Une perspective révolutionnaire: l’art de Samia Halaby

L’artiste palestinienne Samia Halaby est connue pour ses oeuvres expressionnistes abstraites époustouflantes aussi bien que pour ses positions politiques marxistes véhémentes.

Melissa Gronlund 20 juin 2022

Samia Halaby dans son atelier de New York, 2016 (Photo: Wikimedia)

Avec Dessiner Le Massacre de Kafr Qassem, Samia Halaby, la célèbre artiste palestinienne au style expressionniste abstrait, est passée à la rédaction. Par des lignes fortement ombrées au crayon sur papier, Halaby a évoqué les 49 victimes du massacre de 1956, apportant ainsi des éléments sur ceux qui ont été tués quand la police des frontières israélienne a ouvert le feu sur des travailleurs palestiniens qui rentraient chez eux en fin de journée. Chaque vague de meurtres est illustrée, lieu après lieu. Des déclarations de témoins documentent non seulement les faits qui se sont passés mais aussi l’information diffusée après coup au public et aux médias. 

Certains dessins, comme Quatorze Femmes de la Neuvième Vague, 1999, ont des tonalités de Guernica : une longue horizontalité basse de femmes assemblées, angoissées, rompue par l’angle du visage d’une femme tournée vers le ciel. Sur d’autres dessins, le style abstrait de Halaby semble s’infiltrer, là où des masses de branchages dans une foule évoquent les diagonales qui caractérisent la façon dont son travail s’organise. Mais les dessins, pour la plupart, oeuvrent sobrement à renseigner les êtres perdus, dans un style tout de retenue, presque classique.

Titre du tableau : Quatorze Femmes de la Neuvième Vague, 1999, crayon Conté sur papier, 32,5 x 50 cm (avec l’aimable autorisation de Samia Halaby)

Dessiner le Massacre de Kafr Qassem  est un livre, autrement dit politique à l’origine et dans sa conception, une variation d’une tentative de communication et d’émotion parallèle à une pratique abstraite par ailleurs. Dans les décennies de carrière de Halaby, cela pose la question de comment l’activiste palestinienne aborde et situe le politique dans son œuvre – et si sa compréhension marxiste du politique se retire rapidement d’un monde de l’art de plus en plus centré sur des questions d’efficacité politique. 

« Où en sommes-nous maintenant ? » demande-t-elle depuis son atelier de TriBeCa, lorsque je lui ai parlé en mai par zoom. « Le changement climatique englobe le monde. Deux superpouvoirs représentent deux classes puissantes. Notre économie s’incline vers le sud et tout est très effrayant désormais pour beaucoup de gens et pour beaucoup de jeunes. Cette division existe dans tous les pays. Je pense au théoricien du Parti Mondial des Travailleurs, Sam Marcy, et une de ses expressions me vient à l’esprit : guerre des classes mondiale. Nous sommes dans une situation de guerre des classes mondiale ». 

Halaby est née en 1936 à Jérusalem et a été exilée de la Palestine durant la Nakba de 1948, d’abord vers le Liban puis vers le Midwest aux États Unis avec sa famille. Elle a obtenu un BA de l’Université de Cincinnati puis un Master en Art de l’Université d’Indiana ; elle a enseigné la peinture aux États-Unis, notamment pendant dix ans à l’École d’Art de Yale, où elle a été la première femme à avoir un poste d’assistante. Elle participe activement aux manifestations contre l’occupation israélienne ; elle a créé des affiches et des banderoles anti-guerre, en plus de l’étonnant Dessiner le Massacre de Kafr Qassem et elle parle en public de ses positions politiques. 

Son engagement ne s’est pas fait sans en payer le prix, ainsi que l’explique Sultan Sooud Al Qassemi, le penseur des Émirats arabes unis, dont la Fondation Barjeel Art a soutenu son travail.

« Comme enfant ayant vécu le déplacement forcé, Samia Halaby a gardé toute sa vie des blessures de cette expérience, qu’elle a traduites dans son militantisme et dans son art » dit-il. « Elle a constamment défendu les causes en lesquelles elle croit, ce qui lui a coûté des opportunités, une décision qu’elle a prise en toute conscience. Le message de Samia est constant à l’égard de tout interlocuteur, que ce soit un petit groupe d’individus ou une conférence publique au Guggenheim à New York ».

Le militantisme de Halaby pose aussi la question de où et comment intervient le politique dans le travail d’un.e artiste. À côté d’une œuvre clairement polémique comme Dessiner le Massacre de Kafr Qassem, l’art pour lequel elle est le plus connue est abstrait et magnifique : des diagonales rose, vert et bleu ou des jeux de couleur répétés sur la toile. Études de l’illusion du volume, tandis que des cylindres à l’apparence métallique traversent le plan pictural. Où, pourrait-on demander, se trouve le politique dans cela ? 

Pour Halaby, la réponse est simple : en théorie marxiste, l’art est un symptôme de la société, qui donne des aperçus de la progression de la société à travers ses étapes politiques et économiques. La pensée, telle un couteau, opère des coupures dans les politiques axées sur des enjeux. 

