Journée noire pour la Palestine – Silence pour Gaza, poème de Mahmoud Darwich

Mahmoud Darwish parle dans ce poème de la résistance de la population de Gaza, dans les premières années de l’occupation (1967-1974).

Elle s’est ceinte d’explosifs et elle éclate ! Va-t-elle mourir ? S’est-elle suicidée ? Non, non. C’est la manière de Gaza d’annoncer son imprescriptible droit à la Vie.

Voilà quatre ans que la chair de Gaza vole en éclats. Sorcellerie, magie ? Non, non. C’est l’arme avec laquelle Gaza s’acharne à défendre à l’usure son existence !

Voilà quatre ans que l’ennemi, épaté dans ses rêves, béat dans sa passion d’amoureux, fait sa cour au temps… Seulement, à Gaza, impossible ! Elle lui est si peu apparentée, et elle colle à ses adversaires ! Elle est une île, cette Gaza ! A chaque explosion – et elles n’arrêtent pas- le visage d l’ennemi est lacéré, ses rêves se fissurent, et le voici inquiet du temps qui passe, car à Gaza le temps est un autre temps. Le temps de Gaza n’est pas neutre, il n’envoûte pas le monde de froide impassibilité, mais contre le réel il se heurte et il explose ! Le temps là-bas ne transporte pas les enfants de l’enfance à la vieillesse, mais d’un bond, dès leur premier choc avec l’ennemi, il en fait des hommes.

A Gaza, voyez-vous, le Temps n’est pas à la détente, mais à l’affrontement. En plein midi on y brûle. Car à Gaza les valeurs sont tout autres, tout autres, tout à fait autres que les nôtres. Au fait, la seule valeur de l’homme réduit par une conquête, n’est-elle pas sa force de résistance à l’occupation ? Or c’est à cela seul que l’on s’exerce, là-bas à Gaza ! Elle s’est accoutumée à cette seule et grande et dure valeur, point apprise dans des livres ou dans des cours accélérés ni aux trompettes et aux grosses caisses des propagandes ni au son des hymnes patriotiques ! Toute seule, par sa propre expérience et par son labeur, pas pour la « montre », pas pour la parade ! Non, Gaza n’a pas de quoi se vanter de ses Armées, ou de sa Révolution, ou de son Budget. Elle n’a pas à exposer ses chaires puantes et volontairement elle répand son sang. Gaza, savez-vous, n’est pas douée pour les discours, son pharynx ne vaut rien, c’est par les pores de la peau qu’elle crie sang, et eau et feu !

Aussi, l’ennemi la hait-il, tant et tant d’elle il a peur qu’il ira bien jusqu’au meurtre, jusqu’au crime par noyades sous la mer, et sous les sables e dans les baquets de sang !

Aussi ses proches et ses amis l’aiment-ils, avec jalousie, avec effroi ! Car Gaza c’est la leçon sauvage, c’est l’étendard levé devant tous, indistinctement, ennemis ou amis !

Elle n’est point, Gaza, la plus belle des cités…

Elles ne sont point, ses plages, les plus riantes des plages arabes.

Elles ne sont point meilleures, ses oranges, que toutes celles du Bassin méditerranéen.

Elle n’est pas la plus cossue d’entre les villes, Gaza ! (Du poisson, des oranges, du sable, des tentes frémissantes sous le vent, des denrées de contrebande, et des bras, des bras à vendre à qui veut en acheter !).

Elle n’est pas non plus la plus délicate ni la plus imposante, mais elle vaut le poids d’or de l’histoire d’une nation entière – parce que c’est elle la plus laide aux yeux de l’ennemi, et la plus miséreuse, la plus loqueteuse, et la plus méchante ! Et parce qu’elle est parmi nous, celle qui a su troubler toute euphorie et toute quiétude ! et parce qu’elle est un cauchemar et que ses oranges sont piégées, ses enfants sans enfance, ses vieillards sans vieillissement, ses femmes sans plaisirs ! Telle est Gaza, la plus belle, la plus sereine, la plus cossue, la plus digne, parmi nous, d’être aimée à la folie !

