Enfouis sous les décombres, perdus dans le chaos, décomposés au-delà de toute reconnaissance : une lutte désespérée pour retrouver des milliers d’enfants perdus au milieu de la guerre menée par Israël.
Par Ibtisam Mahdi, le 18 juillet 2024

Chaque jour, Anas Juha, 28 ans, et ses proches survivant-es visitent les ruines de leur maison familiale dans l’espoir de retrouver les restes de leurs proches disparu-es. Le 6 décembre, une frappe aérienne israélienne a écrasé leur immeuble de cinq étages dans le quartier d’Al-Fayoumi, dans la ville de Gaza, tuant 117 membres de la famille. Cinquante-sept corps ont été retrouvés et identifiés; 60 autres sont restés piégés sous les débris depuis lors.
Par pure coïncidence, Anas avait laissé sa femme et ses enfants à la maison ce matin-là alors qu’ils prenaient leur petit-déjeuner afin d’aller chercher quelque chose à la maison de son père, à deux pas de là. En entendant l’explosion, il s’est précipité pour voir sa famille, et fut horrifié de ne trouver qu’un nuage de fumée et de poussière. « L’ensemble du bâtiment a été réduit en gravats », a-t-il déclaré à +972. « Tout ce à quoi je pouvais penser, c’était aux 140 personnes qui étaient à l’intérieur. »
Anas a commencé à chercher désespérément sa famille, avec ses cousins blessés, Mohammad et Naji, qui ont survécu au bombardement, après que la force de l’explosion les ait propulsés hors du bâtiment qui s’est par la suite effondré. Ils ont mené seuls les premiers efforts de recherche et de sauvetage, sans l’aide de la défense civile de Gaza, qui est chargée de localiser les survivants et les martyrs après les frappes aériennes israéliennes. Internet et les réseaux de communication étant coupés à travers la Bande de Gaza à ce moment là, les survivant-es n’étaient pas été en mesure d’informer les services d’urgence de l’attaque. Des ambulances sont arrivées sur les lieux uniquement après que le premier groupe de blessé-es ait atteint l’hôpital Baptiste d’Al-Ahli en voiture et ait pu signalé l’emplacement de la frappe.
La femme d’Anas, Lena, et leurs deux enfants, Kariman, 5 ans et Fayez, 3 ans, ne figurent pas parmi les personnes retrouvées parmi les décombres. Les parents, les frères et sœurs de Lena ne s’y trouvent pas non plus. Après avoir saisi l’ampleur de la tragédie qui l’avait frappé, Anas a commencé à écrire les noms de ceux dont les corps ne pouvaient être retrouvés. Au début, le choc était si grand qu’il ne se rappelait plus de leurs noms, y compris ceux de sa propre femme et de ses enfants. Mais avec le temps, il a réussi à noter les 60.
« Notre famille a été décimée », a déclaré Anas. « Quel était leur crime, pour qu’on les tue comme ça ? Aucun d’entre eux n’appartenait à une faction ou à une organisation, et nous n’avons jamais été visé-es dans les guerres précédentes ».
Malgré les mois qui se sont écoulés depuis l’attaque, Anas n’a pas perdu espoir qu’il sera un jour en mesure de donner à sa famille une inhumation en bonne et due forme. Pour l’instant, cependant, la Défense civile ne peut pas faire plus pour aider à récupérer les restes de ses proches : leur équipement est usé, et ils n’ont pas le personnel pour faire face à l’ampleur des bombardements israéliens, qui se poursuivent encore. « Ils sont également occupés à répondre à des attaques où il peut y avoir des survivant-es – ils n’ont pas le temps de s’occuper de tels cas », a ajouté Anas. « Nos cœurs sont déchirés par l’angoisse. »
Des corps en décomposition
La famille d’Anas figure parmi les milliers de Palestinien-nes enregistré-es comme « disparu-es » à Gaza depuis le 7 octobre dernier. Il est probable que la majorité d’entre eux/elles sont pris-es au piège – mort-es ou vivant-es – sous des bâtiments détruits et les corps n’ont pas été enregistrés comme étant arrivés à l’hôpital. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a reçu des demandes concernant plus de 8 700 cas de ce type ; les trois quarts d’entre eux n’ont pas encore été résolus.
