Amos Oz : le mythe tenace du sioniste libéral

Par Ben White, 1 janvier 2019

L’admiration de l’Occident pour Amos Oz a trait au romantisme qui continue d’être associé au kibboutz, aux illusions sur le processus de paix et, avant tout, au profond soutien apporté à la colonisation de peuplement en Palestine

Longtemps marginalisée en Israël par une droite nationaliste en plein essor, la dénommée « gauche sioniste » a conservé une influence morale et intellectuelle de premier plan à l’étranger.

L’écrivain Amos Oz, décédé le 28 décembre dernier à l’âge de 79 ans, était peut-être l’incarnation la plus connue de ce courant politique. Connu comme le « parrain des pacifistes israéliens » – ainsi que l’a formulé le New Yorker en 2004 –, il était admiré par beaucoup à l’échelle internationale.

Pourtant, cette image de l’artiste ou du prophète libéral – à laquelle ont en grande partie contribué les changements politiques en Israël, qui ont fait que même les critiques les plus cléments sont désormais qualifiés de « traîtres » – contraste vivement avec les opinions d’Amos Oz sur des événements passés ou présents, et en particulier sur ce que le sionisme a représenté pour les Palestiniens.

Justifier la Nakba

La gauche sioniste à laquelle appartenait Amos Oz a consacré une énergie considérable à la justification du nettoyage ethnique de la Palestine. La métaphore suivante a été au cœur de la contribution d’Amos Oz à ces efforts : « La justification [du sionisme] en ce qui concerne les Arabes qui vivent sur cette terre est la justesse du naufragé qui s’accroche à la seule planche qu’il trouve », a-t-il écrit dans son livre Dans la terre d’Israël.

Amos Oz a créé de nombreuses métaphores pour promouvoir une fausse symétrie entre Palestiniens et Israéliens et se soustraire à toute responsabilité politique. Les Palestiniens et les Israéliens sont des « voisins » qui ont besoin de « bonnes clôtures », un couple marié qui a besoin d’un « divorce équitable », un patient qui a besoin d’une chirurgie « douloureuse »

« Et toutes les règles de justice naturelle, objective et universelle autorisent l’homme qui se noie et s’accroche à cette planche à se faire une place sur la planche, même s’il doit pour ce faire pousser un peu les autres. Même si les autres, assis sur cette planche, ne lui laissent d’autre option que la force. »

Sauf que les Palestiniens n’ont pas été invités à « partager une planche » ; ils ont été expulsés en masse, leurs villages rasés et leurs centres urbains dépeuplés, et ils demeurent exclus de leur patrie simplement parce qu’ils ne sont pas juifs.

En outre, qui, à part un monstre, refuserait à un naufragé de la place sur une planche de salut ? La métaphore d’Amos Oz fait donc double emploi : elle fait disparaître la Nakba et reproche à ses victimes d’être des brutes impitoyables qui ont dû être « forcées » à « partager une planche ».

La fausse symétrie de l’occupation

Amos Oz a créé de nombreuses métaphores pour promouvoir une fausse symétrie entre Palestiniens et Israéliens et se soustraire à toute responsabilité politique. Les Palestiniens et les Israéliens sont des « voisins » qui ont besoin de « bonnes clôtures », un couple marié qui a besoin d’un « divorce équitable », un patient qui a besoin d’une chirurgie « douloureuse ».

En 2005, Amos Oz a déclaré à Libération : « Israël et la Palestine […] ressemblent à un geôlier et son prisonnier, menottés l’un à l’autre. Après tant d’années, il n’y a presque plus de différence entre eux : le geôlier n’est pas plus libre que son prisonnier. » Cet effacement des structures de pouvoir, cet amalgame entre la réalité de l’occupé et la subjectivité de l’occupant, étaient typiques de l’auteur.  

« La confrontation entre les juifs qui retournent à Sion et les habitants arabes du pays ne s’apparente pas à un western ou à une épopée, mais plutôt à une tragédie grecque », a-t-il écrit [italiques de l’auteur]. Les variations sur ce thème ont été nombreuses : « Le conflit entre un juif israélien et un Arabe palestinien […] est un affrontement entre raison et raison […], un conflit entre victimes ».

