Le rapport « explosif » de B’Tslem sur l’apartheid : en enfonçant les portes ouvertes

La reconnaissance de l’apartheid israélien par l’ONG israélienne n’est qu’un petit pas dans la bonne direction.

Haidar Eid est maître de conférences à l’Université Al-Aqsa de Gaza.  

10 février 2021 – Al Jazeera

Des Palestiniens se sont rassemblés près du village d’Anata à Jérusalem pour organiser une manifestation contre le mur construit sur une route afin de séparer les véhicules ayant des plaques d’immatriculation israéliennes de ceux qui ont des plaques palestiniennes en Cisjordanie, le 23 janvier 2019. (dossier : Issam Rimawi/Anadolu Agency)

Israël est un État d’apartheid. Cette réalité évidente, dont les millions de Palestiniens qui vivent sous la domination israélienne sont douloureusement conscients depuis des décennies, a fait enfin, le mois dernier, les gros titres de la presse occidentale grâce au rapport de B’Tselem, organisation israélienne de défense des droits de l’homme.

Le rapport, intitulé « Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est un apartheid », a amené le monde occidental à parler de la véritable nature de la soi-disant « démocratie israélienne » et il a ouvert la voie pour que les nombreux parallèles, entre l’Israël des temps modernes et l’Afrique du Sud de l’apartheid, soient examinés dans le courant dominant.

Ni Edward Saïd ni l’archevêque Desmond Tutu n’ont été en mesure de le faire. Les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, comme Richard Falk et John Dugard, ne l’ont pas pu davantage. Pour qu’elle soit prise au sérieux, et qu’elle se retrouve dans les pages des journaux occidentaux, il fallait que la déclaration selon laquelle « Israël est un État d’apartheid » vienne des juifs israéliens eux-mêmes.

L’apartheid israélien a toujours été un secret de polichinelle

La Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid (ICSPCA) (Adoptée par l’AG des Nations Unies le 30 novembre 1973), définit en son article 2 l’apartheid comme suit :

« Toutes mesures, législatives ou autres, destinées à empêcher un groupe racial ou plusieurs groupes raciaux de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays et créer délibérément des conditions faisant obstacle au plein développement du groupe ou des groupes considérés, en particulier en privant les membres d’un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux des libertés et droits fondamentaux de l’homme, notamment le droit au travail, le droit de former des syndicats reconnus, le droit à l’éducation, le droit de quitter son pays et d’y revenir, le droit à une nationalité, le droit de circuler librement et de choisir sa résidence, le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques ».

Cette définition, dans son intégralité, s’applique clairement non seulement à la situation de la population palestinienne habitant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza – lesquelles se trouvent totalement et en permanence soumises à l’autorité israélienne sans détenir le moindre droit de citoyenneté – mais aussi à tous les Palestiniens qui vivent dans « Israël proprement dit ».

Israël se définit lui-même comme un « État juif ». Tous les juifs, quel que soit leur lieu naissance, peuvent prendre la citoyenneté israélienne et participer pleinement à la démocratie israélienne. Cependant, les habitants originaires de cette terre, les Palestiniens, sont ouvertement privés de la plupart de leurs droits et libertés les plus fondamentaux en Israël. Si certains Palestiniens détiennent la citoyenneté israélienne, même eux ne sont pas considérés à l’égal de leurs compatriotes juifs aux yeux de l’État.

Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a assumé lui-même cette réalité il y a quelques années, déclarant « Israël n’est pas un État pour tous ses citoyens… (il) est l’État-nation du peuple juif – et de lui seul ».

L’article 2, d, de l’ICSPCA, cependant, précise clairement que le terme « crime d’apartheid » inclut « toutes mesures, y compris des mesures législatives, visant à diviser la population selon des critères raciaux en créant des réserves et des ghettos séparés pour les membres d’un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux… (et), en expropriant les biens-fonds appartenant à un groupe racial ou à plusieurs groupes raciaux ou à des membres de ces groupes ».

Il est, bien sûr, impossible de nier que le régime israélien force les Palestiniens à vivre dans « des réserves et des ghettos séparés ». L’État israélien s’est non seulement emparé de la terre des Palestiniens pour la donner aux juifs israéliens, mais il nous a également interdit, à nous Palestiniens, de nous déplacer librement dans notre propre patrie.

En dépit de tout cela, et jusqu’à récemment, les comparaisons entre Israël et l’Afrique du Sud étaient complètement taboues – quiconque osait parler de l’ « apartheid israélien » était rapidement accusé d’être un antisémite et réduit au silence. La culpabilité des Européens blancs face à l’Holocauste, durant lequel près de six millions de juifs innocents ont été massacrés par des racistes blancs européens, garde le régime israélien à l’abri de toute critique venant des Palestiniens et de leurs alliés.

Maintenant que certains juifs semblent eux-mêmes accepter ouvertement que leur État a promulgué un régime de suprématie juive sur tous les territoires qu’il contrôle, il y a un espoir pour que l’apartheid israélien puisse être un jour totalement dévoilé et démoli.

