L’essor de la cuisine palestinienne

Les auteurs de livres de cuisine et les chefs réclament leur place à table — pour décrire des recettes, sauvegarder des ingrédients et affirmer un sentiment d’humanité 

Par Ligaya Mishan, le 12 février 2020

Les carottes, connues sous le nom de jazar ahmar sont trapues et robustes, aussi sombres que du vin, avec des nuances allant du rouge au pourpre. C’est peut-être la couleur la plus proche de celle de leurs ancêtres, les carottes originelles cultivées il y a environ mille ans dans ce qui est aujourd’hui l’Afghanistan et semées ensuite dans tous les pays arabes. Un livre de cuisine de Baghdad, dédié à la cuisine des califes et datant du Xe siècle, mentionne le poète Kushajim s’extasiant sur un plat froid de carottes, découpées en forme de pièces, telles des « dinars de cornaline ». Crues, elles sont redoutablement fermes, aussi dures que des betteraves.

La cheffe palestinienne Joudie Kalla, qui est née en Syrie et vit maintenant à Londres, a hérité de sa Teta Najla (sa grand-mère maternelle) une recette de jazar ahmar farcies d’agneau et de riz parfumés à la cannelle, mijotés dans du tamarin et du citron, relevés d’huile d’ail imprégnée de menthe séchée. Mais quand Kalla a essayé pour la première fois de recréer ce plat gazaoui pour son livre de cuisine paru en 2018, «  Baladi », elle a découvert que les carottes étaient presque trop denses à coeur pour le faire (dans le livre, elle avertit : « Cela va prendre pas mal de temps »). Sa mère lui a révélé le secret : sa grand-mère emportait les énormes carottes rouges chez l’électricien local et lui demandait de creuser le centre avec une perceuse. 

Ce n’est pas une technique ancienne. Mais le plat qui arrive sur la table — qu’il soit fait par des cuisiniers palestiniens à Gaza, en Cisjordanie, en Israël, en Jordanie, en Syrie, au Liban ou, comme Kalla, en Occident — est encore fidèle à ses racines, roborativement acide et sucré. Si cuisiner est en partie un acte de préservation, une manière de maintenir une identité culturelle à travers le temps et l’espace, c’est aussi un art de la résistance, réclamant une capacité à s’adapter. La persistance même du plat peut être compté comme une victoire : il y a six ans, Vivien Sansour, originaire de Beit Jala, une petite ville proche de Bethléem en Cisjordanie, craignait que les jazar ahmar autochtones que sa mère avait toujours farcis ne soient en train de disparaître. Elle ne pouvait plus les trouver sur les marchés et on lui disait toujours qu’ils n’étaient plus disponibles, jusqu’à ce qu’un jour un colporteur de légumes lui en montre une réserve cachée sous une nappe, promise à d’autres clients. Elle l’a persuadé de lui vendre deux carottes, les a emportées chez elle, les a plantées, a attendu qu’elles fleurissent et a cultivé leurs graines — parmi les premières dans une archive pour le futur, un projet qu’elle a baptisé Bibliothèque de graines patrimoniales de Palestine.

Ces jours-ci, Sansour voyage en Cisjordanie avec une cuisine en bois de la taille d’une charrette qu’elle installe au milieu des villages, où elle organise des repas et recueille des histoires sur les ingrédients en voie de disparition : des variétés de blé comme le kaf al-rahman («  la paume du miséricordieux ») ou le abu samra («  le beau sombre »), qui fournit un pain aussi riche qu’un gâteau ; les pastèques, résistantes à la sécheresse, de Jénine en Cisjordanie, dans les champs desquelles les gens se sont réfugiés pendant la Guerre des Six Jours en 1967, cousines distantes des pastèques de Gaza qui sont rôties à la flamme, avant maturité — un processus communautaire «  qui peut prendre plus d’une demi-journée », selon le livre de cuisine de Laila El-Haddad et Maggie Schmitt, « La cuisine de Gaza », paru en 2013 — et écrasées pour faire une fattit ajir, une salade accompagnée de qursa, du pain sans levain cuit dans les braises du feu. 

