Pourquoi la réalisatrice de la série Farha de Netflix a dépeint le meurtre d’une famille palestinienne ?

Par Armani Syed, le 7 Décembre 2022

NB : Pour le visionner sur la plateforme de streaming Netflix France, il suffit de basculer son compte en Anglais dans les réglages, dès lors le titre devient disponible. 

Beaucoup de choses se sont passées depuis que le premier long métrage de la réalisatrice jordanienne Darin Sallam, Farha, a été présenté en première mondiale au Festival international du film de Toronto l’année dernière : La Jordanie a choisi le film pour sa participation aux Oscars 2023, il a obtenu le prix du meilleur film pour la jeunesse aux Asia Pacific Screen Awards, et il a atteint un public beaucoup plus large lorsqu’il est arrivé sur le catalogue Netflix la semaine dernière.

Le film, qui se déroule dans un village palestinien anonyme, raconte l’histoire vraie d’une jeune fille de 14 ans lors de la création d’Israël en 1948 – un événement que les Palestiniens appellent la Nakba, ou « catastrophe » – au cours duquel plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés de leurs foyers.

Le personnage homonyme du film, Farha, est une fille turbulente qui veut s’inscrire à l’école en dépit des normes traditionnelles de genre. Mais lorsque les forces israéliennes naissantes envahissent son village, le père de Farha l’enferme dans un garde-manger pour la mettre en sécurité. Là, elle assiste au meurtre d’une famille palestinienne et de son nouveau-né par une petite ouverture dans le mur.

Cette rare représentation à l’écran de la violence israélienne contre les Palestiniens a été condamnée par les autorités israéliennes. Le ministre israélien sortant des finances, Avigdor Lieberman, a publié une déclaration sur le film, disant : « Il est fou que Netflix ait décidé de diffuser un film dont l’objectif est de créer un faux prétexte et d’inciter à la violence contre les soldats israéliens. » Lieberman a ajouté avoir ordonné à son ministère de refuser le financement du cinéma Al Saraya à Jaffa pour la projection du film.

Sallam parle au TIME de la controverse autour de Farha et de ce que le film signifie pour elle.

TIME : Farha est inspirée de la vie d’une véritable jeune fille, comment avez-vous trouvé son histoire et comment vous a-t-elle touché ?

Sallam : Je dis toujours que l’histoire m’a trouvé. Il y avait une fille nommée Radieh qui vivait en Palestine en 1948, et elle a été enfermée dans une chambre par son père pour la protéger de l’invasion d’Israël à l’époque. Radieh a survécu et a marché jusqu’en Syrie où elle a partagé son histoire avec une autre fille. Cette autre fille a grandi, a eu une fille et a raconté l’histoire de Radieh à sa propre fille, qui se trouvait être moi.

Comme je suis claustrophobe, je n’ai cessé de penser à ce qui est arrivé à Radieh. J’ai eu de la peine pour elle. Je m’identifiais à elle. Comme tout Jordanien d’origine palestinienne, ou tout Arabe, nous grandissons en écoutant des histoires sur la Palestine, sur la Nakba. Toutes ces histoires que j’ai entendues de mes grands-parents, de ma famille, de mes amis, se sont assemblées pour créer le personnage de Farha, un nom qui signifie joie en arabe. J’ai choisi ce nom en raison de la façon dont ils parlaient de leur vie avant la Nakba – pour moi, c’était la vie avant que leur joie ne soit volée.

Vous avez réussi à retrouver Radieh ?

J’ai essayé de la retrouver pour qu’elle puisse voir le film. Malheureusement, je n’ai pas pu, car sa famille a quitté l’endroit où elle vivait après le début de la guerre en Syrie. Mais pendant une séance de questions-réponses pour Farha, quelqu’un du public, un vieil homme, s’est levé et a dit : « C’est l’histoire de ma mère. » J’ai cru que c’était le fils de Radieh. Puis il a dit : « Non, mais ma mère a vécu quelque chose de très similaire. » Alors j’ai senti que ce n’était peut-être pas seulement Radieh, mais chaque Palestinien qui se voit dans cette histoire.