Or, parler de « tragédie » revient à brouiller délibérément les liens de causalité, à remplacer les responsabilités par une regrettable malchance et, vraisemblablement, à présenter le mouvement sioniste (voire Oz lui-même) comme un héros tragique qui, bien que ses actions aient des conséquences délétères pour les autres, est ennobli par sa propre conscience de soi.

« En fin de compte, les vrais méchants de la version de l’histoire selon Oz sont les Palestiniens, qui auraient dû reconnaître le sionisme comme un mouvement de libération nationale [et] l’accueillir à bras ouverts » – Saree Makdisi, critique littéraire

En effet, comme l’a souligné le critique littéraire américain d’origine palestinienne Saree Makdisi, « Il n’est pas tout à fait exact que pour Oz, il existe deux parties plus ou moins également coupables dans ce conflit. En fin de compte, les vrais méchants de la version de l’histoire selon Oz sont les Palestiniens, qui auraient dû reconnaître le sionisme comme un mouvement de libération nationale [et] l’accueillir à bras ouverts ».

Dans un article paru il y a quelques années, Amos Oz affirmait que « l’existence ou la destruction d’Israël n’a jamais été une question de vie ou de mort », notamment pour des pays comme la Syrie, la Libye, l’Égypte et l’Iran, avant d’ajouter avec désinvolture une phrase révélatrice : « Peut-être que cela a été le cas pour les Palestiniens – mais heureusement pour nous, ils sont trop petits pour nous vaincre ».

Le colonialisme est toujours une « question de vie ou de mort » pour les colonisés – et Amos Oz le savait.

Protéger Israël des critiques à l’étranger

Malgré sa réputation de détracteur des actions du gouvernement israélien, Amos Oz a joué un rôle important dans la justification des crimes de guerre d’Israël sur la scène internationale.

Comme le rappelle un article nécrologique qui lui est consacré, lors de l’invasion du Liban et de l’écrasement des deux Intifadas palestiniennes par Israël, ce dernier « avait besoin de voix pour parler au monde extérieur et offrir un visage plus altruiste que celui d’Ariel Sharon ». Trois semaines après le début de la seconde Intifada, alors qu’environ 90 Palestiniens avaient déjà été tués, Amos Oz s’est ainsi servi d’un éditorial dans le Guardian pour attaquer « le peuple palestinien », le qualifiant de « suffoqué et empoisonné par une haine aveugle ».

Plus tard, au cours de l’assaut dévastateur d’Israël sur la bande de Gaza en 2014, Amos Oz s’est empressé de partager les éléments de langage promus par son gouvernement auprès des médias internationaux : « Que feriez-vous si votre voisin d’en face s’asseyait sur son balcon, mettait son petit garçon sur ses genoux et commençait à tirer avec une mitrailleuse sur la chambre de votre enfant ? »

Photo prise lors l’assaut dévastateur d’Israël sur la bande de Gaza en 2014 (Reuters)

Amos Oz a également rejeté les efforts, même modestes, visant à demander des comptes à Israël : en 2010, il a coécrit une lettre pour s’opposer à la pétition formulée par des étudiants juifs et palestiniens à l’Université de Californie à Berkeley afin qu’elle mette un terme à ses investissements dans deux entreprises d’armements ayant pour client l’armée israélienne. Amos Oz a même accusé la résolution de désinvestissement d’antisémitisme.

Un argumentaire familier

De fait, Amos Oz a cru et répété bon nombre des arguments anti-palestiniens mis en avant par les gouvernements israéliens successifs et la droite nationaliste du pays. Dans un post-scriptum de 1993 à son livre Dans la terre d’Israël, Oz a dénoncé « le mouvement national palestinien […] comme l’un des mouvements nationaux les plus extrémistes et intransigeants de notre époque », qui a causé la misère « de son propre peuple ».