La cuisine palestinienne est encore rare en Occident, au moins sous ce nom. Elle est souvent englobée sous l’étiquette simpliste de « moyen-orientale » — un large balayage de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale — ou sous celle, euphémiste, de « méditerranéenne », qui évoque la familiarité et la sécurité de l’Italie et de l’Espagne pour éviter les stéréotypes occidentaux négatifs sur les Arabes. Elle a certainement une parenté avec d’autres traditions culinaires du Levant, avec ses repas construits autour de plats à partager, ses tables dressées avec des salades colorées de légumes tout juste récoltés et de khubz (galettes) cuites le matin même, à côté de bols de yoghourt rafraichissant, d’huile d’olive et de za’atar, une herbe sauvage moulue avec des graines de sésame et du sumac en une mixture intensément florale et acide. Mais les contours particuliers de la cuisine viennent de la générosité naturelle de la terre entre le Jourdain et la rive orientale de la Méditerranée, aujourd’hui désignée sous les noms d’Israël, de Gaza et de la Cisjordanie.

C’est ici que se trouve la difficulté. Avant la parution du premier livre de cuisine de Kalla, « La Palestine sur une assiette », en 2016, les éditeurs potentiels s’inquiétaient de ce que le titre pourrait être perçu comme une provocation, affirmant la Palestine comme un lieu propre (« La Cuisine de Gaza » et la «  Cuisine palestinienne classique  » de Christiane Dabdoub Nasser, en 2001, ont été des aberrations précoces, publiées par de petites maisons d’édition consacrées aux questions internationales). Il y a ceux pour qui le mot « Palestine » est déjà une position politique, comme si le simple fait de le prononcer constituait une attaque contre le droit d’Israël à l’existence. Certains insistent sur le fait qu’historiquement, il n’y avait pas de culture palestinienne distincte de celle de leurs compagnons arabes de la région — puisque la Palestine a fait partie pendant des siècles de la Grande Syrie, sous la domination de l’Empire ottoman — un argument largement théorique qui ne répond pas à la question de comment alors appeler le peuple qui vivait sur ce territoire avant 1948. Ils ne sont pas simplement des Arabes, pas plus que les Français ne sont simplement des Européens. Dans tous les cas, s’ils n’avaient pas d’identité complètement formée sous les Ottomans, ils en ont certainement une maintenant, définie en partie par la terre qu’ils ont perdue. 

Si cuisiner est en partie un acte de préservation, une manière de maintenir une identité culturelle, c’est aussi un art de la résistance, réclamant une capacité à s’adapter. 

Kalla a persisté avec son livre et depuis la publication de « La Palestine sur une assiette », chaque année a vu une nouvelle addition au canon culinaire palestinien : «  La Table palestinienne » de Reem Kassis en 2017 ; « Baladi » de Kalla en 2018 ; «  Zaitoun », l’an dernier, de Yasmin Khan, écrivaine et militante des droits de l’homme britannique ; et à paraître ce printemps, «  Falastin » de Sami Tamimi, chef et restaurateur né à Jérusalem et basé à Londres, et Tara Wigley. Pourtant, pour chacun d’eux, le problème demeure : Comment parler de la cuisine, étant donné le contexte politique ? Avec les recettes, doit-il y avoir un témoignage sur les difficultés de la vie quotidienne sous occupation iraélienne de la Cisjordanie et sous blocus de Gaza, avec la destruction par les bulldozers des maisons palestiniennes et l’arrachage de centaines de millers d’oliviers locaux au cours du dernier demi-siècle ? Devrait-il y avoir aussi une mention des roquettes lancées en territoire israélien par les militants palestiniens, ou du cri de ralliement du Hamas, le parti qui contrôle Gaza, pour une Palestine libre « du fleuve à la mer », effaçant tacitement le pays qui se trouve entre les deux, ou de la montée de l’antisémitisme dans le monde islamique, ou de n’importe laquelle des innombrables accusations et répliques qui entraînent des souffrances des deux côtés ?

En fin de compte, ce sont des livres de cuisine, conçus pour être une célébration — celle d’une cuisine riche et chargée d’histoire, une histoire qui remonte à bien plus loin que les sept dernières décennies. Quelques-uns utilisent leurs pages pour documenter le calvaire palestinien actuel, d’autres se focalisent sur la nourriture et passent sous silence le conflit ; les deux approches ont été critiquées. Mais si dire « palestinienne » est en tant que tel un acte politique, alors chaque auteur est, de fait, un militant. Et tous sont unis dans l’espoir que leurs lecteurs voient les Palestiniens comme « des êtres humains ordinaires avec leurs besoins et leurs désirs », comme dit El-Haddad : un peuple comme d’autres peuples, dont le nom peut être prononcé.

