Par Rashid Khalidi, 25 avril 2016
Introduction
Dans son livre de 2013, Courtiers en fraude : comment les États Unis ont sapé la paix au Moyen Orient, Rachid Khalidi, le conseiller politique d’Al-Shabaka, identifie trois modèles principaux qui ont caractérisé la politique américaine à l’égard du conflit depuis 1948 : la complaisance de dirigeants arabes qui ont besoin du soutien israélien contre leurs propres peuples ; la sollicitude présidentielle pour les circonscriptions du pays ; et l’indifférence des USA au sort des Palestiniens.
Au cours d’un vaste débat, la directrice exécutive d’Al-Shabaka, Nadia Hijab, s’est demandé avec Khalidi jusqu’à quel point la période actuelle aux USA pouvait contredire – ou renforcer – les continuités profondes qu’il a identifiées dans son livre. La discussion a porté sur les attaques féroces sur des militants engagés dans la promotion du boycott, du désinvestissement et des sanctions (BDS) aux USA ; sur le changement de discours et sur la possibilité que ce changement ait une influence sur la politique ; sur le gouvernement Obama ; et sur l’environnement toxique créé par les relations entre les États Unis et les pays arabes du Golfe, de même que la nouvelle et très dangereuse alliance entre les pays du Golfe et Israël.
La mutation du discours
Il y a de toute évidence une mutation en cours du discours. C’est en partie une question de génération et en partie dû au mouvement vers de nouveaux media, des media alternatifs et les réseaux sociaux. C’est cette mutation qui explique pourquoi des campagnes BDS sont maintenant possibles et aussi un candidat come Bernie Sanders qui peut dire le genre de choses qu’il a dites dans son discours dans l’Idaho – ce qu’il n’a pas dit à AIPAC – par exemple parler du contrôle par Israël de 80% des réserves d’eau de la Cisjordanie ce qui injecte un peu de réalité dans le discours. Le noyau dur des supporteurs de Sanders est formé de gens plus jeunes, plus progressistes, qui sont le reflet d’une part croissante de la base du Parti Démocrate.
Une construction mensongère centrée sur le « terrorisme » palestinien et sur la « sécurité » israélienne est utilisée pour décrire la situation au Moyen Orient, et la plupart des personnages politiques la répètent de façon mécanique. Le fait que des gens comme Sanders ou le sénateur Patrick Leahy commencent publiquement – ce que d’autres font en privé – à se débarrasser de ce scénario fallacieux, est un facteur de changement majeur*.
Voilà le moment dans lequel nous nous trouvons. BDS est une tactique à laquelle les gens peuvent s’accrocher. Les gens n’ont pas de directives du côté politique : le mouvement national palestinien est paralysé, gelé, et saboté de l’intérieur, et le monde arabe, souffrant d’un sectarisme virulent, est dominé par des régimes corrompus, et non démocratiques. L’orientation vient en revanche de la société civile et son message attire une population très diversifiée qui est profondément méfiante vis-à-vis des media du courant dominant. Mes étudiants savent que ces media mentent et ils s’en approchent avec grand scepticisme. Tous ne deviennent pas pour autant des militants palestiniens aux yeux grands ouverts, mais ils ne suivent pas les media du courant dominant, à la différence de la génération plus âgée.
Donc il est indéniable qu’un changement discursif se produit. Je me suis rendu sur des campus dans tout le pays et il n’y a pas de comparaison avec la situation d’une dizaine d’années plus tôt. On peut aussi voir le militantisme dans d’autres sphères, par exemple dans des églises progressistes, des synagogues et dans certains syndicats. Dans les décennies passées, il n’y avait rien d’autre que le récit sioniste ; maintenant, il y a plusieurs récits – plusieurs récits palestiniens et plusieurs récits sionistes différents. C’est ce marché libre des idées que les sionistes d’extrême droite essaient de casser.
