Danser nous donne la liberté

Jaclynn Ashly, The Electronic Intifada, 11 juin 2019

Muhammad Samahneh (aka Barges) à plein régime à Naplouse. Jaclynn Ashly

Il y a dix ans environ, Abdullah Damra – aka Vertex – apprenait à mémoriser le Coran quand une scène underground de breakdance a émergé dans les camps de réfugiés de la ville de Naplouse en Cisjordanie occupée.

« Je viens d’une famille très religieuse, donc je n’avais pas le droit de regarder des films ou même d’écouter de la musique », a expliqué Abdullah, 22 ans, à The Electronic Intifada. « Donc la première fois que j’ai vu cette danse, c’est vraiment nouveau pour moi. Je ne pensais même pas que les êtres humains pouvaient bouger comme cela ».

Le breakdance s’est implanté dans les camps de réfugiés de Naplouse au milieu de la première décennie du siècle et Abdullah, qui avait alors 13 ans, « est rapidement devenu obsédé », comme des dizaines d’autres adolescents qui font maintenant partie de la dynamique scène breakdance de la cité septentrionale de Cisjordanie.

Selon les danseurs, le breakdance a été introduit à Naplouse pour la première fois par Samir Samahneh – aka Abu Mosleh. Samir, qui a maintenant 35 ans, et son frère Muhammad – aka Barges – qui sont nés en Arabie saoudite et sont arrivés dans le camp de réfugiés d’Askar à Naplouse en 2002.

Samir, qui était à l’époque un adolescent, a vécu un an en Jordanie, où il a appris ce style de danse. Quand il est retourné au camp d’Askar, il a commencé à faire du breakdance et du « popping » – un style où les danseurs contractent les muscles au rythme de la musique – dans les rues du camp et à des mariages.

Muhammad a commencé à imiter son frère.

« Je le regardais et j’ai commencé à essayer quelques mouvements devant un miroir », a dit Muhammad, qui a maintenant 28 ans, à The Electronic Intifada.

Premiers pas

Petit à petit leur cercle a grandi.

Amir Sabra est aussi un résident d’Askar et a commencé le breakdance quand il avait 16 ans.

« Dans le camp, ce n’était pas comme si Abu Mosleh et Barges donnaient des cours » a expliqué Amir qui a maintenant 24 ans. « C’était plutôt : tout le monde se réunit et nous apprenons les uns des autres ».

L’année 2006 a vu la formation de ce qui selon les danseurs était la toute première troupe de breakdance en Cisjordanie, Hawiya (ou « Carte d’identité »), une référence au régime de permis qu’Israël fait opérer pour contrôler les mouvements des Palestiniens.

Le groupe comprenait sept membres, dont Samir, Muhammad et Sabra.

Abdullah Damra,aka Vertex, du groupe Stereo 48 (Jaclynn Ashly)

Abdullah et son cousin Hamza Damra, qui vivent tous deux entre les camps d’Askar et de Balata, ont commencé à se glisser hors de leurs foyers conservateurs pour améliorer leurs compétences en breakdance à Askar.

« J’étais attiré par la danse parce que c’était différent. C’était une culture complètement différente », a déclaré Hamza, 22 ans, à The Electronic Intifada. Il en avait 13 quand il a commencé.

Hamza dit qu’il trouvait une nouvelle liberté dans une danse qui lui permettait de se libérer de nombreuses contraintes, soit traditionnelles, soit celles imposées par l’occupation militaire de plus d’un demi-siècle d’Israël sur la Cisjordanie.

« Ma famille n’a pas aimé ce que je faisais quand ils l’ont découvert », a expliqué Hamza, ajoutant que dans sa famille danser n’était pas considéré comme acceptable pour les hommes.

« Mais le breakdance m’a permis d’être tout ce que je voulais être, de bouger comme je voulais. J’ai commencé à ressentir quelque chose de différent. Je me sentais heureux. Je m’étais trouvé », dit-il.