« Vous savez, je peux faire une banderole et une affiche » dit-elle. « Est-ce que ça change ce que Rockefeller va décider de faire de son argent l’an prochain ? Non. Est-ce que ça l’empêche de donner 4 milliards de dollars (3,9 milliards €) à Israël ? Aussi fort que je m’y emploie, ou aussi souvent que je défile et manifeste dans la rue. Mais l’art épanouit la société. L’inverse n’est pas vrai ».

Samia Halaby, Gambader dans le vignoble, 1982 (Image : Wikimedia)

« Les Impressionnistes sont vraiment fascinants » poursuit-elle. « Notez qu’ils sont populaires et appréciés de tout le monde. Et ce n’est pas artificiel – les gens les admirent vraiment, non parce que leurs tableaux sont doux et fruités, mais parce qu’ils reconnaissent en eux le premier pas pour se détacher de la classe dominante, pour honorer la classe moyenne et même l’ouvrier. Au moment où on arrive à certains cubistes français comme (Fernand) Léger et aux constructivistes du début, on voit bien l’éloge de l’ouvrier et un focus grandissant sur le général et l’abstraction. Pour moi, l’abstraction est une efflorescence de la révolution de la classe ouvrière ». 

Son propre travail artistique participe de ce changement vers l’émancipation politique. Il est né d’une rencontre avec une nature morte hollandaise du quinzième siècle, une image conventionnelle mais touchante de la maternité qu’elle a vue au Musée Nealson-Atkins de Kansas City, à un moment où elle était « perdue » artistiquement dit-elle. Le point central de l’image, Vierge à l’Enfant dans un Intérieur (1460-87, de Petrus Christus) est la dyade de la Madone et le Christ enfant, les deux étant illuminés par le soleil entrant par la fenêtre. Mais Halaby s’est centrée sur un détail, presque extrinsèque : une pomme sur le rebord de la fenêtre, ni brillamment colorée ni liée de façon évidente au reste de la scène. 

Vierge à l’Enfant dans un Intérieur a (1460–67, by Petrus Christus)

“Dans le nord, avoir un fruit frais, ce devait être quelque chose de très spécial – cela a pu symboliser la fertilité » dit-elle. « Je suis rentrée chez moi et j’ai décidé que j’allais peindre une exploration de la pomme, en peignant une sphère dans quelques boîtes, comme le rebord de la fenêtre et la pomme. C’est ce que j’ai fait et c’est devenu une nouvelle manière de peindre pour moi ». 

De retour à l’atelier, elle a produit deux tableaux étonnants représentant des sphères métalliques qui représentent une grosse balle d’acier qu’elle se trouve avoir dans son atelier. Dans le reflet de l’une d’elles, on peut voir Halaby elle-même déformée dans la sphère comme en référence à l’objet anamorphique de Hans Holbein dans les Ambassadeurs

Elle s’est alors saisie des formes et les a abstraites, s’éloignant de ce qu’elles représentaient et allant vers les formes elles-mêmes : une sphère, un rectangle, l’impression de bulbe. Elle a commencé, selon ses mots, à les « conjuguer », se départant de la perspective de la Renaissance, testant comment des cylindres pouvaient être tordus et avoir l’air de spirales ou disposés en cercles laissant place à des tourbillons. En travaillant avec une palette variée de couleurs vives, elle a commencé à observer les nuances sur les métaux, faisant émerger les couleurs qu’on voit mais qu’on ne nomme pas – les jaunes dans l’or et les argents dans l’acier. 

Ensuite, elle les a étalés en motifs sur la toile, dans une reconnaissance de ce qu’elle appelle les failles de la perspective de la Renaissance : le fait que l’ensemble du projet de la perspective, avec un seul point de vue sur lequel les vecteurs de la vision convergent, ne fonctionne que si la personne se tient immobile. (ou en l’occurrence, voit le monde en fermant un œil). Que se passe-t-il si on bouge ? 

Samia Halaby, Vagues Tranchantes, 1973 (Image : Wikimedia)

Les oeuvres qu’elle a réalisées ensuite, au cours des années 1970, combinent illusion et abstraction, comme pour explorer si l’illusion peut être encore possible, ou devrait être possible, si on s’éloigne de la perspective de la Renaissance. Le mouvement est la clef des œuvres : une spirale devait continuer à se mouvoir ou un cylindre devait se retourner pour monter son envers. Étant donnée la propension à représenter le mouvement, il semble tout naturel qu’elle se soit orientée vers des tableaux effectivement cinétiques. Dans les années 1980, elle s’est appris à elle-même à codifier, ayant acheté un ordinateur Amiga 1000 dans une vente après saisie dans le quartier financier de New York. Elle a fait des impressions et des animations digitales, souvent dans des performances vivantes mises en musique. Yafa célèbre les oranges de la ville où elle vivait avant de quitter la Palestine ; Femmes de Cuivre (les deux tableaux sont de 1992) est né de son militantisme politique, inspiré par les femmes noires et latinos qu’elle avait rencontrées dans des manifestations politiques, ainsi qu’elle l’a dit dans une conversation en ligne avec l’espace culturel Majlis en 2020.

