L’Ukraine c’est la Palestine, pas Israël

4 Septembre 2022, Slavoj Žižek

Pour que les relations internationales puissent fonctionner, toutes les parties doivent, à minima, parler le même langage quand elles utilisent des concepts tels que la liberté ou l’occupation. En se comparant aux Israéliens, plutôt qu’aux Palestiniens, les Ukrainiens tirent un trait sur un enjeu moral majeur.

LJUBLJANA – J’ai un jour demandé à mon plus jeune fils s’il pouvait me passer le sel, pour m’entendre répondre “Bien sûr que je peux !” Lorsque j’ai réitéré ma question, il m’a lancé : “Tu m’as demandé si je pouvais te passer le sel, je t’ai répondu. Tu ne m’as pas dit que je devais le faire.”

Lequel de nous deux était le plus libre dans cette situation ? Moi ou mon fils ? Si nous entendons la liberté comme une liberté de choix, alors mon fils était le plus libre, car il avait le choix d’interpréter ma question. Il pouvait la prendre au pied de la lettre, ou il pouvait l’interpréter de la manière courante, comme une demande formulée sous forme de question, par souci de politesse. À l’inverse, j’ai effectivement renoncé à ce choix et automatiquement fait appel au sens conventionnel. Maintenant imaginez un monde dans lequel de nombreuses personnes agissent dans la vie de tous les jours comme mon fils l’a fait lorsqu’il me taquinait ? Nous ne saurions jamais vraiment ce que nos interlocuteurs veulent dire, et nous perdrions un temps fou à chercher d’inutiles interprétations.

Ne serait-ce pas là une description pertinente de la vie politique de cette dernière décennie ? Donald Trump ainsi que d’autres populistes d’extrême droite tirent profit du fait que les pays démocratiques se basent sur des règles et des coutumes non écrites, qu’ils bafouent quand cela leur chante, tout en évitant d’avoir à rendre des comptes car ils ne violent pas toujours explicitement la loi. Aux États-Unis, les laquais du parti républicain de Trump appliquent cette stratégie en vue des prochaines élections présidentielles. Selon une théorie juridique d’extrême droite à laquelle ils adhèrent, une faille dans les lois électorales fédérales permettrait à un organe législatif de nommer ses propres grands électeurs si le/la secrétaire d’état décide qu’il ou elle ne peut pas certifier le résultat d’une élection. Les Républicains qui rejettent les résultats des élections font maintenant campagne pour les postes qui leur seront nécessaires pour outrepasser la volonté des électeurs en 2024. Le parti républicain tente donc de saper une des conditions essentielles de la démocratie : que tous les candidats politiques parlent le même langage et suivent les mêmes règles. Faute de quoi, un pays se retrouverait au bord de la guerre civile – situation à laquelle près de la moitié des Américains s’attendent aujourd’hui.

Les mêmes conditions s’appliquent à la politique mondiale. Pour que les relations internationales puissent fonctionner, toutes les parties doivent, à minima, parler le même langage quand elles utilisent des concepts tels que la liberté ou l’occupation. La Russie compromet clairement ces conditions en décrivant sa guerre offensive en Ukraine d’ “opération spéciale” pour “libérer” le pays. Mais le gouvernement ukrainien est également tombé dans ce piège. Alors qu’il s’adressait à la Knesset israélienne le 20 Mars 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré : “Nous sommes dans des pays différents et dans des conditions différentes. Mais la menace est la même, pour nous comme pour vous : la destruction totale de notre peuple, de notre état et de notre culture. Et même de nos noms : Ukraine et Israël.”

Le politologue palestinien Asad Ghanem a qualifié le discours de Zelensky de “déshonneur pour les luttes mondiales pour la liberté, et tout particulièrement celle du peuple palestinien.” Zelensky “a inversé les rôles de l’occupant et de l’occupé.” Je suis d’accord avec cela. Et je suis aussi d’accord avec Ghanem quand il dit que “tout le soutien possible doit être apporté aux Ukrainiens qui résistent à l’agression barbare [de la Russie].” Sans le soutien militaire occidental, la majorité de l’Ukraine serait maintenant sous occupation russe, détruisant par là même un pilier de la paix et de l’ordre mondial : l’intégrité des frontières.