Pourquoi avez-vous décidé de faire de l’histoire de Radieh un film ?

En tant que cinéaste, je ne peux pas faire de film si je ne ressens pas le besoin de partager l’histoire – surtout si l’histoire me hante, comme ce fut le cas pour Farha. Il n’y a pas de films sur cette période spécifique en Palestine. Elle est absente du cinéma. Beaucoup de gens m’ont dit : « Pourquoi ne pas faire un film sur un autre pays ? ». Et j’ai toujours dit que c’est une histoire universelle et intemporelle qui pourrait se passer n’importe où, n’importe quand. Je ne suis pas un politicien, mais j’ai décidé de rester fidèle à cette histoire, comme si j’étais responsable de la voix de cette jeune fille.

C’est également un défi pour moi, en tant que scénariste et réalisatrice, de faire en sorte que la majeure partie du film se déroule dans un espace confiné.

Pouvez-vous m’en dire plus sur la Nakba et les événements qui l’ont précédée ?

La Nakba fait partie de ce que nous sommes et de notre identité en tant que Palestiniens. Encore une fois, je ne suis pas une politicienne. Je suis une artiste. Mais ce que je peux dire, c’est que mes grands-parents ont été contraints à l’exil en 1948 ; mon père avait alors six mois. Ils ont entendu parler d’un massacre près de chez eux, alors ils ont pris leurs affaires et sont partis. Ils craignaient pour leur vie. Mes grands-parents pensaient qu’ils reviendraient dans quelques jours, quand les choses se seraient calmées, mais ça ne s’est pas arrangé, alors ils sont arrivés en Jordanie. Cela s’est produit dans de nombreux autres villages.

Comment avez-vous fait vos recherches sur cette période et vous êtes-vous rapproché le plus possible des événements réels ?

En tant que jordanienne aux racines palestiniennes, vous grandissez en écoutant ces histoires, mais nous avons dû faire beaucoup de recherches pour être sûrs. J’ai lu de nombreux ouvrages, comme celui d’Ilan Pappé sur le nettoyage ethnique de la Palestine, que je recommande à tous de lire. J’ai entendu beaucoup d’histoires orales de personnes qui ont été témoins de ces événements. Une grande partie du processus de recherche a été douloureuse. Vous voyez des gens qui ont été témoins de quelque chose il y a 70 ans et qui sont encore traumatisés. Ils attendent toujours de pouvoir visiter leurs maisons et leurs fermes. J’ai eu le cœur lourd en voyant à quel point leur vie simple leur manque.

A quel point a-t-il été difficile de réaliser un film sur la Nakba, sans parler de sa diffusion sur Netflix ?

C’est très difficile de faire un film en général, et au Moyen-Orient, c’est encore plus difficile parce qu’il est encore plus difficile de trouver des financements. Et lorsque vous parlez de la Palestine, cela devient de plus en plus difficile car c’est un sujet qui est évité. Avec ce côté palestinien du récit, beaucoup ne veulent pas l’entendre. Il a été très difficile d’obtenir des fonds pour le film, mais nous pensions que le bon moment n’arriverait jamais. Nous devions créer les bonnes circonstances pour que cela se produise.

Pourquoi avez-vous inclus le meurtre d’une famille palestinienne dans Farha et comment avez-vous traité ce sujet de façon sensible et appropriée ?

La raison pour laquelle je suis si choqué par les réactions négatives est que je n’ai rien montré. Comparé à ce qui s’est passé pendant les massacres, c’était un petit événement. Je ne sais pas pourquoi certains responsables israéliens sont très contrariés par cette scène. Elle est floue et mal cadrée parce que j’ai toujours dit qu’il s’agissait du voyage de cette fille. Je ne veux pas parler de Farha comme d’un numéro. Je veux parler d’elle comme d’une enfant qui avait des rêves. Elle a perdu son ami, son père, sa maison, sa vie. Je ne veux pas parler de la guerre, mais elle fait partie de son parcours. Il s’agit de ses sentiments sur ce dont elle est témoin.

