Interview de l’Agence Média Palestine avec Yakov Rabkin, l’auteur d’un nouveau livre « Judaïsme, islam et modernités »

Le 1er juillet 2022

Interview menée par Simon Assoun pour l’Agence média Palestine.

Interview de Yakov Rabkin, professeur d’histoire contemporaine et spécialiste du sionisme et de l’histoire d’Israël.

Pourquoi avoir choisi d’écrire sur le judaïsme et l’islam face à la modernité ?

Les deux grandes religions monothéistes possèdent plusieurs traits en commun. Tout d’abord, elles ne sont pas monolithiques, s’organisent d’une manière décentralisée, possèdent des courants différents et, donc, leurs rapports à la modernité s’articulent dans une gamme très large. Ces rapports se basent sur les décisions de savants réputés et reconnus par leurs communautés respectives. Personne ne peut prétendre d’avoir la reconnaissance de tous les juifs ou de tous les musulmans. Mon livre sert, par ailleurs un rappel que les deux religions sont les plus rapprochées l’une de l’autre parmi les grandes religions du monde. 

Il n’est pas étonnant que le savoir musulman fût intimement intégré à la production savante judaïque dans les pays musulmans où la plupart des savants juifs écrivaient en arabe. Le judaïsme médiéval emprunte de nombreux éléments à l’islam : grammaire, philosophie, science et même langage. Contrairement au latin, l’arabe était largement employé dans la littérature rabbinique. Cela est peut-être dû aux origines communes de l’arabe et de l’hébreu mais, par-dessus tout, à la bien plus grande acceptation de l’islam par le judaïsme, comparé au christianisme, et à la plus large place qui fut faite à leur interaction. Des affinités conceptuelles, et même souvent terminologiques, relient le judaïsme et l’islam. 

Un des chapitres de mon nouveau livre analyse spécifiquement le traitement du musulman dans la jurisprudence judaïque. Le projet sioniste en Palestine, même s’il était en rupture, voire en contradiction avec les enseignements classiques du judaïsme, a été perçu par certains musulmans comme un projet religieux judaïque. D’où la regrettable confusion entre sionisme et judaïsme qui mine les rapports historiques plutôt harmonieux entre les musulmans et les juifs.

Comment définiriez-vous aujourd’hui le rapport qu’entretient l’orthodoxie juive au sionisme et à l’État d’Israël ?

Il faut rappeler que le mouvement développé par Theodor Herzl est issu, en premier lieu, de certains courants anglophones du protestantisme, dans un second temps, de l’interprétation laïcisée du vécu que la minorité juive a connue en vivant en marge de l’hégémonie chrétienne. Il ne faut pas oublier que l’antisémitisme a bien plus nourri le sionisme que l’antisionisme.

Mon livre Au nom de la Torah – Une histoire de l’opposition juive au sionisme, publié en 2004, et désormais disponible en quinze langues, en explique les raisons. De nos jours, nombre de juifs tant orthodoxes que libéraux articulent des critiques systémiques du sionisme, une idéologie politique à la fois moderne et archaïque. 

Quant à l’orthodoxie d’aujourd’hui, elle contient tant des courants qui restent toujours farouchement opposés au sionisme et à l’État qui l’incarne, mais aussi, surtout depuis 1967, le national-judaïsme (dati-léoumi en hébreu) qui a soutenu des enthousiastes les plus fervents du sionisme et réclame un droit exclusif à la Terre sainte. Ce sont eux qui ont initié et encouragé l’occupation des territoires palestiniens. Donc l’orthodoxie reste fragmentée comme, par ailleurs, le reste des juifs. Comme l’on dit souvent, « deux juifs, trois opinions ». 

L’historien Enzo Traverso identifie un « tournant conservateur », dans les communautés juives, marquant selon lui la « fin de la modernité juive ». Quel regard portez-vous sur sa conclusion ?

En effet, il identifie des « traits marquants de la diaspora juive – mobilité, urbanité, textualité, extraterritorialité ». Il voit ces traits « étendus [plus tard] au monde globalisé, en normalisant la minorité qui les avait incarnés ». Cette conclusion est en résonance avec le concept quelque peu circulaire de « l’âge de Mercure » développé par Yuri Slezkine à l’égard des juifs modernes. 

La modernité a permis  aux juifs de s’insérer dans la vie de la plupart de pays et  a produit des effets profonds sur eux aussi bien que sur la société ambiante. Leur marginalité initiale va contribuer à développer une créativité exceptionnelle dans des domaines très divers : la littérature et le commerce de détail, la pensée politique aussi bien que le cinéma et les arts du spectacle en général ou encore les sciences.

Je suis d’accord avec Enzo Traverso que le sionisme constitue « la fin de la modernité juive », faisant partie d’une tendance mondiale à la démodernisation. En effet, un des critères de la modernité est la transformation des identités tribales et confessionnelles en identités nationales inclusives. Selon ce critère, le sionisme représente un recul qui, de plus, postule le caractère éternel de l’antisémitisme et dénigre les bienfaits de l’émancipation. La loi sur la nationalité adoptée par la Knesset en 2018 officialise la primauté des juifs au sein de l’État sioniste, ce qui, bien entendu, va à l’encontre des principes d’égalité  civile et politique. 

Or, sur d’autres plans, comme les sciences, les techniques, les arts, le sionisme est manifestement moderniste. Pour beaucoup de juifs le sionisme et l’État d’Israël constituent une porte d’entrée dans la modernité, en leur permettant d’abandonner la pratique du judaïsme tout en se croyant être « des bons juifs ». 

Pour commander le livre:

https://www.editions-i.com/ouvrages/judaisme-islam-et-modernites-44.htm

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