Le Blues de Gaza : Cantiques d’amour, de mort et de résistance

Haidar Eid – The Electronic Intifada – 26 août 2015

https://soundcloud.com/intifada/gaza-blues-hymns-of-love-death-and-resistance

Ici, à la merci du temps,
sur ces piémonts au couchant
près des vergers ravagés privés de leurs ombres,
nous faisons ce que les prisonniers font,
nous faisons ce que les chômeurs font :
nous cultivons l’espoir.
– Mahmoud Darwish

La douleur peut, contre toute attente, faire émerger ce qu’il y a de meilleur chez les gens.

Lorsque Israël a commis l’un de ses crimes les plus affreux à Shujaiya, faubourg de la ville de Gaza, en juillet 2014 – le massacre de dizaines de personnes – je suis devenu quelqu’un d’autre.

J’ai éprouvé un cocktail d’émotions mêlées : désespoir, horreur, douleur, solitude, aliénation, mélancolie et résilience.

Etre un militant à cet instant ne m’a pas aidé à empêcher un F16 israélien fabriqué aux USA de viser Khuzaa, ou un autre véhicule armé fabriqué aux USA de bombarder les maisons de Beit Hanoun. J’ai eu l’impression que les longues nuits noires étaient de mèche avec Israël de l’apartheid – l’un et l’autre étaient contre moi.

Les stations de radio locales lançaient sans arrêt des éditions spéciales, avec leurs reporters sur les lieux des différents massacres. Mon coeur et ma tête luttaient pour absorber toutes les nouvelles sur-le-champ. Mais c’était des nouvelles mêlées de chair et de sang – ceux de mes amis, de mes nièces, de mes neveux, de mes étudiants, de mes collègues, la chair de ma chair.

Alors, je me suis mis à chanter.

« Prends la seule arme que tu aies en cette sombre nuit et riposte pendant que les larmes coulent le long de tes joues ! Tu sais qu’ils se réjouissent de l’autre côté des barbelés ! Ils font des barbecues et boivent de la bière quand une bombe tombe sur la tête de nos enfants ! »

« Shujaiya ! Shujaiya ! Shujaiya !

« Khuzaa ! Khuzaa ! Khuzaa !

Trempé de larmes

Dans ma main était mon arme – un tout petit téléphone portable contre ma bouche, ma barbe trempée de larmes. Puis le premier enfant – une chanson – est né, un enfant baptisé dans le sang. D’où le titre, « L’amour au Temps du Génocide », que j’ai chanté sur les paroles de feu le poète égyptien Abdel Rahim Mansour, écrites pour commémorer le massacre de Denshawai commis en 1906 en Egypte par les soldats britanniques.

Entre contractions et douleur
Nous renaîtrons
Entre contractions et douleur
La sagesse naîtra
Le chant de liberté naîtra
Tout ce qui est parti et passé
Naît encore dans tes yeux

Je ne savais pas exactement pourquoi j’avais entonné cette chanson dans mon téléphone portable. Mais quelques camarades l’ont entendue et l’idée d’en faire une vidéo a pris forme comme faisant partie de leurs efforts collectifs pour soutenir la résilience des Palestiniens de Gaza.

Briser les stéréotypes

Amis et collègues ont été surpris de découvrir que j’étais un chanteur aussi bien qu’un universitaire. Dans le monde arabe, les universitaires sont connus pour être stricts et coincés, surtout à Gaza. En tant que militant dévoué au boycott, désinvestissement et sanctions, organisateur principal du groupe Un Seul Etat Démocratique, et universitaire, j’étais heureux de briser ce stéréotype.

Mais qui s’intéresse un tant soit peu aux stéréotypes ? Ne sommes nous pas opposés aux généralisations les plus conventionnelles ? Ne sommes nous pas supposés secouer ce monde apparemment immobile d’idées préconçues ?