Un « apartheid » présenté comme un « conflit »

Je suis un citoyen naturalisé sud-africain, d’origine palestinienne. Je suis né et j’ai grandi en Palestine, mais j’ai passé plus de cinq ans à Johannesburg pour étudier en vue d’un doctorat.

J’ai donc vécu sous deux apartheids différents. Alors que l’un de ces régimes d’apartheid se trouve maintenant au fond de la poubelle de l’histoire, malheureusement l’autre continue à prospérer.

Ces deux régimes d’apartheid ont connu des sorts différents, non parce qu’ils étaient matériellement différents, mais parce que la communauté internationale a choisi de dénoncer l’un, et de soutenir l’autre.

L’Afrique du Sud de l’apartheid se considérait elle-même comme une démocratie. Ses institutions étaient en effet quelque peu démocratiques, mais uniquement pour les citoyens blancs du pays. La communauté internationale a fini par dénoncer cette « démocratie blanche » comme illégitime, et elle a apporté son soutien aux Sud-Africains noirs qui œuvraient à la construction d’un État dans lequel tous les citoyens du pays jouiraient des mêmes droits et libertés. 

Tout comme l’Afrique du Sud, Israël se considère comme une démocratie. Ses institutions sont démocratiques, mais uniquement pour les citoyens juifs du pays.

Mais, contrairement à l’Afrique du Sud, la soi-disant « démocratie » israélienne est encore acceptée comme légitime par une majorité accablante de la communauté internationale, grâce aux efforts de l’État israélien et de ses puissants alliés en Occident.

Ces mêmes forces qui tentent de convaincre le monde qu’Israël est effectivement une « démocratie » s’efforcent aussi de blanchir le régime d’apartheid d’Israël en Palestine en le présentant comme un « conflit » entre deux partis égaux. Au lieu d’appeler un chat un chat, et Israël un régime d’apartheid, elles parlent d’un « conflit israélo-palestinien ».

Qui peut soutenir que dans l’Afrique du Sud de l’apartheid il y avait deux partis égaux, à savoir les Blancs et les Noirs, avec des revendications territoriales égales et une responsabilité égale pour le statu quo d’alors ?

Sans aucun doute, ce serait là une interprétation très bizarre et très inexacte de l’histoire sud-africaine. C’est pourquoi nous, nous estimons inacceptable, et exaspérant, que notre réalité sous l’apartheid israélien soit interprétée et présentée de cette façon.

Israël et ses partisans tentent également de blanchir l’apartheid israélien en se focalisant sur la promesse d’une « solution à deux États ». La solution à deux États, telle que présentée par l’État israélien et ses alliés occidentaux, n’est pourtant rien d’autre qu’une tentative de créer des « bantoustans » pour le peuple palestinien.

Le régime d’apartheid d’Afrique du Sud avait créé plusieurs « bantoustans » pour soi-disant donner aux citoyens noirs leur propre patrie. Dans la pratique, cependant, les bantoustans étaient des régions dépourvues de toute légitimité ou souveraineté véritable, ils consistaient en enclaves qui n’avaient aucun lien les unes avec les autres. L’ « État palestinien », imaginé par Israël, qui se composerait de la même manière en enclaves non reliées entre elles et dépourvues de toute véritable souveraineté, n’aurait par conséquent pas plus de légitimité que les bantoustans racistes et vides de sens de l’Afrique du Sud.

Les Sud-Africains en lutte contre l’apartheid, et leurs alliés à travers le monde, n’avaient qu’un seul but : mettre fin au système raciste d’apartheid, définitivement. Ils avaient clairement indiqué qu’ils n’accepteraient aucune pratique d’apartheid, y compris les bantoustans, pour survivre. Le système devait être démantelé, dans son intégralité.

Aujourd’hui, nous, les Palestiniens, nous nous battons contre un régime d’apartheid identique. Comme les militants sud-africains anti-apartheid, nous ne sommes pas prêts à accepter moins que le démantèlement total du système raciste qui nous est imposé. 

La reconnaissance par B’Tselem qu’Israël est effectivement un État d’apartheid est une mise au point bienvenue – nous ne pouvons pas vaincre le régime de suprématie juive d’Israël si le monde continue d’ignorer son existence même. 

Cependant, ne faire qu’admettre la véritable nature d’Israël ne suffit pas. Maintenant, il est temps de demander des comptes au régime israélien pour son crime d’apartheid, tout comme son jumeau idéologique en Afrique du Sud a dû en rendre il y a de nombreuses années.

Depuis longtemps, la société civile palestinienne demande qu’Israël soit sanctionné tant qu’il ne se conformera pas au droit international et qu’il ne commencera pas à traiter à égalité tous les êtres humains qui vivent sous sa domination. Si B’Tselem veut vraiment exposer les crimes d’Israël et le tenir responsable de son traitement inacceptable et raciste des Palestiniens, alors sa prochaine étape doit être d’appuyer cet appel.

Haidar Eid est maître de conférences à l’Université Al-Aqsa à Gaza.

Traduction : BP pour l’Agence Média Palestine

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