Pourquoi le succès de la stratégie d’Israël consistant à faire taire les critiques est loin d’être assuré

Par Joseph Massad, le 16 février 2021

Tandis que les alliés européens et étatsuniens d’Israël aiment dénigrer « l’antisémitisme » des opposants, le public n’est généralement pas aussi accommodant.

Un Drapeau israélien face à la vieille ville de Jérusalem/ Reuters

Alors que Joe Biden se préparait à prendre la place de nouveau président des États-Unis le mois dernier, des organisations juives étatsuniennes du courant d’opinion majoritaire lui ont envoyé une lettre le pressant de suivre ses prédécesseurs et d’adopter la définition de l’antisémitisme de 2016 de L’Alliance Pour la Mémoire de l’Holocauste (IHRA) comme définition en vigueur pour les agences gouvernementales US, ce que le Département d’État avait déjà fait depuis les années Obama.

Ce soutien uniforme des organisations juives étatsuniennes à la définition de l’IHRA contraste avec le fait que les Juifs étatsuniens sont divisés à son sujet. La définition de l’IHRA considère que « cibler l’État d’Israël comme collectivité juive » et « nier au peuple juif le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire en prétendant que l’existence de l’État d’Israël est une entreprise raciste » sont antisémites. 

Adopter légalement la définition de l’IHRA implique que le gouvernement et les institutions ciblent, censurent et persécutent quiconque daigne attaquer la création et l’existence de la colonie de peuplement israélienne comme racistes. 

Violation de la liberté de parole 

Étant donné que la loi étatsunienne de 2016 pour la sensibilisation à l’antisémitisme, qui se fonde sur la définition de l’IHRA, a été votée par le Sénat mais pas par la Chambre des Représentants – quelque chose que l’ancien président Donal Trump a corrigé en publiant un décret-loi adoptant la définition de l’IHRA en décembre 2019 – la lettre presse Biden de marcher dans les pas de Trump. 

Des pays européens, dont l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne, de même que l’Union Européenne, ont déjà adopté la définition de l’IHRA. Des opposants à la définition de l’IHRA aux États-Unis, dont certaines des organisations juives qui l’ont ultérieurement soutenue, se sont centrés sur le fait qu’elle ne respecte pas la liberté de parole.

Mais pourquoi Israël et ses soutiens occidentaux seraient-ils soudain intéressés à des poursuites judiciaires contre des citoyens occidentaux en raison de leur critique de l’idéologie sioniste raciste et de la politique raciste de l’État israélien, quand ils les ont historiquement combattus par une rhétorique déligitimante, sans parler du fait qu’ils ont effectivement empêché la plupart d’entre eux de mettre en question la propagande israélienne officielle dans les medias occidentaux ?

Il est vrai que des points de vue pro-israéliens ont toujours été dominants dans les media occidentaux et dans les politiques et déclarations des gouvernements occidentaux, mais que la plus grande part du reste du monde est restée libre d’exprimer son appréciation du sionisme et de la politique israélienne, du moins jusqu’en 1991. 

Lorsque l’Assemblée Générale des Nations Unies a voté la Résolution 3379 en 1975, qui définissait le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale » regroupant le racisme israélien avec celui des colonies blanches de peuplement d’Afrique du Sud et de Rhodésie (futur Zimbabwe), seuls 35 des 142 membres de l’ONU s’y sont opposés. La grande majorité de ceux ayant voté « non » étaient des colonies de peuplement européennes dans les Amériques et en Océanie, ainsi que des pays européens. La réaction du gouvernement israélien fut d’accuser d’antisémitisme les États membres de l’ONU, alors même qu’ils avaient clairement condamnés d’autres pays pour leur racisme, sans faire d’Israël un cas à part.

Israël ayant conditionné sa participation à la conférence de paix de Madrid de 1991 (qui conduisit finalement aux accords d’Oslo), au retrait de la résolution, l’ONU acquiesça sous pression des États-Unis et vota la résolution 46/86 en décembre 1991, révoquant la résolution de 1975. Sur 166 membres, 111 pays votèrent en faveur de la nouvelle résolution, dont tous les pays et colonies de peuplement européens.

La tragicomédie de la définition de l’IHRA est que, selon elle, la plus grande partie du monde aurait été sujette à être jugée « antisémite » en 1975 et « philosémite » en 1991. Dans le contexte de la résolution de 1991, suivie quelques jours plus tard de l’effondrement de l’Union Soviétique (dont la soumission aux USA dans ses derniers jours lui fit voter la résolution de 1991), Israël et ses alliés triomphaient ; ils sentirent qu’ils pouvaient étendre leur contrôle sur ce qui se disait d’Israël à la planète entière, sans plus d’opposition.

Le mouvement sioniste

La relation du mouvement sioniste à l’antisémitisme est aussi vieille que le mouvement lui-même. Depuis le début, le mouvement sioniste a été partie prenante de la notion coloniale européenne de race. Ses toutes premières critiques juives ont noté sa part dans la prétention raciste européenne selon laquelle les Juifs étaient des asiatiques, sémites et certainement pas européens et encore moins aryens. 