Comme nous serions méchants si nous cherchions chez elle des poèmes ! Gaza de grande beauté, ne la déparons pas, elle qui n’a point eu de poètes à l’heure où nous, nous croyions, fichtre, et avec quelle joie quand l’ennemi nous permettait de chanter contre lui comme des vainqueurs !…puis les poèmes ont séché sur nos babines tandis que sous nos yeux l’ennemi achevait de construire ses villes, ses fortifications, ses routes !…
Comme nous serions méchants pour Gaza si nous en faisions une ville mythique ! Nous la haïrions trop quand nous la verrions, si petite ville et si pauvre ! (Et si résistante, non ?)

Furieux contre toute la fabrique des mythes, nous briserions nos derniers miroirs dans un long gémissement monté de notre ultime réserve de fierté ! C’est alors elle que nous maudirions, refusant de nous révulser contre notre propre image !

Comme nous serions méchants pour Gaza si nous la portions aux nues. Nous nous prendrions pour elle d’une passion et passionnément nous serions à l’attendre. Or Gaza ne viendra pas à nous… Gaza ne nous sauvera pas, elle n’a ni cavalerie, ni avions, ni baguette magique, ni bureaux dans les capitales. Elle se libère elle-même tout à la fois de nos beaux langages… et de ses conquérants. Et si, au coin d’un rêve, un instant nous la rencontrons, peut-être ne nous reconnait-elle pas, puisqu’elle est née du Feu, et nous d’Attente et de Pleurs.

Pas d’énigme dans le secret de la résistance. Elle est populaire, voilà tout. (Ce qu’elle veut, c’est expulser l’ennemi hors de ses propres habits.) Et la résistance adhère à la population comme la peau aux os. Nul n’y est l’élève et l’autre le maître.

La résistance ne s’est pas, à Gaza, institutionnalisée !

La résistance, à Gaza, n’a pas pris pignon sur rue.

Elle n’est parrainée par personne, ni ne lie son destin à des listes de signatures ou des empreintes digitales.
Que lui importent son nom, ses traits, sa voix ? Elle ne se prend pas pour l’inévitable sujet des bulletins d’information. Elle n’est pas photogénique, elle ne se farde pas pour les photographes, elle n’a pas en travers de sa figure le sourire « Colgate ».

Elle n’en veut pas. Nous non plus.

Les plaies de Gaza ne serviront pas de chaires de prédication ! Sa beauté veut que nous ne parlions pas trop d’elle, que nous ne jetions pas dans la fumée de ses rêves l’encens de nos chansons de femmes !

Donc, quelle mauvaise affaire pour nos courtiers et nos croupiers, mais quel trésor de l’esprit, quelle inestimable farce morale pour tous les Arabes !

Et nos exclamations sur la splendeur de Gaza ne l’effleurent même pas, rien ne la distrait, rien ne détourne son poing de boxer l’ennemi en plein visage !

Comment sera le gouvernement de l’Etat palestinien que, tout prochainement, nous établirons sur la côte orientale de … la planète Mars (aussitôt terminée son exploration !), comment on répartira les sièges du Conseil national palestinien, rien de tout ça ne la préoccupe, mais de toutes ses forces elle s’arc-boute dans son refus. Affamée, elle refuse, dispersée, elle refuse, embarbelée, elle refuse, mise à mort, elle refuse.

Peut-être – une mer tumultueuse peut bien engloutir une ile minuscule – l’ennemi vaincra-t-il Gaza. Peut-être la décapiteront-ils de tous ses arbres…

Peut-être sèmeront-ils de leurs roquettes les ventres des enfants et des femmes, à Gaza. Et peut-être l’asphyxieront-ils sous la mer et sous les sables et dans les baquets de sang !

Pourtant :

Jamais elle ne se gargarisera de mensonges.
Ni ne dira aux conquérants : Oui !
Ni ne cessera d’exploser.
Va-t-elle mourir ?
S’est-elle suicidée ? Non, non. C’est la manière de Gaza d’annoncer son imprescriptible droit à la vie…

Mahmoud Darwish parle dans ce poème de la résistance de la population de Gaza, dans les premières années de l’occupation (1967-1974).
Extrait de la « Chronique de la tristesse ordinaire », publié à Beyrouth en 1974. Les éditions du Cerf, 2009.

Retour haut de page