Malgré sa réputation de détracteur des actions du gouvernement israélien, Amos Oz a joué un rôle important dans la justification des crimes de guerre d’Israël sur la scène internationale

Dans le même post-scriptum, Amos Oz a rejeté les affirmations palestiniennes selon lesquelles le sionisme était un « phénomène colonial », écrivant avec une ironie involontaire : « les premiers sionistes arrivés sur la terre d’Israël au tournant du siècle n’avaient rien à y coloniser ». En 2013, Oz a déclaré : « Les kibboutzniks ne voulaient prendre de terre à personne. Ils se sont délibérément installés dans les espaces vides du pays, dans les essaims et dans le désert, où ne résidait personne ».

Dans un éditorial de 2015, l’écrivain israélien a exprimé son horreur face à l’idée d’une majorité palestinienne au sein d’un seul État démocratique : « Commençons par une question de vie ou de mort. S’il n’y a pas deux États, il y en aura un. S’il y en a un, il sera arabe. S’il est arabe, il est impossible de prédire le sort de nos enfants et des leurs. »

Beaucoup a été dit sur le « voyage » politique d’Amos Oz, depuis son enfance au sein d’une famille de sionistes révisionnistes. Toutefois, son rejet d’une solution à un État rappelle les paroles du dirigeant révisionniste Vladimir Jabotinsky, qui affirmait : « Le nom de la maladie est minorité, le nom du remède est majorité ».

Colonisation de peuplement

L’image politique d’Amos Oz en Occident ne se limite pas à la vie et au travail d’un seul homme. Elle a également trait au romantisme qui continue d’être associé au kibboutz, aux illusions sur la réalité des accords d’Oslo et le processus de paix parrainé par les États-Unis. Avant tout, peut-être, elle a trait au profond soutien apporté à la colonisation de peuplement en Palestine et à la force tenace de la mythologie sioniste.

Un récent article du New York Times sur la vie d’Amos Oz affirme qu’Israël est « né d’un rêve, d’un désir » et décrit Oz comme étant, « à bien des égards, le parfait nouveau juif que le sionisme avait espéré créer. Adolescent, il a quitté Jérusalem seul […] et s’est installé dans un kibboutz, l’une des communautés agricoles socialistes où les Israéliens ont réalisé leurs rêves les plus vrais : cultiver eux-mêmes et la terre afin qu’ils deviennent robustes et généreux » [italiques de l’auteur].

Le colonialisme de peuplement a toujours été synonyme d’élévation de la subjectivité du colon et d’effacement brutal du colonisé. L’histoire du mouvement sioniste en Palestine n’est pas différente.

Ainsi, la Palestine n’était pas un véritable lieu dans le temps, avec sa propre histoire, ses coutumes, ses peuples et ses histoires, mais plutôt un cadre propice à la réalisation de la vision de « restauration » des colons. Les Palestiniens n’étaient pas des personnes réelles, vivantes, mais des bons sauvages, des barbares et des fanatiques religieux.

Comme l’a déclaré le réalisateur israélien Udi Aloni, « la gauche juive israélienne […] ne considère pas les Palestiniens comme des sujets de la lutte, elle ne voit qu’elle-même ».

Dans une critique cinglante du livre d’Amos Oz, Dear Zealots, publié en 2017, l’ancien président de la Knesset Avraham Burg a décrit Oz comme « un partisan fanatique de la partition, qui piétine tout sur son passage pour parvenir à sa solution surannée [à deux États] ». Pour Amos Oz, « un seul État arabe est inconcevable » ; ses « opinions des Arabes, qui affleurent ici et là, ne sont pas vraiment flatteuses ». Comme l’a résumé Burg : « Il y a beaucoup de questions, et ce petit livre d’Amos Oz n’offre aucune solution. »

Source : Middle East Eye

– Ben White est l’auteur de Israeli Apartheid: A Beginner’s Guide et Palestinians in Israel: Segregation, Discrimination and Democracy. Il écrit pour Middle East Monitor et ses articles ont été également publiés par Al Jazeera, Al Araby, le Huffington Post, Electronic Intifada et la rubrique « Comment for free » du Guardian, entre autres.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

 

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