Ghassan Kanafani et l’inépuisable dialectique

La fiction de Ghassan Kanafani demeure essentielle 50 ans après son assassinat parce qu’elle nous entraîne vers une nouvelle perception et compréhension de l’art, de la révolution et, bien sûr, de la Palestine.

Par Haidar Eid, le 9 juillet 2022

Ghassan Kanafi

Le 8 juillet 2022, on commémorait le 50ème anniversaire de l’assassinat de Ghassan Kanafani, personnage dominant de la vie culturelle et politique palestinienne. Kanafani a été tué en 1972, lorsque des agents du Mossad israélien ont placé dans sa voiture un engin explosif qui l’a tué, lui et Lamis, sa nièce de 17 ans. Voici quelques réflexions sur l’héritage qu’il nous laisse.

La nécessité qu’il y a à lire la littérature palestinienne en général et la fiction de Kanafani en particulier émane de l’importance qu’il y a à écrire un récit qui soit distinctement palestinien. La majeure partie de la littérature palestinienne est ce que Barbara Harlow appellerait « la Littérature de Résistance » – expression empruntée à Kanafani lui-même.

La question qui demeure, c’est : qu’est-ce qui n’a pas encore été écrit en arabe sur Kanafani ? Ou plutôt, peut-on écrire sur lui dans les conditions actuelles avec le même optimisme que celui qui a conduit feu le fondateur de la nouvelle moderne en arabe, Youssuf Idriss, à nous demander de nous accrocher aux histoires de Kanafani comme nous nous accrochons au Coran ?

Autrement dit, où se situe Kanafani dans la nouvelle scène intellectuelle après le repli de la plupart des intellectuels « radicaux » ?

Qu’aurait-il fait, en tant qu’ « intellectuel autochtone » fanonien, s’il avait été encore en vie ? Comment l’auteur de Men in the Sun [Hommes au Soleil] aurait-il réagi si on avait demandé dans les années 1990 à ces hommes éponymes de cesser de frapper sur les parois du réservoir et d’intercéder plutôt pour obtenirdes pourcentages supplémentaires de leur terre natale ?

La relation entre la persécution inhumaine des Palestiniens et de leurs idées et valeurs sociales a été exprimée avec force sous forme narrative pour la première fois dans les romans de Kanafani. Une compréhension correcte de ses romans exige une compréhension du passé et du présent des Palestiniens. Le réalisme de Kanafani a la capacité non seulement de « refléter » la réalité, comme le dirait George Lukacs, mais il entraîne aussi les lecteurs dans un nouvel ordre de perception et d’expérience. Et ainsi, non seulement il désaccoutume de la réalité, mais il l’affronte aussi frontalement.

Des thèmes et questions compliqués réapparaissent tout au long des romand de Kanafani : l’exil, la mort et l’histoire. Les questions de ce genre sont en réalité liées au rôle de Kanafani lui-même en tant qu’écrivain engagé politiquement, révélant la « faiblesse » de certains Palestiniens qui préfèrent la recherche de la sécurité matérielle au combat pour récupérer leur terre (Men in the Sun). La responsabilité des dirigeants palestiniens en laissant les Palestiniens étouffer dans le monde marginal des camps de réfugiés démontre la prescience de Kanafani. Comme le fait remarquer le critique palestinien Faisal Darraj, les différents personnages palestiniens du monde de Kanafani sont un composé d’une relation poétique et organique avec la terre (The Lover, Men in the Sun, et All That is Left to You) [L’Amant, Hommes au Soleil, et Tout ce Qui Vous Reste]. Être séparés de la terre et chercher des solutions individualistes conduit les hommes au soleil vers une mort indigne et tragique. C’est-à-dire que Kanafani avait la capacité d’explorer la relation dialectique entre les réalités intérieures et extérieures des Palestiniens colonisés.

Le monde de All That is Left to You, par exemple, est l’une des paralysies sociopolitiques à la recherche de possibilités d’un meilleur avenir. Ceci requiert un voyage vers une conscience historique, fait qui – encore une fois, comme dans Men in the Sun, Returning to Haifa [Retour à Haïfa], et The Land of Sad Oranges [La Terre des Oranges Tristes] – prend 1948 (année de la Nakba) comme centre émergeant du récit palestinien et image palestinienne figée dans la conscience collective des Palestiniens. La conscience historique se forme à travers les transformations individuelles et collectives, tandis que le temps réel et significatif se matérialise par l’action. Bien sûr, pour atteindre une conscience historique, on doit se débarrasser d’une fausse conscience. La fin du roman est ouverte parce qu’elle traite des commencements plutôt que des fins – c’est-à-dire d’un processus dialectique sans fin. D’où la fin optimiste et ouverte de All That is Left to You et l’appel à une révolution sociale dans Men in The Sun. En les lisant, on conclut que l’histoire ne peut jamais être conclue. Le rôle de l’intellectuel engagé dans sa lutte pour restaurer la continuité historique après des événements tragiques tels que la Nakba, c’est, avec les mots d’Edward Saïd, « de garantir la survie de ce qui est en danger imminent d’extinction ».