La danse s’est répandue dans les camps de réfugiés de la ville et au-delà, attirant des adolescents curieux de toute la région. Bientôt, des groupes de danseurs ont commencé à surgir dans toute la ville et des compétitions ont été organisées.

Surmonter les divisions

Après la formation de Hawiya, d’autres adolescents de Naplouse ont aussi organisé leur propre groupe de danse. Abdullah et Hamza ont monté le groupe des Black Devils (Les Diables noirs). Parmi les autres groupes, il y a Outlaw (Hors-la-loi), Street Mafia (Mafia de rue) et Street Kings Forever (Les Rois de la rue à tout jamais).

Muhammad et Samir ont aussi commencé à donner des leçons de breakdance aux enfants des villages autour de Naplouse.

« Je voulais dire aux gens comment on peut raconter son histoire grâce à cette sorte de musique et par les corps et les sentiments », explique Muhammad.

« Nous avons enseigné aux enfants que chacun a une histoire à raconter », a-t-il ajouté. « Ils n’ont pas à se battre ou à tenir un fusil ou à jeter des pierres. Ils peuvent résister à cette situation par le mouvement ».

Sans que les jeunes breakdanseurs de Naplouse le sachent, une scène analogue a émergé à peu près au même moment dans la Bande de Gaza.

Ahmed Alghariz – aka Shark – dit à The Electronic Intifada que son frère Muhammad – aka Funk – a été le premier danseur de breakdance à Gaza et a introduit ce style de danse auprès des enfants et des jeunes près de leur maison dans le camp de réfugiés de Nuseirat.

Ahmed, qui avait 15 ans à l’époque, et Muhammad ont établi ce qu’on dit être le premier groupe de breakdance de Palestine, Camps Breakerz, en 2004, avec environ10 danseurs.

En 2009, le groupe a participé à un projet avec Save the Children [l’organisation « Sauvez les enfants »] où il utilisait le breakdance comme un traitement psychologique après l’Opération Plomb durci – l’offensive militaire israélienne sur Gaza fin 2008-début 2009 qui a tué au moins 1 383 Palestiniens, dont 333 enfants, selon les Nations Unies.

Ahmed, qui a maintenant 29 ans, dit que l’expérience a permis aux danseurs de se rendre compte du pouvoir de la danse comme outil pour surmonter le traumatisme, et ils ont décidé d’envoyer chaque membre dans une région différente de la Bande de Gaza avec l’objectif de répandre la danse et de promouvoir la culture hip-hop en Palestine.

Mettre la Palestine sur la carte

C’est seulement en 2011, quand les danseurs participèrent à un projet à Amman, en Jordanie, avec leurs homologues du monde entier, que les scènes de breakdanse de Naplouse et de Gaza se sont finalement découvertes l’une l’autre.

A cause du blocus israélien de plus d’une décennie sur la Bande de Gaza, les déplacements entre la Cisjordanie et l’enclave côtière assiégée sont sévèrement restreints et les Palestiniens vivant dans l’un des territoires ne sont pas autorisés à rencontrer quelqu’un vivant dans un autre à l’intérieur de la Palestine occupée.

Ahmed et d’autres breakdanseurs de Gaza ont essayé plus tard d’obtenir des permis pour sortir de la Bande afin de se produire avec les danseurs de Naplouse. Mais toutes leurs tentatives ont été, et continuent d’être, rejetées par les autorités militaires d’Israël.

Pour remplacer cette collaboration bloquée, les danseurs de breakdance de Gaza ont fait, à la place, une vidéo de leur chorégraphie et l’ont envoyée au groupe de Naplouse. Les garçons de Naplouse ont alors appris la chorégraphie et l’ont représentée en même temps qu’ils projetaient la vidéo de Gaza.

« Donc vous pouvez dire que finalement nous avons en quelque sorte dansé ensemble », a dit Abdullah avec un petit rire.

Ahmed, qui a habité en Allemagne depuis 2015, et d’autres membres des « Camps Breakerz », ont établi une école de l’équipe de CB en 2012 pour enseigner le breakdance dans la Bande de Gaza.

