Ce que la sortie de Gantz révèle sur l’échec de la stratégie israélienne à l’égard de Gaza

La « politique de séparation » d’Israël à l’égard de Gaza, vieille de plusieurs décennies, s’est effondrée le 7 octobre. Gantz et Gallant le savent ; Netanyahou et l’extrême droite ne veulent toujours pas l’admettre.

Par Meron Rapoport, le 11 juin 2024

Le ministre Benny Gantz s’exprime lors d’une conférence de presse au ministère de la Défense à Tel Aviv, le 16 décembre 2023. (Noam Revkin Fenton/Flash90)

À première vue, il est difficile de comprendre les dissensions au sein du gouvernement israélien, qui ont conduit Benny Gantz à quitter la coalition dimanche, sur le « jour d’après » à Gaza. Lors d’une conférence de presse annonçant sa décision, M. Gantz a accusé le Premier ministre Benjamin Netanyahu d’« empêcher […] une véritable victoire » en ne présentant pas de plan viable pour la gouvernance de la bande de Gaza après la guerre.

Gantz, qui a rejoint le gouvernement et le cabinet de guerre après le 7 octobre en tant que ministre sans portefeuille, exhorte depuis des mois Netanyahou à présenter son plan pour le « jour d’après ». Le Premier ministre, qui a un intérêt personnel et politique à prolonger la guerre, a jusqu’à présent refusé d’en produire un ; au lieu de cela, il a seulement insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il rejetait à la fois la poursuite de l’existence d’un « Hamastan » et son remplacement par un « Fatahstan » dirigé par l’Autorité palestinienne (AP).

Pourtant, Gantz n’a pas non plus de plan viable. Sa proposition – remplacer le Hamas par un « dispositif de gouvernance civile internationale » comprenant certains éléments palestiniens, tout en maintenant le contrôle global de la sécurité israélienne – est tellement insensée que sa signification pratique aboutit à la poursuite indéfinie de la guerre. En d’autres termes, c’est exactement ce que veulent Netanyahu et ses alliés d’extrême droite.

Il en va de même pour le ministre de la défense, Yoav Gallant, plus proche allié de Gantz au sein du cabinet de guerre. Gallant aurait quitté une réunion du cabinet de sécurité le mois dernier après que d’autres ministres aient fustigé sa demande à Netanyahou d’exclure un contrôle civil ou militaire prolongé d’Israël sur la bande de Gaza. Mais la proposition alternative du ministre de la défense est essentiellement la même que celle de Gantz : établir un gouvernement dirigé par des « entités palestiniennes » extérieures au Hamas avec le soutien de la communauté internationale – ce qu’aucun acteur palestinien, arabe ou international n’acceptera.

Il est vrai que Gantz et Gallant ont également exigé que Netanyahou donne la priorité à un accord avec le Hamas pour ramener les otages, alors que le Premier ministre traîne les pieds. Mais ce désaccord apparent s’effondre également à l’examen : tout accord impliquerait un retrait israélien important, voire total, de Gaza et un cessez-le-feu de plusieurs mois, voire permanent. Un tel scénario déboucherait sur l’une des deux possibilités suivantes : un retour au pouvoir du Hamas ou la réimposition de l’Autorité palestinienne, deux options inacceptables pour Gantz et Gallant, d’une part, et pour Netanyahou et ses alliés d’extrême droite, d’autre part.

Le ministre Benny Gantz, les familles des Israéliens enlevés par le Hamas et des Israéliens participent à une marche, le 1er mars 2024. (Chaim Goldberg/Flash90)

Alors pourquoi la droite israélienne considère-t-elle les propositions fondamentalement incohérentes de Gantz et Gallant comme une menace existentielle ? La réponse est bien plus profonde que les désaccords sur la question du « jour d’après » de Gaza. Ce que Gantz et Gallant reconnaissent implicitement, et que Netanyahou et ses alliés refusent d’admettre, c’est que la « politique de séparation » d’Israël, vieille de plusieurs décennies, s’est effondrée à la suite des attentats du 7 octobre. Ne pouvant plus maintenir l’illusion que la bande de Gaza a été séparée de la Cisjordanie et donc de tout futur règlement politique palestinien, les dirigeants israéliens sont dans l’embarras.

De la séparation à l’annexion

La politique de séparation d’Israël remonte au début des années 90, lorsque, dans le contexte de la première Intifada et de la guerre du Golfe, le gouvernement a commencé à imposer aux Palestiniens un régime de permis de circuler limitant les déplacements entre la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ces restrictions se sont intensifiées au cours de la seconde Intifada et ont atteint leur paroxysme après le « désengagement » israélien de Gaza en 2005 et la montée au pouvoir du Hamas qui a suivi.

La plupart des Israéliens pensaient qu’Israël avait quitté Gaza et n’était donc plus responsable de ce qui s’y passait. La communauté internationale a largement rejeté cette position et a continué à considérer Israël comme une puissance occupante à Gaza, mais le gouvernement israélien s’est toujours dérobé à ses responsabilités à l’égard des habitants de l’enclave. Tout au plus le gouvernement était-il disposé à accorder aux Palestiniens des permis de circulation leur permettant d’entrer en Cisjordanie ou en Israël pour des raisons exceptionnelles d’ordre humanitaire.

Lorsque M. Netanyahou est revenu au poste de premier ministre en 2009, il s’est efforcé d’ancrer la politique de séparation. Il a élargi le fossé entre Gaza et la Cisjordanie en acheminant des fonds vers le gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza, convaincu que la division géographique et politique des Palestiniens limiterait la possibilité d’un État palestinien indépendant.