Malheureusement, le discours de Zelensky à la Knesset n’était pas un évènement isolé. L’Ukraine prend régulièrement position en faveur de l’occupation israélienne. En 2020, le pays quitte le Comité des Nations Unies pour l’exercice des droits inaliénable du peuple palestinien ; et le mois dernier, son ambassadeur en Israël, Yevgen Korniychuk, a déclaré que : “En tant qu’Ukrainien, dont le pays subit une attaque violente de la part de son voisin, je ressens une grande compassion pour le public israélien.”

Ce parallèle entre Israël et l’Ukraine est totalement déplacé. La situation la plus comparable à celle de l’Ukraine étant celle de la Cisjordanie des Palestiniens. Il est vrai que les Israéliens et les Palestiniens reconnaissent au moins l’altérité de leur adversaire respectif, alors que la Russie prétend que les Ukrainiens sont en fait russes. Cependant, non seulement Israël refuse d’admettre que les Palestiniens sont une nation (comme la Russie le fait avec l’Ukraine) mais les Palestiniens se voient également refuser une place dans le monde arabe (tout comme les Ukrainiens en Europe avant la guerre). En outre, comme la Russie, Israël est une superpuissance détenant l’arme nucléaire qui colonise de facto une entité plus petite et plus faible. Et comme la Russie dans les régions occupées d’Ukraine, Israël pratique une politique d’apartheid. Alors que les responsables israéliens ont apprécié le soutien ukrainien, il n’ont pas rendu la pareille.

Au lieu de cela, ils oscillent entre la Russie et l’Ukraine, car Israël a besoin que la Russie continue de tolérer ses frappes sur des cibles en Syrie. Mais le soutien total de l’Ukraine à Israël reflète surtout l’intérêt idéologique de ses leaders à présenter leur lutte comme une défense de l’Europe et la de civilisation européenne contre un Orient barbare et totalitaire. Cette schématisation du conflit est intenable, car cela requière de passer sous silence le rôle de l’Europe dans l’esclavage, le colonialisme, le fascisme, et cætera. Il est crucial que la cause de l’Ukraine soit défendue dans des termes universels, autour de concepts et d’interprétations partagés de mots, tels qu’“occupation” et “liberté.” Réduire la guerre en Ukraine à une lutte pour l’Europe revient à utiliser la même schématisation que le “philosophe de la cour” du président Vladimir Poutine, Aleksandr Dougin, qui distingue la “vérité russe” de la “vérité européenne.” Borner ce conflit à l’Europe renforce la propagande mondiale russe, qui présente l’invasion de l’Ukraine comme un acte de décolonisation, faisant partie de la lutte contre la domination néolibérale de l’Ouest, et comme une étape nécessaire vers un monde multipolaire.

En considérant la colonisation de la Cisjordanie par Israël comme une lutte de défense pour la liberté, l’Ukraine entérine l’agression par une autre puissance et compromet donc sa propre lutte, totalement justifiée, pour la liberté. Tôt ou tard, l’Ukraine devra faire un choix. Sera-t-elle pleinement européenne, en participant au projet émancipateur universel qui définie l’Europe? Ou fera-t-elle partie de la nouvelle vague populiste de droite ? Quand l’Ukraine a demandé à l’Occident “Pouvez-vous nous passer des obusiers ?”, l’Occident n’a pas lancé cyniquement “Bien sûr que nous pouvons !” sans rien faire ensuite. Les pays occidentaux ont répondu de manière raisonnable en envoyant des armes pour combattre l’occupant. Pourtant, quand les Palestiniens demandent du soutien, quel qu’il soit, ils ne reçoivent rien d’autre que des déclarations creuses, souvent accompagnées de déclarations de solidarité pour leur oppresseurs. Quand eux demandent du sel, on le donne à leur opposant.

Slavoj Žižek, professeur de philosophie à European Graduate School, est le directeur international du Birkbeck Institute for the Humanities à l’Université de Londres et est l’auteur de Heaven in Disorder (OR Books, 2021).

Traduction: LG pour l’Agence Média Palestine

Source: Project Syndicate

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