Les attaques contre le militantisme
Chaque action a une réaction égale et opposée. Dans ce cas, la réaction au militantisme de solidarité avec la Palestine aux USA a été bien plus qu’égale. Elle est massive, manipulée et payée par des milliardaires et par des dizaines d’organisations qui ont des budgets multi millionnaires, toutes engagées dans l’opposition au militantisme étudiant.
La virulence et la visée de la réaction montrent à quel point le changement discursif est allé loin. Les hommes politiques conservateurs et les leaders de la communauté juive américaine (qui sont largement plus à droite d’une grande partie de la communauté qu’ils prétendent représenter) deviennent hystériques sur la contestation du récit qu’ils ont colporté avec succès pendant tant de temps, et leur réaction est quelque peu féroce.
C’est une façon extraordinaire de repousser un réseau informel de jeunes gens motivés qui font ce qu’ils pensent être juste. Il y a eu quelques effets paralysants sur la liberté de parole et la liberté académique et quelques limites faites à la volonté des gens de se lancer à découvert. Mais il y a un effet de repoussoir du repoussoir, basé sur la valeur américaine tipyque de liberté de parole et de liberté académique et cela a ouvert un débat sur le sionisme et l’antisémitisme. Voilà des questions sur lesquelles les forces sionistes ne veulent pas de débat public. La plupart de leurs propositions sont fondamentalement fausses : ils ont des arguments foireux et ne peuvent éviter un véritable débat public. Ils pensent pouvoir s’en tirer avec la hasbarah (propagande) mais on ne peut pas tromper un nombre croissant d’étudiants et de jeunes avec ce type d’arguments, aussi le repoussoir sioniste a entraîné un débat qui a libéré le faux récit. BDS est une tactique sur les campus pour ouvrir le débat. Elle n’est pas conçue pour changer l’équilibre des pouvoirs au Congrès : tout cela est fait pour ouvrir le débat. Les gens sauront alors qu’ils ont été constamment trompés.
Du discours aux intérêts politiciens et à la politique
Tandis que certaines parties de la société américaine se fondent désormais davantage sur la vérité, rien n’a changé quant à la façon dont les élites US définissent les intérêts stratégiques de ce pays au Moyen Orient, et donc rien n’a changé sur le statu quo politique.
Avant de pouvoir traduire la rupture qui se produit dans le discours en un système politique, il faut la traduire en termes d’intérêts politiciens. Ce que font cette administration ou une autre sera affecté par la façon dont elles considèrent les intérêts matériels et stratégiques des États Unis et par les affaires intérieures ; je ne pense pas que la façon dont ces intérêts sont vus ait beaucoup changé.
Ce qui se passe essentiellement sur les campus, dans les églises et au sein de la société civile n’a rien à voir avec ces intérêts politiques. On ne peut pas voir des dizaines de représentants à la Chambre des Représentants ou des gouverneurs d’États élus sur leurs positions sur cette question. On est, là, plusieurs pas en avant d’un changement significatif dans les intérêts politiciens. Il y a des fétus dans l’air qui montrent ce qui peut ou ne peut pas se produire, comme Leahy et Sanders et d’autres personnalités en prise sur le changement de la démographie du Parti Démocrate et, plus largement, du pays. Mais, faute d’un changement politique et d’un changement de la façon dont sont vus et compris les intérêts américains, nous ne verrons pas de changement de politique publique. Cela pourrait arriver très rapidement, mais pour le moment, aucun signe n’est visible.
Les positions de Sanders sur le conflit israélo-palestinien sont destinées à sa base. Il est protégé de certaines attaques ou dénigrements visant d’autres hommes politiques parce qu’il est juif et qu’il a vécu en Israël. Le fait d’avoir embauché une jeune juive qui milite contre l’occupation, Simone Zimmerman, comme coordinatrice de la sensibilisation des Juifs, était en ligne avec la construction de sa base de soutien (Zimmerman a depuis été suspendue pour avoir fait des commentaires sur Facebook à propos de Netanyahou et de Hillary Clinton).
