Comment la pandémie a-t-elle été ressentie en Palestine? S. C. Molavi et Eyal Weizman, de Forensic Architecture, examinent la façon dont Israël a utilisé la crise du coronavirus pour consolider encore davantage son système de surveillance et de domination des Palestiniens.
Par Verso, 20 avril 2020
Une grosse douzaine d’États, notamment la Hongrie, l’Éthiopie, le Japon, le Canada ou le Botswana, ont proclamé récemment un “état d’urgence” qui confère aux gouvernements des pouvoirs importants pour combattre la pandémie de COVID-19. Israël n’a pas eu à prendre cette mesure, ayant intégré des dispositions d’urgence dans sa législation nationale dès sa fondation en 1948. Les réponses radicales d’Israël à la pandémie se sont donc fondées sur les pouvoirs et l’infrastructure conçus pour l’expansion des colonies et l’occupation militaire.
Ces mesures ont comporté un confinement complet promulgué au moment de la Pâque juive avec interdiction des déplacements entre villes, y compris le bouclage total de la ville ultra-orthodoxe de Bnei-Brak, près de Tel Aviv, qui connaissait un des taux de contamination les plus élevés ; des opérations clandestines menées par les services d’espionnage du Mossad pour obtenir du matériel médical ; et des efforts pour appliquer les “techniques numériques utilisées dans la lutte contre le terrorisme”—destinées à dominer des millions de Palestiniens et à violer régulièrement leur vie privée—à la tâche de surveillance des porteurs du virus.
En tant que puissance souveraine, Israël détient une « obligation légale » quant à la santé d’environ sept millions de Palestiniens et il en est globalement responsable en dernier ressort, qu’il s’agisse de citoyens ou de sujets qui vivent sous l’occupation à Gaza, à Jérusalem ou en Cisjordanie. Tout en ayant un des systèmes de santé les plus avancés du monde, il prend des mesures radicales qui donnent la priorité à la sécurité des citoyens israéliens juifs. Une requête présentée par le groupe de défense des droits Adalah à la Haute Cour israélienne a révélé que les informations en temps réel sur le coronavirus n’étaient pas accessibles en arabe pour les citoyens palestiniens. Sans qu’il puisse s’agir d’une coïncidence, plusieurs localités palestiniennes, notamment Umm el-Fahm, la ville côtière de Jisr Al-Zarqa, ainsi que Daburiyya dans le Nord, près de Nazareth—qui est pratiquement en état de siège—ont présenté des taux de contamination très élevés, les tests de recherche du virus effectués sur les citoyens arabes n’atteignant que 10% du nombre total de tests faits par l’État, alors qu’ils représentent un cinquième de la population totale.
Ayant passé sept décennies à diviser les communautés palestiniennes en multiples enclaves ségréguées, et à mettre au point des structures juridiques de domination raciale, Israël dispose déjà de l’architecture voulue pour un “confinement” de masse. Cependant, sous prétexte d’urgence, il a aussi utilisé le déplacement global de l’attention pour continuer à créer une nouvelle réalité sur le terrain.
Au point culminant de l’“urgence sanitaire”, le gouvernement a procédé à des démolitions de maisons dans la ville palestinienne de Kafr Qasem. Le 12 mars, l’armée israélienne a escorté des colons jusqu’au site archéologique de Sebastia, près de Naplouse—un site mythique pour le mouvement des colons, qui cherche toujours à l’annexer illégalement—au mépris des efforts de l’Autorité palestinienne pour empêcher les rassemblements importants. Le 26 mars, des bulldozers de l’armée sont arrivés à Khirbet Ibziq, une ville de la vallée du Jourdain, pour détruire et confisquer des matériaux qui devaient servir à construire un dispensaire destiné aux résidents palestiniens. Quelques jours plus tard, le 30 mars, des militaires équipés de combinaisons de sécurité ont utilisé le confinement pour se livrer à des incursions violentes chez des Palestiniens à Ramallah. Les Nations unies ont signalé que le harcèlement de colons contre des Palestiniens s’était amplifié au cours de la pandémie.
