Shireen Abu Akleh a élevé ma génération. Maintenant, nous faisons céder les digues

Par sa voix, sa signature emblématique et le pouvoir de ses mots, Shireen Abu Akleh a appris aux Palestiniens que nous avons le pouvoir de changer notre réalité.

Dima Srouji  15 mai 2022

Un Palestinien dessine une fresque murale représentant la correspondante de Al-Jazeera, Shireen Abu Akleh, tuée lors d’un raid de l’armée israélienne contre le camp de réfugiés de Jénine, le 14 mai 2022. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

“Ana Shireen Abu Aklehhhh, Al Jazeeeraaa, Raaamallahh, Filastiiin.” 

Shireen Abu Akleh a signé sa couverture de la deuxième Intifada par une phrase mélodieuse que ma génération a grandi en mimant. À l’annonce de son meurtre, au réveil, la semaine dernière, j’ai pensé que ce déclic sonique était trop spécial pour trouver un écho chez d’autres. J’ai rapidement appris que ce n’était pas le cas.

Au moment où j’ai réalisé qu’elle était partie, mes oreilles se sont mises à tinter au son mélodieux de sa voix qui est ancré en chacun de nous ; c’est encore là quand j’écris ceci. Les réseaux sociaux se ont immédiatement été inondés de citations de son emblématique signature, de souvenirs d’imitation de sa langue et du pouvoir de ses mots : « J’ai choisi le journalisme pour être proche des gens. Il pourrait ne pas être facile de changer la réalité mais au moins je pourrais porter leur voix au monde. Je suis Shireen Abu Akleh”.

Une messagère, notre langue et nos cordes vocales à tous, Shireen parlait à une cadence profondément incrustée dans nos corps. Tout de suite après qu’elle a été tuée la semaine dernière, une génération entière a revécu l’expérience de l’écouter parler, d’entendre ses mots durant l’un des moments les plus traumatisants – apparemment une expérience sans fin et cumulative – de notre histoire. 

Ce qui est arrivé la semaine dernière n’est pas surprenant. Plus de 50 journalistes ont été  tués depuis le début de la seconde Intifada. L’ampleur de l’affliction en réaction à son meurtre est encore accrue par la commémoration des 74 ans de la Nakba, exactement un an après que les colons sionistes, main dans la main avec les soldats de l’occupation ont violemment accéléré la the dépossession des familles de Sheikh Jarrah.

Palestiniens tenant une vigie à la suite de l’assassinat de Shireen Abu Akleh, la journaliste d’Al-Jazeera, Haïfa, 11 mai 2022. (Shir Torem/Flash90)

Pour la première fois en des décennies, ma génération, qui a grandi dans le sillage de la seconde Intifada a ressenti un sentiment d’unité qui nous était inconnu jusqu’alors. Les fragments de notre communauté -réfugiés en diaspora, Palestiniens de 48, Jérusalémites, Gazaouis, Cisjordaniens- ont commencé à se mouvoir ensemble tandis que le système d’apartheid semblait commencer à se briser.

Il y a exactement un an cette semaine, j’ai décrit dans ces pages comment « la douleur de ne pas être entendue était plus aiguë que de savoir qu’on peut mourir ». Ce fut le plus dur à écrire. Et en rappelant notre vécu de la seconde Intifada, le plus douloureux était de se souvenir du silence. 

Regardant vers le passé, entendant les mots de Shireen Abu Akleh, je suis stupéfaite de la capacité de ses poumons. Elle n’a cessé de parler et de nous apporter de l’oxygène depuis 25 ans – même si peu de gens l’écoutaient. Parler sans public doit avoir été ressenti comme un incroyable isolement et avoir eu un effet de désorientation, mais elle a continué, ses cordes vocales ne se sont jamais asséchées et ses poumons ont contenu assez d’air pour nous tous.

L’an dernier nous avons vu des symptômes d’un échec structurel, des failles dans la digue ont commencé à se faire voir. Des amis juifs qui ont grandi dans des familles sionistes aux États-Unis ont commencé à comprendre que leur relation au judaïsme pouvait exister sans relation à l’État d’Israël ; ils se sont mis à avoir des conversations difficiles avec leurs rabbins et leurs familles qui soutiennent AIPAC.