Cela a permis à Israël d’annexer une partie, voire la totalité, de la Cisjordanie. Lorsqu’on a demandé à Yoram Ettinger, l’ « expert “ démographique de la droite israélienne, en 2021, comment il gérerait le fait qu’entre le Jourdain et la mer Méditerranée, il y a à peu près le même nombre de Juifs et de Palestiniens, il a expliqué que ” Gaza n’est pas un enjeu et n’est pas un élément important… La zone en litige est la Judée et la Samarie ».

Des Palestiniens franchissent le point de contrôle de Qalandiya, à l’extérieur de la ville de Ramallah, en Cisjordanie, le 17 juin 2016 (Photo by Flash90).

David Friedman, l’ambassadeur américain pro-annexion nommé par Donald Trump, a convenu qu’après le retrait de Gaza, seule la question de la Cisjordanie restait pertinente. « L’évacuation [des Israéliens] de Gaza a eu un effet salutaire : elle a fait sortir 2 millions d’Arabes de [l’équation démographique] », a-t-il déclaré en 2016. En retirant Gaza de la conversation, l’ancien ambassadeur a expliqué qu’Israël pourrait maintenir une majorité juive même s’il annexait la Cisjordanie et accordait la citoyenneté à ses résidents palestiniens.

Un vide stratégique

L’une des raisons invoquées par le Hamas pour justifier l’attaque du 7 octobre était de briser l’illusion que Gaza est une entité distincte et de ramener la bande de Gaza et l’ensemble de la cause palestinienne dans le giron de l’histoire. Il y est sans aucun doute parvenu.

Cependant, même après le 7 octobre, Israël a largement continué à ignorer le lien entre Gaza et la Cisjordanie, ainsi que son rôle central dans la lutte palestinienne dans son ensemble. Israël a toujours refusé de formuler un plan cohérent pour le « jour d’après », car cela implique nécessairement d’aborder le statut de la bande de Gaza dans le contexte israélo-palestinien plus large. Toute discussion de ce type compromet fondamentalement la politique de séparation soigneusement entretenue par Israël.

Outre sa brutalité absolue, l’assaut actuel d’Israël sur Gaza diffère considérablement des guerres précédentes. Jamais auparavant Israël n’avait laissé un territoire sous son contrôle militaire devenir essentiellement ingouvernable. Lorsque l’armée israélienne a occupé pour la première fois la Cisjordanie et Gaza en 1967, elle a immédiatement mis en place un gouvernement militaire qui a assumé la responsabilité de l’administration civile de la vie des résidents occupés. Lorsqu’il a occupé le Sud-Liban en 1982, il n’a pas démantelé le gouvernement libanais existant ; après avoir établi une « zone de sécurité » en 1985, Israël a confié la responsabilité des affaires civiles à une milice locale.

Le contraste est saisissant avec l’opération actuelle. Bien qu’Israël contrôle effectivement de grandes parties de Gaza, il traite les 2,3 millions d’habitants de Gaza comme s’ils vivaient dans un vide.

Soldats israéliens du 8717e bataillon de la brigade Givati opérant à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 28 décembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)

Pour des raisons très claires, Israël considère comme illégitime le gouvernement du Hamas qui a dirigé la bande de Gaza pendant 16 ans, mais il ne considère pas l’Autorité palestinienne, qui administre certaines parties de la Cisjordanie, comme une alternative convenable. Un tel scénario compromettrait totalement la politique de séparation d’Israël : la même entité palestinienne gouvernerait les deux territoires occupés, et Israël serait soumis à une pression accrue pour négocier la création d’un État palestinien.

Tant que la vacance du pouvoir à Gaza existe, la droite peut faire ce qu’elle veut : la guerre peut continuer, Netanyahou peut prolonger son mandat, et il ne peut y avoir aucune possibilité réelle d’ouvrir des négociations de paix, que même les Américains semblent aujourd’hui désireux de relancer. La droite messianique et nationaliste souhaite également maintenir cette situation de flou, car elle ouvre la porte à la possibilité d’une « migration volontaire » des Palestiniens de Gaza, ce qui est le souhait ultime du ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir, ou à l’« anéantissement total » des centres de population de Gaza, ce qui est l’objectif du ministre des finances Bezalel Smotrich. Tous deux pensent que les colonies israéliennes aux toits rouges constituent le point d’arrivée de cette période d’incertitude.

Deux visions pour Gaza

L’armée, quant à elle, semble fatiguée de ce vide. Pour elle, ce vide ne promet que des combats sans fin et sans objectif réalisable, l’épuisement des soldats et des réservistes, et une confrontation croissante avec les Américains, avec lesquels l’establishment de la défense israélienne entretient des relations particulièrement étroites. L’invasion de Rafah n’a fait qu’accroître le mécontentement de l’armée.

La prise de contrôle par Israël du point de passage de Rafah avec l’Égypte a encore ébranlé l’idée selon laquelle Israël n’est pas responsable de ce qui se passe à Gaza. Gallant a reconnu à juste titre que le contrôle du point de passage de Rafah et du corridor Philadelphie a rapproché Israël de la mise en place d’un gouvernement militaire dans la bande de Gaza : sans en avoir l’intention, et certainement sans l’admettre, Israël semble sur le point de gouverner Gaza comme il gouverne la Cisjordanie.

Gantz et Gallant ont réagi de la même manière à cette situation. Tous deux sont en contact étroit avec les États-Unis et sont également plus exposés aux pressions exercées par les familles des otages, dont le soutien ne cesse de croître au sein de l’opinion publique israélienne. Tous deux comprennent très bien que le refus persistant de Netanyahou, Ben Gvir et Smotrich de discuter du « jour d’après » empêche toute possibilité de parvenir à un accord pour la libération des otages et les condamne à une mort lente et certaine dans les tunnels du Hamas.

Traduction Jo pour Agence Média Palestine

Source : +972mag

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