Les histoires de Kanafani sur le combat des hommes et des femmes pour se libérer des formes inhumaines d’oppression et de persécution sont sans aucun doute liées aux idées, valeurs et sentiments par lesquels les hommes et les femmes – spécialement les Palestinien-ne-s – font l’expérience de leur société et de leurs circonstances existentielles, politiques et historiques. En d’autres termes, comprendre profondément l’orientation et l’engagement politique et historique de Kanafani, c’est comprendre à la fois le passé des Palestiniens et leur présent – compréhension qui contribue à leur libération. La littérature de Kanafani exerce une influence artistique considérable, issue d’une confrontation avec la réalité plutôt que d’une tentative pour y échapper. 

En tant qu’écrivain, Kanafani n’était pas qu’un réfugié palestinien qui réagissait à l’histoire en partant de son propre point de vue particulier et lui donnant un sens dans ses propres termes concrets – il avait aussi à sa disposition une perspective idéologique qui l’a aidé à pénétrer les réalités de l’expérience des hommes et femmes dans des situations historiques et politiques spécifiques. Son autocritique de certaines pratiques palestiniennes négatives reflète une sorte de conscience nationale et historique qui donne aux Palestiniens – et à tous les peuples colonisés – la capacité de faire quelque chose pour leurs propres présent et avenir. Frantz Fanon, Aimé Césaire, Amilcar Cabral et Steve Biko servent d’exemples de cette tradition dynamique.

Le projet occidental « des Lumières » ne peut être conçu sans une compréhension historique du développement du capitalisme – et de ses manifestations coloniales inhumaines – à travers les périodes industrielle et post-industrielle qui, d’après certains penseurs postcoloniaux, n’avaient pas de place pour les peuples du Tiers Monde. Mais l’appel de Kanafani à une solution radicale est soutenu par les victoires des mouvements de libération nationale de la période qui a suivi la Deuxième Guerre Mondiale. Kanafani offre une alternative, qui prend en compte les conditions objectives sociales et historiques, une alternative qui demande aux hommes au soleil (comprenez : les colonisés) de dépendre de leurs pouvoirs dans la lutte acharnée contre l’ordre existant, avec toutes ses injustices attenantes qui sont imposées au monde en développement par le projet impérialiste. D’où l’action violente (au sens fanonien) qui survient à la fin de All That is Left to You.

On pourrait dire de ce genre de romans qu’ils ont remis en question l’illusion à travers laquelle la bourgeoisie sioniste a représenté ses entreprises coloniales de façon inexacte pour elle même et pour l’Occident – comme faisant partie d’une mission historique mythique entreprise de la part des Juifs, et même au nom de l’humanité. Les œuvres littéraires révolutionnaires de Kanafani ont attiré l’attention sur cette partie de l’humanité qui est exclue de l’équation sioniste-impérialiste – c’est-à-dire les autochtones palestiniens. C’est la réalité que la littérature de Kanafani parvient à refléter. C’est une réalité dialectale sociale et historique.

Kanafani a choisi sa place dans la société et a réagi à ces changements historiques de son propre point de vue particulier tout en leur donnant un sens dans ses propres termes réalistes. Son choix idéologique est assez clair dans le contexte social qui donne des couleurs à des personnages tels que Um Sa’ad, Abu Qais, Asa’ad, Marwan, Abu Khaizuran et Hamid. Ce contexte parle de la terre natale comme d’un concept qui comprend les bases environnementales, culturelles, psychologiques, existentielles et sociales qui façonnent leurs personnalités. En racontant leurs histoires, Kanafani relate les conflits politiques et sociaux plus larges créés à l’intérieur de la société palestinienne et sans elle. Comme le soutient à juste titre Barbara Harlow : « Le mouvement de résistance [dans la littérature de Kanafani] devient le symbole d’une rentrée du peuple palestinien dans le cours historique des événements, une rentrée qui conférerait un sens au passé et créerait des possibilités pour le futur. »

Et pourtant, en se rebellant contre la façon dominante de voir le monde, Kanafani impose une alternative dans la façon de regarder. Avec la mort et la renaissance d’ Hamid dans All That is Left to You, et Ghassan Kanafani lui-même avec son martyr, de nouvelles vies émergent. On ne trouvera pas la tragédie palestinienne que dans les manifestations et les gros titres ; on la trouvera plutôt dans la vie et les souffrances de personnages tels que AbuQais, Marwan, Hamid et Asa’ad – des gens qui portent l’histoire du peuple palestinien et des déshérités de la terre sur leurs épaules.

Sans la question palestinienne, Kanafani n’aurait pas eu son style unique « kanafanien », caractérisé par une réalisme qui nous fait entrer dans un nouvel ordre de perception et de compréhension de l’art, de la révolution et, bien sûr, de la Palestine.

Haidar Eid est professeur de Littérature Postcoloniale et Postmoderne à l’université al-Aqsa de Gaza. Il a abondamment écrit sur le conflit arabo-israélien, dont des articles publiés sur Znet, Electronic Intifada, Palestine Chronicle et Open Democracy. Il a publié des articles sur les Études culturelles et la littérature dans de nombreux journaux, dont Nebula, Journal of American Studies en Turquie, Cultural Logic et le Journal de Littérature Comparée.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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