Des Palestiniens portent le cercueil de Shireen Abu Akleh, la journaliste de Al-Jazeera lors de ses funérailles à la Porte de Jaffa dans la Vieille Ville de Jérusalem, le13 mai 2022. (Yonatan Sindel/Flash90)

Davantage d’israéliens juifs se sont mis pour la première fois à s’exprimer publiquement sur les réseaux sociaux en se solidarisant avec les droits des Palestiniens. Des universitaires et des artistes du monde entier ont assuré BDS de leur soutien à un rythme jamais atteint auparavant. De jeunes Palestiniens ont commencé à travailler à la construction de formes de gouvernement alternatives : ils ont écrit des manifestes politiques et se sont organisés sur le terrain par des campagnes municipales et d’autres plus larges.

Comme l’a noté l’intellectuelle palestinienne Noura Erakat dans l’un des appels zoom d’urgence à ce moment-là : « Nous faisons céder une digue, continuez à pousser ». Des bruits d’eau s’écoulant et des morceaux de granulat tombant d’eux-mêmes ont commencé à se faire entendre. Et l’essentiel de cette fisuration émane de la génération que Shireen a élevée.

Shireen Abu Akleh a étudié l’architecture, une discipline historiquement au service de 1% de la population, mais elle a refusé de la pratiquer. J’imagine qu’elle apprécierait la notion de structures de la main de l’homme s’écroulant comme dans un conte et nos voix les immergeant.

Au cours de l’année passée, nous avons questionné la raison pour laquelle il y a comme une dissonance entre le changement de narratif qui nous apporte des moments de joie extrême (comme de réaliser qu’un étranger dans le métro de Londres sait où se trouve Jénine) et la réalité du terrain : la dépossession qui va croissant, les assassinats, les bombardements de Gaza etc. 

Mais que se passe-t-il lorsqu’une digue cède ? Les champs sont inondés et la nature souffre de multiples pertes, mais lentement, la terre commence à sécher et de jeunes plants repoussent. Dans une récente conversation avec Erakat, Marshall Ganz a demandé comment nous pouvons faire un changement autrement qu’en changeant de narratif. Il a exprimé l’idée selon laquelle la compréhension doit suivre l’action et non l’inverse. 

Des dizaines de milliers de Palestiniens ont participé à la procession des funérailles de Shireen Abu Akleh, la journaliste de Al-Jazeera, à Jérusalem, le 13 mai 2022. (Oren Ziv)

Shireen Abu Akleh est la réponse à cette question. Son enterrement à Jérusalem à lui seul est une preuve de l’impact que sa voix a eue sur le terrain. Des centaines de milliers de gens sont arrivés de tout le pays vendredi à Jérusalem, revendiquant une Jérusalem palestinienne, des drapeaux brandis sans peur malgré le déploiement de force brutale alors que son cercueil était attaqué par la police israélienne en réponse au drapeau dans lequel elle était enveloppée.

Dans une vigie à Londres mardi soir, des centaines de gens se sont rassemblés pour pleurer sa perte. Un garçon de six ans entouré presque exclusivement de femmes vêtues de noir, les yeux gonflés s’est saisi du micro tenu par un des organisateurs. Le doigt pointé vers les femmes, il a dit : « Vous êtes Shireen, vous êtes Shireen, vous êtes Shireen, je suis Shireen ». 

Son assassinat, une faute grave de la part de l’occupation, va résonner pour une autre génération. L’expérience sonore de mai dernier était viscérale : on a pu entendre des slogans, des klaxons, taraleel, des applaudissements, des chants et des pleurs dans le monde entier pendant des semaines. Aujourd’hui ils résonnent encore plus fort. La voix de Shireen sonne plus fort, notre voix sonne plus fort et la digue a cédé encore un peu plus. 

« J’ai choisi le journalisme pour être proche des gens. Il pourrait ne pas être facile de changer la réalité mais au moins je pourrais porter leur voix au monde. Je suis Shireen Abu Akleh”. Par sa voix et celle de nombreux autres comme elle, il est réellement possible de changer la réalité. 

Dima Srouji est une architecte et artiste palestinienne. Elle travaille sur des projets qui ont à voir avec la politique, en particulier en ce qui concerne la Palestine. Vivant entre la Palestine et Londres, elle est responsable du principal studio MA Design du Collège Royal des Arts et elle est membre associée du Musée Victoria et Albert

Traduction SF pour l’Agence Media Palestine

Source: +972 Mag

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