En réalité, la direction de la bourgeoisie juive ne représente pas son public supposé. Des conservateurs plus vieux, plus riches dominent les fédérations locales et la plupart des organisations communautaires, mais de nombreux Juifs américains ne sont ni vieux ni riches ni conservateurs. Des membres dirigeants tel Haïm Saban et Shedon Adelson sont même à droite de Netanyahou ; un bon nombre de Juifs américains n’ont pas de tels points de vue de droite sur Palestine/Israël. Sanders a prouvé que parmi des groupes plus jeunes il y a une immense ouverture pour penser les choses différemment.
Quant à passer d’intérêts politiciens à la politique, les États Unis ne sont pas les seuls dans cette situation. Il serait très important à cet égard qu’il y ait une renaissance du mouvement national palestinien capable d’exprimer les objectifs nationaux palestiniens de façon convaincante. Il y a longtemps que ce n’est pas le cas. Les sociétés civiles palestinienne ou américaine ne représentent qu’elles-mêmes et ce qu’elles sont capables de faire, aussi important que ce soit, particulièrement dans la conjoncture actuelle, est bien différent d’un mouvement national palestinien dynamique qui puisse développer une stratégie claire de libération. Lorsque ce sera le cas, les choses changeront. Ce qui implique, certes, de faire les bons choix stratégiques : les Palestiniens ont parfois fait de mauvais choix stratégiques par le passé.
Les droites israélienne et républicaine intimement liées
Le fait que l’administration Obama ait fourni plus de soutien à Israël que les précédentes n’a pas été suffisamment reconnu, et c’est largement dû à l’aversion virulente et viscérale à son égard en Israël, en partie motivée par le racisme déclaré, sans honte, qui caractérise le discours politique israélien. Il fut un temps où Israël était dirigé par de « bons libéraux » et des intellectuels qui, du moins au plan théorique, n’étaient pas des racistes déclarés. Maintenant, la nature discriminatoire de l’État n’est plus masquée, et c’est manifeste, par exemple, dans le traitement des Africains et dans le discours ouvertement raciste. Ils ne peuvent dissimuler leur mépris pour cet homme.
Les intérêts politiques américains et israéliens se rejoignent à un point qui n’est pas communément apprécié. Beaucoup d’hommes politiques israéliens, dont l’essentiel du gouvernement actuel, sont juste un appendice des fanatiques qui ont pris le contrôle du Parti Républicain. Adelson en est symptomatique : il est l’un des plus gros donateurs à l’aile droite des Républicains et à la droite israélienne. La droite israélienne au pouvoir et la droite américaine sont maintenant intimement liées. Les fanatiques et les démagogues racistes qui dominent le Parti Républicain sont en osmose avec les fanatiques et les racistes qui dominent la politique israélienne. Ils haïssent le président parce qu’ils croient qu’il est musulman et racialement inférieur.
L’autre raison de leur haine envers lui est que, quoi que le président ait fait en soutien à Israël, ils savent qu’il en sait plus et cela les irrite vraiment. Il l’a montré sur l’Iran quand il s’est attaqué au cœur même du zombie « l’Iran est le plus grand danger pour la paix dans le monde » qu’Israël a colporté pendant des décennies, depuis l’époque d’Yitzhak Rabin. Aussi, bien qu’Obama ait été l’homme politique le plus pro-israélien, quand il est question des droits des Palestiniens, il a donné aux Israéliens et à leurs alliés US une forte raison de le haïr, en démasquant le jeu de dupes, ce qui a eu pour résultat d’engager le Moyen Orient sur une voie stratégiquement différente.