Dans un interview de 1986, le critique littéraire palestino-américain Edward Said a raconté la conversation qu’il a eue avec un ami, tout en partageant un petit déjeuner de fromage frais fermenté parsemé de za’atar. Ce type de petit déjeuner existait «  dans tout le monde arabe », rêvassait Said :

« Mais mon ami a dit : ‘ Bon, tu vois. Qu’il y ait du za’atar est le signe d’une maison palestinienne’. Etant un poète, il a ensuite discouru longuement et de manière fastidieuse sur la cuisine palestinienne, qui est en général très similaire à la cuisine libanaise et syrienne, et à la fin de la matinée, nous étions tous les deux convaincus que nous avions une cuisine nationale totalement différente. » 

Sans l’ancrage d’un nom et d’un lieu sur une carte, quels sont les marqueurs de l’identité palestinienne ? Manger du za’atar, c’est se souvenir de la terre où l’herbe a été récoltée historiquement. De même pour l’akoub à piquants, un virevoltant aussi tendre que l’artichaut à l’intérieur du blindage de ses bourgeons ; et pour le loof riche en fer, les feuilles de l’arum calla noir, qui sont toxiques quand elles sont crues et doivent être cuites soigneusement. 

Environ 1, 9 million de Palestiniens vivent à l’intérieur des frontières d’Israël, 2, 8 millions en Cisjordanie et 1, 8 million dans les 360 km2 surpeuplés jusqu’à l’étouffement de la Bande de Gaza. Six millions, près de la moitié de la population totale, composent la diaspora. C’est un peuple qui n’a pas de pays qu’il puisse appeler le sien, comme les Basques en Espagne, les Rohingya au Myanmar, les Roms en Europe de l’Est et pendant des millénaires, les juifs. Mais alors qu’un pays est délimité par des frontières officielles et des lois, rien de cela n’est un prérequis pour une nation. Ce qui lie un peuple est un répertoire collectif de souvenirs et un engagement consensuel à une manière de vivre — un engagement qui est non seulement tenu lorsque ce peuple est séparé de ses terres ancestrales mais en devient sans doute encore plus fort. 

Déclarer son allégeance à une nation n’est donc pas intrinsèquement politique, ni même un choix conscient. Dans l’esprit de la notion de « nationalisme banal » du psychologue social britannique Michael Billig — selon laquelle le sentiment national est renforcé le plus puissamment non par de grandes actions mais par les petites répétitions ordinaires qui se glissent sous la surface de la vie consciente —, cela pourrait être aussi simple que l’affirmation prosaïque de commencer la journée avec un bol de tahini arrosé de mélasse de raisins, à la fois terreux et sucré ; ou que des taties discutant de la quantité de cannelle à mettre dans le riz. C’est la façon dont une nation survit, dans ses détails considérés le plus comme allant d’eux-mêmes.

Du point de vue privilégié de l’Occident, la vraie révolution culinaire de notre temps est un retour aux particularités. La globalisation a apporté un plus large accès aux nourritures du monde entier mais elle les a aussi homogénéisées et élidées. Alors que les cuisines occidentales se voyaient toujours octroyées des distinctions minuscules (la cuisine toscane vs la piémontaise, par exemple, ou les mille nuances du barbecue américain), les cuisines « étrangères » étaient perçues comme monolithiques. Ce n’est que dans les années récentes que l’intérêt jadis contre-culturel et maintenant courant pour les origines de notre nourriture est allé au-delà de la simple trajectoire de la ferme-à-la-table jusqu’à un sens plus profond du terroir, englobant l’histoire tant de la terre que des personnes qui y vivent.

Ceci aide à expliquer pourquoi la cuisine palestinienne commence à trouver un public en Occident, dans les livres de cuisine et dans des restaurants comme Qanoon à Manhattan, Beit Rima à San Francisco et Reem’s California à Oakland, qui ont tous ouverts dans les dernières années. (Reem’s s’est attiré des protestations parce qu’il expose un mural de Rasmea Odeh, une militante palestinienne condamnée en Israël — certains pensent à tort —pour son implication dans un attentat à la bombe qui a tué deux étudiants en 1969). Car même si la cuisine palestinienne peut être « en général très similaire à la cuisine libanaise et syrienne », comme le dit Said, des ingrédients et des techniques culinaires spécifiques se modifient avec chaque microclimat, de la Galilée verdoyante au nord aux collines vallonnées de la Cisjordanie ou à l’aride plaine côtière de Gaza, où les piments arrivent broyés crus avec des tomates et de l’aneth dans la dagga, une salade épicée et colorée, ou, après maturation, sont écrasés et fermentés pour faire de la shatta, un condiment qui enflamme directement le palais.