Au moment de la rédaction de cet article, des négociations visant à la constitution d’un nouveau gouvernement de coalition sont en cours. Il serait composé du bloc du Likoud dirigé par le Premier Ministre Benjamin Netanyahou, de droite, messianique et favorable aux colonies, et de Kahol Lavan (Bleu-Blanc), avec à sa tête Benny Gantz. Sous couleur de constituer une coalition d’urgence censée “combattre le virus”, il a pour seule visée politique d’importance le plus grand vol de terres de cette génération —l’annexion unilatérale d’une portion de la Cisjordanie allant jusqu’à 30%, comprenant toutes les colonies illégales et la vallée du Jourdain, et prenant pour référence le Plan de paix de Trump. L’État n’a pas encore annoncé ses plans relatifs aux millions de Palestiniens qui vont perdre de nouvelles terres dans le cadre de cette annexion illégale, mais le bilan du transfert forcé de populations des Palestiniens bédouins en ce lieu et dans le Néguev peut lui servir de modèle.
De plus, l’appareil de sécurité israélien a cherché à empêcher les Palestiniens de prendre des mesures pour combattre la propagation du COVID-19 dans leurs localités délaissées et sous contrôle policier. À l’aube du vendredi 3 avril, la police israélienne a arrêté en usant de violence Fadi alHadami, ministre des Affaires de Jérusalem pour l’Autorité palestinienne, au domicile familial dans le quartier de Suwana, dans Jérusalem-Est occupée. Son prétendu “crime” était d’avoir mis en place des postes de désinfection et d’avoir fait donner aux habitants la consigne de rester chez eux. Deux jours après, le 5 avril, des policiers israéliens portant des masques de protection chirurgicaux et des gants en plastique sont venus aux premières heures du jour arrêter le gouverneur palestinien de Jérusalem Adnan Ghaith chez lui, à Silwan, également à Jérusalem-Est, pour des “crimes” similaires. Alors qu’ils combattaient une crise sanitaire qui affecte tout le pays, il leur était reproché officiellement de mener des “activités palestiniennes à Jérusalem”, ce qui est considéré comme “illégal” par Israël qui cherche à maintenir son contrôle exclusif sur Jérusalem.
À Gaza, où trois décennies d’isolement et de multiples et lourdes offensives militaires israéliennes ont détérioré systématiquement les infrastructures sanitaires essentielles, le ministère israélien de la Défense a décidé au début d’avril de recommencer à pulvériser des herbicides toxiques au moyen d’avions d’épandage le long de la frontière. Chez Forensic Architecture, nous avons déjà recueilli des éléments sur la façon dont cette pratique destructive transforme le vent en arme pour acheminer des herbicides sur des centaines de mètres au cœur du territoire de Gaza, ravageant les moyens de subsistance des agriculteurs et suscitant potentiellement de graves risques sanitaires pour les populations locales.
Dès lors que le siège israélien de Gaza a entraîné l’asphyxie socio-économique de ses presque deux millions de résidents, les pratiques recommandées de confinement et de distanciation sociale, ainsi que l’accès à l’eau potable et salubre, sont presque impossibles.
À l’heure où tant de personnes dans le monde entier commencent à imaginer des scénarios de “fin des temps” débouchant sur une transformation radicale des conditions de vie supportables—en particulier pour les groupes humains populaires, racialisés et autochtones—la situation constatée sur le terrain dans différentes parties de la Palestine nous montre à quoi pourraient ressembler de tels scénarios. Les Nations unies avaient déjà lancé l’alarme, annonçant que Gaza serait “invivable” en 2020 – cette année.
La pandémie accentue les exigences de la lutte anti-coloniale palestinienne, en lui donnant une pertinence de plus en plus forte pour d’autres sociétés dans le monde entier. En révélant plus que jamais les interdépendances de tous les êtres humains, le caractère collectif de notre santé et de notre bien-être, elle montre que, loin de se fonder sur la domination et la surveillance, les réponses efficaces à cette pandémie doivent comporter le démantèlement des systèmes inégalitaires racialisés.
S. C. Molavi est chargée de recherche Israël-Palestine à Forensic Architecture et professeure associée de science politique à l’American University du Caire, Égypte.
Eyal Weizman est directeur-fondateur de Forensic Architecture et professeur en cultures spatiales et visuelles au Goldsmiths College, Université de Londres.
Traduction : SM pour l’Agence Média Palestine
Source : Verso