Le film a suscité de nombreuses réactions négatives en Israël. Dans quelle mesure vous y attendiez-vous ?

Je ne m’attendais pas à une telle réaction car le film est sorti depuis un certain temps, alors pourquoi maintenant ? Le moment était étrange pour moi. J’ai l’impression qu’il est destiné à nuire à la campagne en vue des Oscars, alors j’espère vraiment qu’il n’aura pas d’effet négatif sur celle-ci. Nous voulons vraiment nous concentrer sur le fait que le film soit vu, alors oui, c’est un choc. Je comprends que la vérité blesse, mais c’est notre droit de nous exprimer et de partager notre identité et ce qui nous est arrivé.

Certains responsables israéliens disent que le film crée un faux récit. Quelle est votre réponse à cela ?

Nier la Nakba, c’est comme nier qui je suis et que j’existe. C’est très offensant de nier une tragédie que mes grands-parents et mon père ont vécue et dont ils ont été témoins, et de s’en moquer dans les attaques que je reçois. Je reçois des messages haineux et racistes sur qui je suis, d’où je viens et sur ma façon de m’habiller. C’est inacceptable. Ils peuvent continuer à parler, je ne peux rien y faire, mais c’est inhumain.

Vous avez déclaré qu’il y a eu une campagne de diffamation visant la note IMDB du film. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il y a eu une attaque, et quand je dis attaque, je veux dire de partout – des médias israéliens, des individus et des ministres. Ils ont dit aux gens d’aller évaluer le film avant qu’il ne soit sur Netflix. Soudain, en l’espace de quelques heures, le 1er décembre, un grand nombre de personnes ont voté contre le film, lui ont attribué la note de « zéro étoile », et ont écrit des commentaires similaires disant que c’était un « gros mensonge ». Il s’agissait d’une campagne organisée, car le film n’était même pas encore disponible sur Netflix à ce moment-là, alors comment pouvaient-ils le noter ? Se sentir, en tant qu’artiste, attaqué pour son travail, c’est horrible. Heureusement, un journaliste en a parlé et suite à cela les gens ont commencé à regarder le film, à le faire connaître et à laisser des critiques honnêtes.

Comment Netflix a-t-il réagi face à cette réaction négative ?

En fait, nous n’avons jamais contacté Netflix après la réaction négative. Ils ont simplement fait ce qu’il fallait et ont mis le film sur leur plateforme. Pour moi, c’est un véritable acte de bravoure et le soutien dont nous avions besoin. Nous avons un nouveau respect pour eux.

Le film a-t-il été projeté en Israël ou dans les territoires palestiniens ?

Il a été projeté en Palestine, à Ramallah, Gaza et Rafah. Un jour avant sa sortie sur Netflix, le film a été projeté dans un cinéma de Jaffa, et c’est là que le gouvernement et les médias israéliens sont devenus fous et ont commencé à attaquer le film, en menaçant de couper le financement du cinéma pour sa projection.

Avez-vous eu des retours de Palestiniens sur le film ?

Pas seulement des Palestiniens. L’écrasante quantité de beaux messages que nous recevons à propos du film vient du monde entier. Certaines personnes ont imaginé leur fille à la place de Farha. Pour moi, c’est la raison d’être du film : c’est un film sur l’amitié, l’amour et la libération face à la perte.

Qu’est-ce que cela vous fait d’apprendre que Farha est en lice pour un Oscar ?

J’espère vraiment que le film ne subira aucune injustice. J’espère que le film sera vu et aura une chance équitable aux Oscars. Je dis toujours que nous ne sommes pas éternels, mais que les films le sont. Maintenant, le film est dans le cœur et l’esprit des gens. J’espère qu’il vivra pour toujours ou pour les générations à venir.

Cette interview a été modifiée pour des raisons de clarté et de style.

Trad. A.G pour l’Agence Média Palestine

Source : Time

Retour haut de page