« Une recette peut être connue dans une région et totalement inconnue dans une autre », dit l’artiste et cheffe Mirna Bamieh, qui a grandi à Jérusalem-Est et à Ramallah et voyage maintenant en Cisjordanie et en Israël, pour rencontrer la plus vieille génération de Palestiniens — ceux nés avant 1948 — et pour documenter les traditions culinaires orales, qu’elle recrée plus tard dans des repas élaborés ouverts au public, sous les auspices de la Palestine Hosting Society. Un repas, en 2018, offrait des kofta (boulettes) de poisson émincé, un souvenir de la générosité des eaux gazaouies avant qu’Israël ne limite la pêche à une distance aussi réduite que trois miles nautiques du rivage (l’an dernier, la zone a été étendue à 15 miles nautiques, puis réduite et restaurée à plusieurs reprises en réponse aux manifestations).

Kassis a écrit sur la frustration comique d’essayer d’extorquer des mesures précises à des cuisiniers qui ont toujours travaillé au jugé : « Je ne peux pas dire aux gens d’ ‘ajouter la farine jusqu’à ce que ce soit doux comme le lobe de votre oreille’. » Il est urgent que ces récents livres de cuisine disent l’histoire complète de la cuisine palestinienne avant qu’elle ne disparaisse, de ses plats les plus célèbres — le mussakhan, du poulet frotté au sumac, rôti avec des oignons dorés et servi, arrosé d’épices et de jus, sur des galettes sorties du taboon (un four en argile), et le maqluba, du riz parfumé avec des couches de viande et de légumes et retourné sur une assiette en un grand monticule hirsute — à ceux qui sont plus difficiles à reproduire en dehors de la région, car ils requièrent des ingrédients comme le kishk, du blé coupé à la main imbibé de yoghourt, mis à fermenter, puis façonné en globes grossiers et séché au soleil pendant des semaines. 

Quelques-unes des menaces qui pèsent sur la cuisine palestinienne s’appliquent aussi à d’autres populations autochtones dans le monde : on défend la modernité au détriment de traditions écartées comme « primitives » ; des semences hybrides remplacent les patrimoniales. Quand l’artiste et cheffe née en Utah Amanny Ahmad visite le village de sa famille en Cisjordanie, elle trait des chèvres avec une voisine qui est l’une des derniers de la communauté à faire son propre fromage de chèvre. Parallèlement, la popularité du service de livraison d’un restaurant chinois local a poussé la tante d’Ahmad à ajouter des rouleaux de printemps au service de traiteur qu’elle propose pendant Ramadan. Cela témoigne d’un esprit d’entreprise et d’adaptation. Mais Ahmad s’inquiète pourtant de tout ce qui pourrait être perdu dans cette ouverture à la nouveauté.

Mais les menaces les plus dramatiques et les plus immédiates sont de dimension politique. Un rapport des Nations Unies de 2019 sur les conditions dans les territoires occupés décrivait « la perte ou la diminution et la mise en danger des ressources naturelles » persistantes sous le contrôle israélien, avec des saisies de terre, une surextraction de l’aquifer côtier et 85 % des eaux de pêche de Gaza placées hors limite. Les fermiers palestiniens ont été séparés de leurs champs par des murs ; l’écoulement de l’eau est restreint et les Palestiniens ont actuellement l’interdiction de creuser ou de restaurer des puits sans un permis qui est difficile à obtenir. Exporter des produits alimentaires est complexe, rendant difficile de gagner sa vie avec l’agriculture, qui représentait autrefois un tiers du produit domestique brut palestinien, mais était tombé en 2018 à moins de 3%. Des lois contre la cueillette, censées être destinées à protéger l’environnement, ont rendu criminel le fait de cueillir akoub, meramiyeh (sauge) et za’atar. Les coupures de courant en Cisjordanie et particulièrement à Gaza provoquent des détériorations. Et voyager entre Gaza et la Cisjordanie est pratiquement impossible, fragmentant la population et brisant les traditions orales qui gardent la culture vivante. Pour Sansour, le problème, au-delà des souffrances quotidiennes, a un aspect métaphysique : « Israël nous vole en permanence notre temps ». Les Palestiniens attendent des heures aux checkpoints de sécurité ; quand ils voyagent à l’étranger, ceux qui n’ont pas de papiers israéliens doivent partir de Jordanie, ce qui demande plus d’heures d’attente à une frontière. Le lent travail de la cuisine devient une manière de reconquérir le temps, de se laisser imaginer qu’on en a en abondance.