L’administration Obama va-t-elle proposer des paramètres ou sponsoriser une résolution des Nations Unies au sujet du conflit israélo-palestinien ? On en parle beaucoup mais pas d’information fiable. Je serais ennuyé si c’était le cas. On est actuellement coincé avec les paramètres de Bill Clinton bien qu’Israël ne les ait jamais pris au sérieux. De toute façon, étant donné l’état dramatique des politiques des Palestiniens, du monde arabe et d’Israël, je ne suis pas sûr que cela aurait un impact.
Changement dans les relations américano-arabes
C’est un vaste thème mais, en bref, une chose que les responsables politiques américains et les milieux économiques ont commencé à réaliser, était que les trois principaux alliés des Américains dans la région – Israël, l’Arabie Saoudite et la Turquie – créent de graves problèmes pour la politique des USA même s’ils sont encore considérés comme des atouts. Pour ne prendre que le cas de l’Arabie Saoudite, les USA ont sponsorisé et soutenu le radicalisme takfiri wahabite, qui est le parrain du courant le plus virulent du fondamentalisme, via son soutien à l’Arabie Saoudite, et cela remonte au roi Faysal des années 1960 ; c‘est une vieille stratégie américaine.
Beaucoup de gens à Washington D.C. commencent à réaliser que ce n’est peut-être pas bon. Pour autant, leur capacité à faire quoi que ce soit là-dessus est limitée parce que les intérêts économiques les plus puissants ne peuvent pas se désintoxiquer de la richesse du pétrole du Golfe. Cela comprend l’industrie pétrolière, les secteurs bancaire et immobilier, l’aviation et l’industrie de la défense, etc. Ainsi, tandis que les décideurs politiques sont avertis des problèmes, quelques uns des intérêts les plus puissants de l’économie américaine sont complètement liés au statu quo dans le Golfe. Toutes sortes de problèmes sont causés par l’Arabie Saoudite, comme par Israël et par la Turquie : l’Iran paraît très différent sous cet éclairage. Les trois pays sont certes encore étroitement liés aux USA par des alliances et des intérêts stratégiques et matériels significatifs et, dans le cas d’Israël, par le tour de passe-passe discursif des sionistes aux États Unis.
Le président et son administration se rapprochent du changement sans que ce ne soit véritablement décisif. Il reste à voir si la prochaine administration verra les choses sous cet angle. En attendant, l’environnement toxique répandu par le takfirisme saoudien a aidé à créer des alliances entre le Golfe et Israël. Il existe désormais une alliance déclarée entre les autocraties du Golfe et Israël, symbolisée par l’accord de défense sur l’anti-missile Raytheon dans les Émirats Arabes Unis, qui est de toute évidence construit par une compagnie américaine, mais géré par Israël. C’est une alliance militaire qui ne dit pas son nom. Voilà le genre d’environnement dans lequel nous agissons : les autocrates qui gouvernent le Golfe et qui dominent les politiques arabes depuis des décennies sont dans un processus croissant d’alliances avec Israël.
L’hégémonie de l’Arabie Saoudite et sa position sur la Palestine ne sont pas nouvelles ; elles remontent à Ibn Saoud et à Truman. Mais cette alliance déclarée et très dangereuse avec Israël est nouvelle. Et cela est bien sûr un défi pour les droits nationaux palestiniens, pour ne rien dire d’un ordre décent, démocratique et équitable dans le monde arabe.
Note:
* Le sénateur américain Patrick Leahy a cosigné le 17 février 2016 une lettre avec 10 autres membres du Congrès, pour demander au Département d’État de mener une enquête afin de savoir si Israël et les forces de sécurité égyptiennes avaient commis de « graves violations » des droits humains », ce qui déclencherait l’application de la loi Leahy et aurait un impact sur l’aide militaire des USA à ces pays. La lettre citait Amnesty International et d’autres rapports d’organisations de défense des droits humains évoquant de possibles meurtres extrajudiciaires et des cas de torture de Palestiniens.
Traduction: SF pour l’Agence Media Palestine
Source: Al Shabaka