 

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Peinture à Rafah, au sud de Gaza,février 2015
(Abed Rahim Khatib / APA images)

Mais plus important, puisque les victimes de Gaza ont fait les frais d’une machine de guerre raciste – déterminée à tuer autant d’enfants et de femmes que possible parce qu’ils ne sont pas nés de mères d’un autre groupe ethno-religieux – il faudrait utiliser tous les outils permettant de raconter leurs vies et leurs morts tragiques.

Le grand intellectuel palestinien Edward Said aurait approuvé d’un signe de tête.

Défi

Ni studio, ni micro, ni speakers, ni orchestre. Je n’avais rien qu’un téléphone portable, un ordinateur portable et des chansons déjà chantées dans différents contextes par des chanteurs célèbres. Voilà le défi que je m’étais lancé : comment donner à ces chansons un contexte palestinien ?

C’est alors qu’a émergé la tragique histoire de Salem Shamaly, jeune homme dont le meurtre de sang-froid par un sniper israélien, alors qu’il recherchait sa famille, a été filmé sur une vidéo. Un autre poème du merveilleux poète décédé Salah Jahin, interprété par tant de chanteurs bien connus, a résumé la tragédie, métaphore de Gaza.

Protégé par ses chefs et une communauté internationale complice, un sniper décide de faire un jeu, qu’il peut utiliser comme il le souhaite et dont il peut aisément sortir. Alors, pourquoi ne pas viser un jeune homme qui essaie de retrouver les membres de sa famille sous les décombres de leur maison à Shujaiya pendant un cessez-le-feu déclaré par l’Israël de l’apartheid ?

N’ont-ils pas déclaré trois guerres intensives contre Gaza et la soi-disant communauté internationale n’a-t-elle pas blâmé « les deux côtés » et demandé aux deux, oppresseurs et opprimés, de faire preuve de « retenue » ? Israël n’a-t-il pas imposé depuis 2006 un siège médiéval mortel, causant la mort de milliers d’innocents, sans que les organes officiels de la communauté internationale ne fassent la moindre démarche concrète pour y mettre fin ?

Salem peut alors être tué au grand jour sans un battement de cils de regret.

Et là, j’ai chanté le poème « Bateau de survie » de Salah Jahin :

L’Océan de vie est ample qui a sombré dans la vie,
criai-je, et la mort est entrée dans ma gorge et l’a remplie :
« Bateau Vie, Oh Peuple ! BATEAU DE SURVIE ! »
criai-je. Ils ont dit : « Il n’y a rien, mais seul l’amour est un bateau de survie !

Je peux chanter davantage, je le ferai.

Je voulais essayer d’enregistrer tout événement, pulsation ou émotion possibles, qu’ils soient individuels ou collectifs. Mes modèles ont toujours été des chanteurs ou des écrivains révolutionnaires, qui tenaient leurs ouds, leurs guitares ou leurs plumes pour la défense des opprimés, des subalternes. Je pense à Che Guevara, Edward Said, Steve Biko, Ghassan Kanafani, Rosa Luxembourg, Marcel Khalife, Ahmed Kaya, Sheikh Imam, Fairuz et , jusqu’à un certain point, Abelhalim Hafez.

L’horreur de Khuzaa

Lorsque Israël a déclaré un autre cessez-le-feu, je suis allé à Khuzaa. Rien ne peut décrire l’horreur absolue. J’ai marché sur les décombres d’une maison sous laquelle il y avait les cadavres de martyrs. C’était absolument surréel.

J’ai vu là une colombe et je suis certain de l’avoir entendue réciter de la poésie :

Il était une fois un martyr,
Son sang coule encore dans mes veines ;
Et ses berceuses se sont dissoutes dans ma voix !

Nous, à Gaza, sommes les subalternes.