Pour bon nombre de Palestiniens, il y a une autre menace, plus subtile et plus abstraite mais non moins puissante. Comme la controverse évoquée par le simple fait de dire « palestinienne », elle est centré sur le problème d’un nom : « cuisine israélienne », qui en Occident en est venu à signifier houmous, falafel, labneh, taboulé, shawarma et autres, des plats qui font partie depuis longtemps de la tradition arabe.

Dans sa définition la plus basique, la cuisine israélienne est simplement ce que les gens d’Israël mangent, apporté dans le pays nouvellement fondé au milieu du siècle dernier par les juifs ashkénazes d’Europe centrale et d’Europe de l’Est et par les juifs séfarades et mizrahim du sud de l’Europe, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Cela peut inclure n’importe quoi depuis les blintzes au fromage et le goulash jusqu’aux gâteaux aux amandes et aux oranges entières, bouillies et réduites en purée, d’après une recette qui date de six siècles. Mais comme l’écrivaine culinaire britannique Claudia Roden le remarque dans le documentaire de Trevor Graham «  Make Hummus Not War » (Faites l’houmous, pas la guerre) en 2012, beaucoup de migrants juifs « voulaient oublier leur ancienne nourriture parce qu’elle leur rappelait la persécution ». Dans la nourriture de leurs voisins palestiniens, ils ont trouvé une connexion avec la terre et leurs ancêtres. 

Si dire « palestinienne » est en soi un acte politique, alors chaque auteur est de fait un militant.

Il vaut la peine de noter que le terme « cuisine israélienne » est d’un cru assez récent et semble avoir cours davantage hors d’Israël ; le chef américain Ari Miller, du Musi à Philadelphie, a passé une décennie à Tel Aviv et a déclaré ne l’avoir jamais entendu avant de retourner aux Etats-Unis en 2013. La journaliste israélienne Ronit Vered, qui écrit pour le journal Ha’aretz, a suggéré que parce que le pays est si jeune, «  nous ne savons pas encore ce qui est israélien et ce qui fait seulement partie du régime de la région — mais il y a un refus volontaire de certains Israéliens », dit-elle, « de reconnaître les influences arabes ». 

En jeu n’est pas le droit des Israéliens de manger de l’houmous et des falafels. « Je n’ai jamais dit : ‘ne cuisinez pas cette nourriture’ », a déclaré Nof Atamna-Ismaeel, biologiste moléculaire et première arabe israélienne (et palestinienne) à gagner le concours télévisé d’Israël, « Master Chef », en 2014. Pour elle, le problème est un déni des origines, comme si ces plats étaient entièrement propres à Israël : « Je demande de la modestie ». Ahmad va plus loin, disant que c’est « psychologiquement dissociatif » de la part des Israéliens que d’adopter la nourriture quotidienne d’un peuple dont le nom est rarement prononcé dans le pays : «  C’est prendre ce que vous voulez et rejeter le reste ». En 2015, le ministre israélien des Affaires étrangères a commencé à faire venir des chefs renommés du monde entier pour assister aux Tables rondes annuelles du festival culinaire d’American Express, comme une opportunité pour eux d’explorer la cuisine locale tout en partageant aussi la leur, une campagne qu’Ahmad appelle un « blanchiment culinaire » — promouvoir les plaisirs de la nourriture pour distraire des conséquences sinistres des politiques du gouvernement en Cisjordanie et à Gaza. 

La nourriture peut être la forme la plus effective de propagande. Elle humanise : quand nous dinons avec des étrangers, nous apprenons quelque chose de qui ils sont. La crainte pour les Palestiniens est qu’alors que des plats étiquetés israéliens deviennent de plus en plus populaires en Occident, leurs analogues palestiniens — et par extension les Palestiniens eux-mêmes — disparaissent hors de vue. Qu’ils soient rendus invisibles. 

Prenez le maftoul, souvent appelé le couscous palestinien, bien qu’il soit fabriqué non avec de la semoule mais avec du boulgour, à partir de grains de blé d’hiver qui ont été bouillis jusqu’à ce qu’ils soient prêts à éclater, puis séchés au soleil et concassés. Les morceaux cassés sont trempés dans de l’eau et recouverts de farine de blé, un processus fait entièrement à la main, pincée par pincée, les façonnant en minuscules boules. A part la forme, le matfoul a peu en common avec ce qui a été commercialisé en Occident en tant que couscous israélien, mais qui est connu en Israël comme le ptitim («  petites miettes » en hébreu) ou, plus familièrement, comme du riz Ben-Gourion, d’après le nom de l’ancien Premier ministre David Ben-Gurion, qui dans les années 1950, pendant une période d’austérité et de rationnement, a demandé à Osem, une compagnie locale, de produire une alternative bon marché au riz, extrudée mécaniquement. Il est peut-être inévitable qu’un produit d’usine, facile à reproduire, ait pris l’avantage dans le monde sur un produit fait à la main ; mais pour les Palestiniens, cela peut être ressenti tout aussi bien comme un effacement.

