Se souvenir de la Nakba grâce à la littérature palestinienne

La littérature palestinienne sur la Nakba crée un sentiment de communauté grâce au récit des souvenirs.

Par Aarushi Punia, le 11 mai 2020

Ghada Karmi

« Il est très important de se souvenir que ce que l’on considère comme un événement fondateur dans notre mémoire collective peut être une blessure dans la mémoire de l’autre. »  

Paul Ricoeur

En 2020, les Palestiniens ont commémoré la Journée de la Terre enfermés chez eux, tandis que les colons israéliens exploitaient le confinement consécutif au COVID-19 afin d’étendre les colonies illégales dans les territoires palestiniens.

Le coronavirus, ou ce à quoi le philosophe français Jean-Luc Nancy fait référence comme à un « communovirus », a amené le monde à développer une nouvelle sorte de solidarité née de l’auto-isolement. Cependant, pour les Palestiniens, le coronavirus a inauguré la Nakba ou ‘Grande Catastrophe’ du 21ème siècle en les mettant dans une situation extrêmement précaire. Sous la menace du virus comme de la violence des colons, la solidarité physique des Palestiniens pouvait pour la première fois être éventuellement dénouée. Et donc dans les circonstances actuelles, quelles sont les moyens dont disposent les Palestiniens pour maintenir en vie leur lutte contre l’occupation ? Et plus largement, comment peuvent-ils se sentir liés comme une communauté quand ils ont été obligés de s’auto-isoler ?

Le coronavirus s’est avéré être doublement létal pour les Palestiniens puisqu’il a rendu leur résistance à la Nakba continue extrêmement difficile. Joseph Massad, professeur de Politique Arabe Moderne à la Columbia University, fait remarquer que la Nakba n’est « pas qu’un événement du passé et un processus continu dans le présent, mais une calamité qui a un avenir résolument planifié devant elle ». La perpétuité d’Israël est assurée grâce à la présence éternelle de la Nakba qui désunit les liens entre les Palestiniens déplacés.

Se rappeler la Nakba de 1948 est par conséquent un acte de protestation et de résistance. C’est affirmer que les Palestiniens ne permettront pas que leur histoire soit oubliée ou leurs souvenirs effacés. Pourtant, la mémoire doit être façonnée sous une forme que le public peut accueillir, et les récits de fiction littéraire et les récits vécus ont donné aux Palestiniens l’opportunité d’entrer dans la mémoire collective du monde. La leçon apprise de la littérature palestinienne à la période du coronavirus est encore plus essentielle : grâce aux activités d’écriture et de lecture, la littérature permet aux souvenirs d’être partagés, transmis et reçus. La littérature accroît l’action résistante du travail de la mémoire et crée un sensation de communauté grâce au récit des souvenirs.

Dans la littérature palestinienne, la mémoire est utilisée comme une méthode pour recréer le monde des Palestiniens qui vivent dans des conditions différentes après la Nakba. Le Retour à Haïfa de Ghassan Kanafani (1969) est une nouvelle qui raconte le retour d’un couple vers sa maison à Haïfa d’où ils avaient été chassés par la force en 1948. Alors que Saïd et Saffiya roulent en passant par des routes familières, Saïd subit une avalanche de souvenirs car « les souvenirs ne lui revenaient pas peu à peu. Non, ils se déversaient dans sa tête comme s’écroule un mur de pierres ».

Dans le chaos qui avait fait irruption à Haïfa à cause des explosions destinées à faire fuir les Palestiniens, Saïd et Saffiya avaient oublié leur enfant chez eux et, à la minute où ils s’en sont souvenu, il était trop tard pour revenir. Vingt ans plus tard, ils vont voir leur ancienne maison, espérant trouver une trace de leur fils Khaldun. Au lieu de cela, ils font la connaissance de Miriam, rescapée d’Auschwitz, qui a emménagé dans leur maison et a élevé leur fils sous le nom de Dov qui s’est identifié en tant qu’Israélien. Il est difficile pour les lecteurs d’accepter comment des personnes qui ont connu la dégradation de la vie humaine dans les camps de l’Holocauste pourraient se détourner des Palestiniens qui devaient maintenant vivre dans des camps de réfugiés dans des conditions de brutalité similaire et ne pas envisager leur responsabilité politique envers la même chose. Pour Saïd et Saffiya, la Nakba n’est pas qu’un événement de 1948, mais une perte qui a la possibilité de s’étendre dans l’avenir à cause du gouffre immense qui sépare maintenant deux ensembles de populations déplacées, occultant tout semblant de compromis possible pour les deux.