« J’ai assisté à cette petite conférence sur des ordinateurs à Philadelphie », se souvient-elle. « C’était davantage centré sur la musique électronique que sur l’image. Tard le soir, lorsque la conférence a pris fin ce jour-là, les musiciens sont montés sur scène puisque tout leur équipement était déjà là. Et ils ont improvisé collectivement, librement. J’étais le seul public et je les regardais, assise, et je pensais que j’aurais aimé être sur scène à créer une image pour accompagner le son. Aussi, pendant un an et demi j’ai travaillé à mon programme et c’est devenu la deuxième étape de mon travail ». 

400400Encore du constructivisme, 1987 (Image : Wikimedia)

Halaby s’est détachée de la programmation dans les années 1990, consternée par le relativement faible intérêt pour l’art digital et elle est retournée à l’acrylique sur toile. Les œuvres de cette dernière période ont repris l’ouverture vers des stimuli externes, qui avait débuté dans les années 1980 ; lorsqu’elle avait commencé à incorporer le monde extérieur. Dans le Dôme des Séries Rock, de 1980 à 1982, elle a incorporé la texture bariolée des incrustations de marbre de la mosquée de Jérusalem dans une série d’huiles. Les tableaux se sont écartés de la saveur brillante, métallique de ses abstractions géométriques antérieures ; les couleurs sur la toile sont mouchetées, imparfaites, organiques ; elles sont positionnées plus lâchement les unes avec les autres. Son style pictural s’est même détaché, incorporant de nouveau le monde naturel, les rose et pourpre des fleurs, les verts des feuilles, tracés à la fois à partir du monde qui l’entoure et de ses souvenirs de Palestine. 

Vers cette période elle a aussi commencé à écrire une histoire des artistes palestiniens, en voyageant en Palestine, en Syrie et au Liban où elle a interviewé 46 artistes pour ce qui est devenu l’enquête de 2002 L’Art de la Libération de la Palestine. Le ton montre l’approche intellectuelle de Halaby, mais c’est aussi, et c’est intéressant, celle d’un certain nombre d’histoires de l’art écrites par des artistes palestiniens. Kamel Boullata a publié en 2009 l’Art Palestinien : De 1850 au Présent. Ala Younis a publié une monographie sur Abdul Hay Mosallam Zarara en 2020. La motivation est en partie de tenir compte du fait, dit Halaby, que peu d’historiens de l’art ont prêté attention à l’art palestinien à l’époque. Et la situation sur le terrain était pire que négligée : des agents israéliens détruisaient activement le contenu des ateliers, des expositions et des archives. 

Mais elle relie cela aussi à l’atmosphère révolutionnaire en Palestine et au Liban – qui, souligne-t-elle, n’était pas juste un facteur de division entre Palestiniens et Israéliens, mais encore une conscience de classe révolutionnaire qui a uni les militants libanais et palestiniens, fondée sur l’économie et qui les incitait à se saisir en mains propres des moyens de la production intellectuelle. 

Samia Halaby dans son atelier de New York, 2016 (Photo: Wikimedia)

Que reste-t-il aujourd’hui de cet état d’esprit révolutionnaire – et qu’est ce qui devrait en rester ? Le travail de Halaby est de plus en plus reconnu : elle participe à la Biennale de Singapour 2022 avec un de ses tableaux cinétiques et une grande rétrospective de ses oeuvres est annoncée dans un musée des pays du Golfe. Son travail, en particulier celui des années 1970 à 1990, est magnifique, vibrant, comme une musique apaisée. Mais certains diraient que ses croyances aussi semblent datées : une partie des théories systémiques du 20è siècle qui pouvaient expliquer tout problème. Et son approche selon laquelle l’art est séparé des musées, des magazines et du marché semble en porte-à-faux avec une génération critique post-institutionnelle qui conçoit le contexte de l’art comme l’art lui-même.

Lorsque j’évoque cela, en zoom avec elle dans son atelier tapissé de cinq décennies de sa production, elle n’en est pas découragée. 

« Je suis l’artiste et celle qui a une pensée visuelle – pas les musées, les magazines ni diverses institutions et administrations » répond-elle. « Ils sont incapables de voir et de reconnaître l’art de leur temps, et cela est prouvé et encore prouvé dans leurs diverses histoires. Leur bilan en reconnaissance de l’art de leur temps est épouvantable. Pourquoi quelqu’un qui aime la peinture et les images voudrait travailler selon leurs mœurs » ? 

Traduction SF pour l’Agence Media Palestine

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Melissa Gronlund
Melissa Gronlund est écrivaine et vit à Londres. Elle a été auparavant correspondante du National d’Abou Dhabi et ses écrits sur l’art contemporain ont été publiés dans le Times, le Guardian, le New Yorker, Artforum, Art Agenda, et le magazine Afterall, entre autres. Originaire de New York, elle a étudié la littérature comparée à l’Université Princeton et l’esthétique du cinéma à l’Université d’Oxford. 

Source : Mondoweiss

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