Des membres du groupe de danse Stereo 48, Nasrallah Damra, Abdullah Damra et Amir Sabra ((Jaclynn Ashly)

Abdullah, Hamza, Sabra et Muhammad Samahneh ont continué en formant le groupe de breakdance Stereo 48 en 2014.

En 2016, Abdullah a voyagé pour une compétition au Danemark. Il s’est souvenu d’un moment où l’un des autres danseurs lui a demandé d’où il était.

« Je lui ai dit : ‘de Palestine’. »

« Qu’est-ce que c’est ? », a demandé le danseur en guise de réponse.

« Je lui ai demandé : Tu connais Israël ? Et bien sûr, il connaissait. alors je lui ai expliqué qu’Israël occupe mon pays ».

« Après cela, j’ai commencé à réaliser que ce que nous faisons est vraiment important. Nous mettons la Palestine sur la carte », dit-il.

Scepticisme familial

Si beaucoup de jeunes dans les camps et les villages de Naplouse sont tombés amoureux du hip-hop et de la scène de breakdance, cela n’a pas été accepté immédiatement par les familles des danseurs ou la communauté en général.

« Je pense que nous tous avons le sentiment que nos familles ont honte de nous », dit Sabra.

Avec la pression sociale sur les familles pour assurer de bonnes carrières pour leurs enfants, à partir desquelles ils peuvent bâtir des familles, danser n’est pas vu comme une option viable pour le futur, a-t-il ajouté.

« En Palestine, il y a cette culture de la frime », a dit Sabra à The Electronic Intifada. « Ma mère est enseignante et quand elle va en salle des profs, tout le monde dit : ‘Mon fils est ingénieur’, ou quelque chose d’autre. Donc c’est dur quand ma mère doit dire : ‘Mon fils est danseur’ ».

« Nous les mettons dans cette situation », reconnaît Sabra.

Abdullah, qui a grandi dans un foyer strict et conservateur, ainsi que son frère Nasrallah âgé de 17 ans — aka DNA, le plus jeune membre du groupe Stereo 48 –, sont confrontés à des critiques quotidiennes de leur père à cause du style de vie qu’ils ont choisi.

Abdullah raconte un incident où son père a essayé de le convaincre d’abandonner la danse.

« Il m’a dit de venir travailler dans son magasin dans la Vieille Ville, et qu’il me donnerait un bon salaire et m’acheterait une voiture ».

Abdullah a protesté : « Tous mes amis sont des danseurs. Si j’abandonnais, de quoi est-ce que je parlerai avec mes amis ? »

Son père a répliqué : « Eh bien change-les. Tu trouveras de meilleurs amis », a raconté Abdullah, tandis que les danseurs riaient.

« Tout homme ici a le rêve de construire une maison et de se marier », a ajouté Sabra. « Mais nous quittons ce rêve. Nous sommes accros. Même quand je suis en taxi, je pense à la danse. si j’abandonnais, à quoi est-ce que je penserais ? »

« Je ne pense pas que je pourrais vivre si je ne pouvais pas danser ».

La communauté vs. « la culture occidentale »

Les breakdanseurs se sont efforcés d’introduire des éléments de la dabke traditionnelle palestinienne dans le breakdance pour « essayer de nous connecter à la communauté », a dit Said.

Mais ils sont souvent confrontés aux objections de la communauté et aux difficultés pour trouver des espaces où danser à Naplouse, et s’ils essaient en public, selon Ameed Sayeh – aka Sai, 19 ans – la police les arrête souvent.

« Ils nous disent d’arrêter et de partir, et que nous n’avons pas le droit de faire cela dans la rue parce que ce n’est pas permis dans notre culture », explique-t-il.

Nasrallah Damra est le plus jeune membre de Stereo 48 (Jaclynn Ashly)

A Gaza, pendant ce temps, les « Camps Breakerz » ont incorporé des questions et des histoires liées à la lutte palestinienne dans leurs spectacles afin que la danse soit mieux acceptée au sein de la communauté locale.