Un tel engagement s’est tôt manifesté dans la pensée du second plus important fondateur du mouvement sioniste, Max Nordau, auteur du traité Dégénération, de la fin du 19è siècle. C’est ce qui a conduit les scientifiques juifs sionistes à créer en 1902 l’Association de statistiques juives pour rechercher l’état de la « race » juive dans des marqueurs incluant les taux de mortalité, de reproductibilité, d’exogamie avec des chrétiens européens et le taux de conversion au christianisme ; cela les amena à croire que les Juifs avaient « dégénéré » et ne pouvaient être « régénérés » que dans un État à eux.

La validation sioniste de postulats antisémites ne s’est jamais atténuée. L’inspiration des mots de son fondateur, Theodore Herzl, guide les sionistes jusqu’à aujourd’hui : « Les antisémites deviendront nos amis les plus sûrs, les pays antisémites nos alliés ». C’est ce qui a attiré les antisémites protestants à soutenir le sionisme et à le voir comme un produit du millénarisme sioniste protestant, qui, depuis la Réforme du protestantisme, souhaitait « remettre » les Juifs européens en Palestine. 

La Déclaration Balfour 

C’est sur les mêmes bases que l’ancien premier ministre britannique, Arthur Balfour, a promu la loi sur les étrangers de 1905 interdisant l’immigration juive d’Europe de l’Est en Grande Bretagne et sa tristement célèbre déclaration promettant le soutien de la Grande Bretagne à la création d’un « foyer juif » pour les Juifs européens en Palestine. Il était fortement convaincu que les Juifs étaient « un peuple à part qui ne professait pas seulement une religion différente de celle de la majorité de ses concitoyens ».

Ce point de vue chrétien européen qui a orientalisé les Juifs européens au 18è siècle comme « asiatiques » et qui les a racialisés au 19è comme « sémites », était totalement accepté par les sionistes, dont la branche locale allemande a défendu les lois de Nuremberg de 1935 promulguées sous Adolf Hitler (à laquelle se sont opposés tous les autres Juifs allemands), précisément parce qu’ils approuvaient l’idée que les Juifs étaient une race différente et qu’ils devaient être séparés des Gentils dans un État qui leur soit propre.

Après la création de l’État d’Israël, le régime colonialiste de peuplement a adopté une série de lois privilégiant les citoyens juifs par rapport aux autres. La Loi de juillet 2018 de l’État-nation a réitéré le fondement racialiste d’Israël dans son insistance sur l’exclusivité juive du « droit à l’autodétermination » dans toute la Palestine historique – la même autodétermination sur laquelle insiste la définition de l’IHRA pour se protéger des « antisémites ».

C’est cet héritage antisémite auquel adhèrent l’Europe et les États-Unis lorsqu’ils insistent, comme ils l’ont fait depuis 1948, en disant que toute « solution » à la question palestinienne, en particulier la « solution à deux États », doit préserver la suprématie raciale juive en Israël. Ils sont alors, entre autres, soucieux à l’idée que si les Palestiniens expulsés étaient amenés à rentrer chez eux, cela compromettrait le « caractère juif » d’Israël ; préoccupés aussi d’une solution démocratique « à un seul État » qui créerait une inquiétude considérable parce qu’elle nierait sa nature « juive ». En bref, de telles solutions abrogeraient les privilèges coloniaux, raciaux et religieux, quelque chose que les pays occidentaux considèrent inacceptable.

Au-delà de la rhétorique

Le soutien à l’occupation coloniale israélienne manifesté en 1991 a décliné pour la première fois depuis 1967 parmi le public européen d’Europe occidentale et des Américains blancs, qui accusent cet État d’être raciste, non démocratique ou « d’apartheid ». Israël, qui a toujours défendu sa politique coloniale en étiquetant « antisémite » toute critique de sa nature coloniale de peuplement, a réalisé que ses stratégies rhétoriques et son emprise sur l’opinion publique occidentale n’étaient plus aussi efficaces qu’elles avaient été un jour. 

Enhardi par le soutien continu reçu d’Europe et des colonies de peuplement européennes, qui a effectivement fait taire le monde à l’ONU en 1991, Israël a décidé d’aller, avec ses alliés occidentaux, au-delà des discours des media et du gouvernement, vers la sphère des menaces et des poursuites judiciaires. C’est dans ce contexte que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA a été adoptée aux États-Unis et dans des pays européens.

Le public dans le monde a néanmoins prouvé jusqu’à présent être moins malléable que ses gouvernements ne l’ont été à l’ONU en 1991. La stratégie judiciaire d’Israël et celle de ses alliés européens et étatsuniens vise à casser la volonté du public. Pour autant, le succès de cette nouvelle stratégie, est loin d’être assuré. 

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Joseph Massad est professeur à l’Université Columbia de New York où il enseigne les politiques arabes modernes et l’histoire intellectuelle. Il est l’auteur de nombreux livres  et d’articles académiques et de presse. Parmi ses livres on peut citer : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians, et plus récemment Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits en une dizaine de langues.

Source : Middleeasteye

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

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