ressources est condamné à dépérir, et une lutte sans direction sera fatalement perdue. Nous savons que les slogans ne suffisent pas : seul un recalibrage sérieux du pouvoir – grâce à une organisation de la base, une action gouvernementale, une indépendance économique, la pression des médias et d’autres – peut changer le cours des choses face à notre condition coloniale. L’Intifada de l’Unité a représenté une part vitale de cette démarche. Mais nous avons encore une longue route devant nous.

Amjad Iraqi est un rédacteur et écrivain à +972 Magazine. Il est également analyste politique dans le groupe de réflexion Al Shabaka et a été auparavant coordinateur de plaidoyer au centre juridique Adalah. Il est citoyen palestinien d’Israël et vit à Haïfa.

Source : +972 Magazine

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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