Mais nous ne sommes plus des victimes passives ; nous sommes très obstinés dans notre résistance. Notre résistance porte des fruits ; Nous menons une campagne sans précédent pour isoler l’Israël de l’apartheid jusqu’à ce qu’il se conforme aux lois internationales. Mais nous le savons, comme l’a dit Nelson Mandela, la marche vers la liberté est longue :

Allongez le pas,
La marche vers la liberté est encore longue,
Mais nous n’avons pas d’autre alternative,
Et chaque pas sur la route est une lanterne.
(Kawthar Mustapha)

Et un « jour nouveau » (Abdel Rahman el-Abnudi) est inévitable en dépit du « reflux » (Salah Jahin). Et « si le soleil sombre » (Ahmed Fouad Negm), alors nous « jurerons par le ciel et la terre » (el-Abnudi) de réserver le sang du « martyr » (mes propres mots) et « avec tout l’amour qui est dans nos coeurs ; amour de l’humanité et de notre patrie ; avec tous les sourires sur les lèvres de nos enfants ; nous reviendrons en portant les blessures du passé ; en promettant de rapporter l’oeil du soleil » (Mohsen El-Khayyat).

(La plupart de ces chansons ont été écrites par des poètes connus pour leur idées progressistes dans les années 1960 et 70, surtout pendant l’ère nassérienne quand l’anti-impérialisme et le nationalisme progressiste étaient la norme dans le monde post-colonial, y compris dans les pays arabes.)

Mais nous tombons aussi amoureux. Nous avons nos instants romantiques quand la flamme de l’amour continue à brûler jour et nuit. Nous nous imaginons devenir une « mélodie sur les lèvres de la bien-aimée » (Mamoun El Shennawy), et lorsque la jeune épouse bienaimée est visée par une drone israélien, le seul enfant qui reste « me fait souvenir d’elle » parce qu’il « tient d’elle » (Kawthar Mustapha).

Tant de morts conduisent à une forme de spiritualité, un sentiment de « désenchantement » du monde, « culpabilité », « autocritique », « expiation » et un « recours au pardon » (Jamal Mahjoub). Mais nous ne sommes pas exempts de critiques ; n’avons nous pas un horrible « fossé politique » entre le Fatah et le Hamas, un fossé dans lequel des frères s’entre-tuent, et nous « sommes perdus ».

La longue marche vers la liberté

Ma propre mère qui, avec mon père, a disparu en 2005, était une réfugiée qui se languissait de « La Terre des Oranges Tristes » de Kanafani. Comme les deux tiers des Palestiniens de Gaza, réfugiés autorisés à revendiquer leur droit au retour, elle a continué d’en parler jusqu’à sa mort :

Combien de saisons et d’années s’en sont allées,
Les citronniers ont dépéri,
Où es-tu ?!
Sans toi, je ne suis ni sensé, ni insensé !
Je suis épuisé !
Abdel Rahim Mansour)

En dépit du ton dominant, apparemment triste, de cette collection de chansons, elle s’ouvre avec un chant révolutionnaire qui était sur les lèvres de tout Arabe moyen des années 1960, un serment de ne jamais laisser le soleil disparaître, et qui se termine avec une promesse d’allonger le pas dans notre longue marche vers la liberté.

Le poète Mahmoud Darwish le résume ainsi :

Ici, sous le siège, la vie sert le temps –
un temps entre se rappeler son commencement,
et oublier sa fin.

Idéalement parlant, j’espère que ce sera un nouvel examen des ravages de l’occupation, de l’apartheid et du blocus génocidaire, tout autant qu’une réflexion sur l’étendue des émotions humaines dans ces circonstances, de la résistance et de l’engagement acharnés jusqu’à la liberté, l’amour et le romanesque.

D’où le titre donné à cette collection : Le Blues de Gaza : Cantiques d’Amour, de Mort et de Résistance;

Haidar Eid est un commentateur politique indépendant de la Bande de Gaza, Palestine.

L’album Gaza Blues : Hymns of Love, Death and Resistance est mis en vente par Indiepush.com
Des copies papier sont disponibles à l’achat en contactant adie_mormech@hotmail.com

Ecoutez un échantillon de l’album sur le lecteur multimédia ci-dessus.

Les chansons sont dédiées au courage et à la résistance du peuple palestinien en route vers la justice et la liberté. Tous les produits des ventes des chansons seront versés au mouvement palestinien de boycott, désinvestissement et sanctions.

Traduction :J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : The Electronic Intifada

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