En 2015, Atamna-Ismaeel a lancé le festival A-Sham à Haïfa, en Israël, pour mettre en lumière la nourriture arabe — A-Sham est le nom arabe pour le Levant — et associer des chefs arabo-israéliens (musulmans et chrétiens, palestiniens ou avec des racines dans d’autres pays) et juifs israéliens, en leur faisant cuisiner des plats traditionnels. Tel qu’il est montré dans le documentaire de Beth Elise Hawk, «  Breaking Bread » (Rompre le pain) dont la première projection a eu lieu à Haïfa à l’automne dernier, le festival a un succès exubérant : un chef, fils d’un parent juif et d’un autre catholique, dit joyeusement « même mon parrain est musulman » ; un autre, un Palestinien né en Israël, à Jaffa, se souvient de son enfance multiculturelle : «  dans notre quartier, nous parlions arabe, nous riions en hébreu et nous jurions en roumain ». 

La nourriture peut être la forme la plus effective de propagande. Elle humanise : quand nous dinons avec des étrangers, nous apprenons quelque chose de qui ils sont.

Pourtant, il y a des traces de discorde : un chef palestinien et son épouse juive expliquent que quand leur fils a rejoint l’armée israélienne, ils lui ont demandé de prendre un poste dans la marine, pour qu’il ne se retrouve pas en Cisjordanie ; ils ne voulaient pas qu’ « une de ses tantes lui apporte de la nourriture du mauvais côté de la barrière ». Devant la caméra, Atamna-Ismaeel évoque en riant « ce qu’il est politiquement correct de commander » quand une salade arabe de concombres, tomates et oignons hachés est listée sur le menu en tant que salade israélienne ; mais dans un interview plus récent, en octobre, pour le journal israélien Yedioth Ahronoth, elle s’exprimait plus explicitement sur la discrimination qu’elle a vécue en tant qu’arabe en Israël, ajoutant « Et maintenant ils viennent aussi s’emparer de ma nourriture ». L’an dernier, le festival a été suspendu après la coupure des subventions du gouvernement local. 

El-Haddad met en question le « récit hummus-kumbaya plein de bons sentiments » rassemblant des chefs palestiniens et israéliens sans discuter l’inégalité sous-jacente entre eux, soutenant que de tels gestes ne sont qu’esthétiques, parce que la situation sur le terrain ne change pas. « Qui ne veut pas avancer et oublier ce qui est arrivé ? », dit-elle. « C’est comme les Blancs [aux Etats-Unis] disant ‘Pourquoi les Noirs sont-ils tellement en colère ?’ ». 

En même temps, des dialogues sincères entre chefs palestiniens et israéliens commencent à avoir lieu. En 2016, le Metropolitan Museum of Art à New York a organisé un dîner et une discussion entre El-Haddad, son co-auteur Maggie Schmitt et Yotam Ottolenghi, le chef né en Israël qui est partenaire du chef palestinien Sami Tamimi pour les délis Ottolenghi de Londres. L’année dernière, Kassis a cuisiné aux côtés du chef, né en Israël, Michael Solomonov, du Zahav à Philadelphie, qui est le chef peut-être le plus associé avec la cuisine israélienne aux Etats-Unis et un de ses amis. L’événement, au James Beard House de New York, a été intitulé Breaking Bread (aucune connexion avec le film), les bénéfices allant à une organisation qui travaille à la réconciliation, composée de familles palestiniennes et israéliennes dans lesquelles un parent aimé est mort dans le conflit. « Je ne crois pas qu’aucun de nous pense que nous allons rompre le pain et qu’alors soudainement il y aura la paix », dit Solomonov. « Mais nous pouvons commencer par le pain ».

«  Il y a d’autres façons d’éveiller la conscience — de répandre notre culture et que les gens nous connaissent en tant que personne », dit Kassis. « Je veux que nos recettes et nos récits parlent pour eux-mêmes ». 

Trad. CG pour l’Agence Media palestine

Source: New York Times

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