« La communauté n’a pas encore commencé à nous soutenir, mais ils en arrivent à nous accepter », dit Ahmed à The Electronic Intifada. « Au début, ils étaient toujours en train de dire que c’est de la culture occidentale et pas notre culture. Mais avec le temps, nous faisons de plus en plus de représentations. C’est la manière dont nous répandons la danse dans la Bande de Gaza ».

Les danseurs ont aussi gagné davantage la confiance de la part de la communauté après avoir reconverti leur école de danse en un abri hébergeant 50 personnes qui avaient fui leurs maisons pour échapper aux frappes aériennes israéliennes dans l’attaque de 2014 contre Gaza — qui a causé la mort de 2251 Palestiniens, dont 551 enfants, et fait de plus de 100000 des sans-abris.

Dû à la nature aveugle des frappes aériennes, de nombreuses familles ont fui leurs maisons pour des écoles ou d’autres institutions, croyant que c’étaient des espaces sécurisés.

« Après cela, la communauté a commencé à nous faire confiance », dit-il et a même permis aux filles de s’entraîner dans le style du breakdance, créant une nouvelle génération de filles danseuses de breakdance dans le territoire assiégé.

Les danseurs s’accordent sur le fait qu’un attrait puissant de la danse est la capacité à exprimer les frustrations quotidiennes, mais en le laissant à l’interprétation. Selon Sabra, les Palestiniens sont « déprimés » et « fatigués » de parler constamment de l’occupation israélienne.

La danse est la liberté

L’occupation est la caractéristique qui définit la vie palestinienne, a dit Sabra, mais « nous ne sommes pas seulement des gens sous occupation. Je veux aussi parler comme un être humain, et je veux que les gens puissent se sentir des liens avec moi. Et nous ne voulons pas que les gens se sentent désolés pour nous ».

« La Palestine n’est pas le meilleur endroit », a-t-il ajouté. « Nous ne vivons pas en Suisse. Mais nous vivons encore des expériences de bonheur et nous avons des vies normales. Comme les gens adaptent leur vie à la neige, nous avons adapté nos vies à l’occupation ».

Pour Sabra, il est important que les artistes explorent de nombreux enjeux de leur vie quotidienne et ne réduisent pas la vie palestinienne à l’expérience unidimensionnelle de l’occupation.

De gauche à droite : Feras Ad, Muhammad Samahneh, Hoba Hmidan, Ameed Sayeh et Eslam Niaje (Jaclynn Ashly)

« En dansant, nous avons une chance de parler de ces choses, sans parler réellement », dit-il. « L’ennui gagne les gens. Chacun sait ce qui arrive, donc pourquoi nous le dire encore ? ».

« Mais en dansant, j’ai ressenti beaucoup de liberté. Je peux exprimer n’importe quoi, même des questions personnelles que personne ne veut écouter. Et je me sens bien parce que je l’ai exprimé, et les spectateurs se sentent bien parce qu’ils ont vu ce qu’ils voulaient ».

Les danseurs de breakdance, tant à Naplouse qu’à Gaza, ont continué à organiser des cours de danse dans les cités, les camps de réfugiés, les villages, et même à l’étranger. Abdullah, qui dirige les ateliers pour Stereo 48, dit qu’il se concentre sur le fait de donner aux enfants palestiniens « un sentiment d’espoir ».

Il y a beaucoup de « mauvaises habitudes » dans les camps de réfugiés, ont souligné certains des danseurs, en particulier la prise de drogues et une variété de questions de santé mentale. A cause des conditions restrictives imposées aux jeunes Palestiniens, tant par leur société que par l’occupation, les gens se sentent pris au piège.

« La danse est une forme de liberté de mouvement », dit Sabra. « Personne ne peut réellement contrôler comment vous bougez. Et c’est ce dont nous [Palestiniens], nous avons besoin ».

« Danser nous donne la liberté. »

Jaclynn Ashly est journaliste en Cisjordanie.

Trad: CG pour l’Agence Média Palestine

Source: The Electronic Intifada

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