La Vie Secrète de Saïd : Le Pessoptimiste d’Emile Habiby (1974) est un roman autobiographique construit sous une forme épistolaire inscrite dans des récits incorporés. Saïd se rappelle avoir vécu en tant qu’Arabe-israélien (Palestiniens vivant à l’intérieur d’Israël) dans les frontières d’Israël où la seule façon d’assurer sa sécurité était de livrer des informations à la Knesset. Il raconte avec humour que « Pendant les combats de 1948, ils nous ont attiré dans une embuscade et ont ouvert le feu, tuant mon père, puisse-t-il reposer en paix. J’en ai réchappé parce qu’un âne égaré est passé dans ligne de feu et qu’ils l’ont abattu et qu’ainsi, il est mort à ma place. Ma vie consécutive en Israël, fut alors un vrai cadeau de cet animal infortuné. Alors quelle valeur, estimé monsieur, devrions nous assigner à cette vie qui est la mienne ? ».

Ce personnage tragi-comique dit qu’il descend d’une lignée de pessoptimistes. Il a été capable de survivre à la Nakba et à tout ce qui a suivi uniquement grâce à ce comportement où on sait reconnaître les mauvais tours du destin mais où on est reconnaissant que les choses ne soient pas pires qu’elles ne le sont déjà. Alors qu’il semble être une adaptation du ‘soumoud’ ou ténacité que les Palestiniens affichent face à l’agression israélienne, Saïd témoigne aussi de la difficulté qu’endurent les Palestiniens pour préserver un sens de la communauté quand même la subsistance quotidienne de l’individu face à l’oppression israélienne est une tâche gigantesque. La mémoire palestinienne de la Nakba sert de récit anti-hégémonique au récit nationaliste dominant d’Israël.

Dans son récit de souvenirs A la Recherche de Fatima (2002), Ghada Karmi raconte comment sa famille s’est exilée à Londres avant la Nakba de 1948. En exil, « Personne ne parlait des circonstances qui avaient précipité notre départ de chez nous, ni n’expliquait les circonstances historiques ou politiques », et elle dit que ceci a joué un rôle direct sur sa perte de mémoire de la Palestine. Cependant, « Les parents palestiniens (dans les camps de réfugiés) racontaient à leurs enfants chaque détail des villages et des villes d’où ils venaient, leur montraient les clés des maisons qu’ils avaient abandonnées, racontaient les histoires de leurs vies passées, afin que dans les années à venir, ces enfants connaissent la Palestine comme si eux-mêmes y avaient vécu ».

Se souvenir est un combat, mais toutefois un combat nécessaire, et les récits littéraires ne permettent pas au silence d’engloutir ces souvenirs dans les ténèbres et garantissent que l’histoire personnelle et politique des Palestiniens ne soit jamais oubliée. Ainsi se souvenir de la Nakba plus de soixante-dix ans après n’est pas qu’une façon de se rappeler un événement historique. Cela montre que la « Grande Catastrophe » pour les Palestiniens continue même aujourd’hui au temps du coronavirus, tandis qu’ils protestent contre la poursuite des démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie et le blocus sans fin à Gaza.

Le philosophe français Paul Ricoeur dit que « le devoir de la mémoire, c’est de garder vivant le souvenir de la souffrance contre la tendance générale de l’histoire à célébrer les vainqueurs ».[1] Se souvenir est un acte éthique et la mémoire palestinienne de la Nakba est encore plus essentielle à l’époque du coronavirus quand les formes habituelles de résistance ont été rendues impossibles.

Notes

1. Questionner l’Ethique : Débats Contemporains en Philosophie Continentale, édité en anglais par Mark Dooley, Richard Kearney

Arushi Punia est une Professeure Chercheuse en Littérature anglaise au Département des Humanités et des Sciences Sociales à l’Indian Institute of Technology (ITT) de Delhi. Grâce à ses recherches, elle développe un cadre théorique qui permettra de comparer les récits littéraires des Palestiniens et de Dalit.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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