Une musique qui relate l’état d’une génération

Sarah Irving- 19 janvier 2017

Le titre austère Thulth (Troisième) fournit quelques clés sur ce que l’on peut attendre du troisième album de Tamer Abu Ghazaleh.

Certainement, quiconque aborderait ce recueil en s’attendant à de la simplicité serait choqué, déconcerté, exalté, entraîné dans ce voyage à travers la beauté, la colère et l’ultime impuissance de l’humaine condition.

Né au Caire de parents palestiniens, Abu Ghazaleh est un musicien prodigieusement doué qui a sorti son premier album à l’âge de 15 ans et qui a, dans les 15 années suivantes, aidé à fonder une maison de disques, une agence artistique, une revue musicale, une agence de délivrance de licences et une société de relations publiques.

Alors qu’il joue depuis qu’il a deux ans, il a fait ses études au Conservatoire National de Musique à Ramallah et a travaillé avec beaucoup d’artistes palestiniens, égyptiens et d’autres pays du monde arabe avec qui il a produit des albums.

Le style musical et vocal d’Abu Ghazaleh est varié et inventif, et il sort un album qui présente des mouvements qui vont du rêveur et délicat au sauvage et fracassant, cinématographiques dans leur étendue et leur splendeur.

C’est une musique aussi exigeante qu’une expérience théâtrale, parfois aussi vertigineuse ou claustrophobe dans son intensité, mais qui entraîne l’auditeur tandis qu’il plonge et grimpe, passant de la contemplation à des fureurs tourbillonnantes et rugissantes.

La chanson « El Ghareeb » (L’étranger), par exemple, grimpe dans des crescendos vociférants et discordants ; comme pour la majeure partie de l’album, peu de moments sont faciles à écouter, mais le tout porte à la réflexion.

Bien que beaucoup de ces morceaux témoignent de spontanéité et de vigueur, ils sont étayés par des arrangements précis qui renforcent la sensation de drame et d’action mais épargnent à l’oeuvre de sombrer dans le chaos. Abu Ghazaleh ne fait pas que témoigner d’un talent brut, il fait tout autant preuve d’habilité professionnelle et de sensibilité.

Eminents poètes, politiques rebelles

Ce sentiment d’une vive intelligence qui sous-tend une passion émotionnelle se manifeste d’autres façons. Dans plusieurs chansons par exemple, la voix d’Abu Ghazaleh semble à la fois un hommage rendu et une parodie des fioritures et des ornements des chanteurs arabes classiques du milieu du 20ème siècle tels que Oum Khalsoum ou Farid al-Atrash.

Dans « Takhabot » (Clameur) cependant, on sent la présence de la musique occidentale de la même époque, avec des extraits ludiques du thème du film La Panthère Rose de 1963 dû au compositeur et directeur musical américain Henry Mancini.

On retrouve ces vastes influences culturelles dans beaucoup des paroles des compositions d’Abu Ghazaleh.

Comme dans Aynama-Rtama, album de 2015 du super-groupe moyen-oriental Alif auquel Abu Ghazaleh a collaboré, les paroles de Thulth sont extraites de poèmes d’éminents personnages de la poésie arabe.

L’album d’Alif comprend des chansons construites sur la poésie du Palestinien Mahmoud Darwish et de l’Irakien Sargon Boulos, tous deux poètes majeurs du 20ème siècle.

Thulth, cependant, puise dans un large éventail de sources. On y trouve un classique pré-islamique de la poésie arabe du semi-mythique Qays Ibn al-Mulawwah, poète qui a dit son amour pour la très belle Leyla avec une passion qui lui a fait donner le nom de Majnoun, le Fou.

Entre autres inspirations, on trouve un poème de Tamin al-Barthouti, l’écrivain et universitaire palestinien quia ravi ses publics à travers le monde de langue arabe avec son spectacle « Fil Quds » (A Jérusalem) dans le concours télévisuel Prince des Poètes.

Al-Barghouti et sa poésie ont été associés aux rébellions politiques et aux soulèvements arabes de ces dernières années, qui critiquaient les dictatures de longue date en Egypte, en Tunisie et dans d’autres parties du monde arabe et qui réclamaient des réformes démocratiques et les droits de l’Homme – pour la Palestine et ailleurs.

Dans « Namla » (Fourmi), les paroles d’al-Barghouti semblent proposer le désarroi angoissé d’un insecte barbotant dans de la mousse de savon comme métaphore du chaos social et des défis qu’affrontent ceux qui se battent pour obtenir leur liberté personnelle, culturelle et politique.

Beaucoup à offrir

Ramez Farag, poète d’Alexandrie dont les mots servent de paroles à deux chansons d’Abu Ghazaleh, a lui aussi été une des voix du mouvement en Egypte. « Alameh » (Signe), par exemple, parle du désir des Palestiniens d’un foyer et d’une vie décente – désir davantage partagé maintenant par beaucoup d’autres à travers cette région déchirée par la guerre.

Dans d’autres chansons, les paroles écrites par Abu Ghazaleh lui même expriment la rage, le chagrin et la frustration des plus jeunes générations du Moyen Orient qui ont vu leurs espoirs de révolution fracassés.

Dans « El Balla’at » (Regards), la chanson qui clôt l’album, ces émotions atteignent leur apogée quand la punaise (reprenant les connotations kafkaïennes des précédents textes d’al-Barghouti) est écrasée, abandonnée à une mort sale et humide dans un caniveau. Ce n’est pas une fin optimiste pour un album né dans le monde arabe contemporain et qui en est le reflet.

La complexité des chansons – depuis l’imagerie pittoresque du morceau d’ouverture « Fajrolbeed » (Aurore du désert) jusqu’à la colère politique croissante qui culmine dans « El Balla’at » – signifie que les commentateurs non arabes feront face à de vraies difficultés pour apprécier la totalité du spectre des significations cachées derrière l’album d’Abu Ghazaleh.

Un regard sur les textes – y compris ceux de quelques chansons librement disponibles sur le courant du Soundcloud de la maison de disques d’AbuGhazaleh Mostakell – aidera les publics du monde entier à un peu mieux comprendre les idées et les pensées qui se cachent derrière son œuvre.

Mais même si on ne comprend pas entièrement les paroles, le troisième album d’Abu Ghazaleh, comme ses  œuvres personnelles et ses projets de groupe précédents, possède une énergie et un éclat esthétiques qui dépassent le sens des paroles et a beaucoup à offrir même à l’auditeur occasionnel.

Sarah Irving est l’auteure d’une biographie de Leila Khaled et du Guide Bradt de la Palestine et co-auteure de Un Oiseau n’est pas une Pierre.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source :  Electronic Intifada

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