Le ministère de la santé de Gaza estime que le nombre total de personnes disparues est encore plus élevé : environ 10 000. Ces chiffres ne sont pas compris dans le nombre total de morts dues aux bombardements israéliens enregistré par le ministère, qui s’élève actuellement à plus de 38 000. La plupart des installations médicales de Gaza ne fonctionnant plus à la suite des bombardements ou des évacuations forcées, le travail de recherche, d’identification et de dénombrement de toutes les victimes vont devoir se poursuivre pendant des années.
« Lorsque nous entendons parler du nombre de personnes que nous ne sommes pas en mesure de sauver, en particulier les enfants, nous nous sentons frustrés et pleurons beaucoup sur notre impuissance, malgré tous nos efforts », a déclaré le porte-parole de la Défense civile, Mahmoud Basal, à + 972. Le pire, a-t-il dit, c’est quand « nous entendons la voix de personnes sous les décombres et que nous ne pouvons pas les sauver ». Basal explique que l’ampleur des destructions causées par l’attaque israélienne, l’intensité des bombardements et les restrictions d’entrée dans l’enclave assiégée à de nouveaux engins rendent impossible pour le personnel de secours de récupérer tous les corps. Il raconte également que les équipes de secouristes sont également la cible de tirs lorsqu’elles interviennent à la suite de frappes aériennes, malgré les protections qui doivent leur être accordées en vertu du droit international. « Il s’agit d’un crime odieux », a-t-il souligné.
Basal souligne que tant qu’il n’y aura pas de cessation complète des attaques israéliennes, la défense civile ne sera pas en mesure de récupérer la plupart des corps des personnes disparues à Gaza. Même à ce jour, il estime qu’il faudrait au mieux deux à trois ans pour toutes les retrouver. « Au cours de la trêve temporaire qui a duré sept jours à la fin du mois de novembre, nous avons essayé de récupérer certaines personnes disparues sous les décombres, mais le manque de temps et de matériel a ralenti le processus », a-t-il déclaré.
Alors qu’ils ont réussi à récupérer des corps, les jours où les attaques israéliennes ont été moins intenses, les équipes de la Défense civile ont découvert des cadavres dans un état de dégradation avancée. « Les corps des martyrs se sont complètement décomposés, en particulier ceux des enfants », a raconté Basal. Selon l’ONU, le déblaiement des 40 millions de tonnes de gravats à Gaza pourrait prendre 15 ans. Déjà, Basal a averti que « l’accumulation de milliers de corps sous les décombres a commencé à propager des maladies et des épidémies, en particulier avec l’arrivée de l’été et l’augmentation des températures, qui accélère le processus de décomposition ».
«EBPFS»
Parmi les quelques 10 000 personnes disparues que l’on pense être sont sous les décombres, Save the Children estime que plus de la moitié d’entre elles sont des enfants. Des milliers d’autres ont été enterrées dans des fosses communes, détenues par les forces israéliennes, ou ont été perdues ou séparées de leur famille dans le chaos. Ce qui amène à environ 21 000 le nombre d’enfants palestiniens que l’on ne parvient pas à localiser. Certains de ceux qui sont arrivés à des hôpitaux non identifiés sont classés par l’acronyme morbide «EBPFS» : enfant blessé, pas de famille survivante.
Depuis des mois, les médias sociaux à Gaza sont inondés d’annonces de personnes disparues, en particulier des enfants. Celles-ci ont particulièrement augmenté au début du mois de mai dernier, à la suite des déplacements de masse provoqués par l’invasion israélienne de la ville de Rafah, dans le sud du pays. Parmi eux se trouve Ahmad Hussein, un petit garçon qui n’a pas encore deux ans. Il a disparu pendant l’exode du rond-point d’Awda au centre de Rafah, alors que les habitants s’enfuyaient vers la zone côtière d’Al-Mawasi.
« Nous étions trois familles qui transportaient nos affaires dans deux camions », raconte la mère d’Ahmad, Samah, à + 972. « Je pensais qu’Ahmad était avec son père, et lui pensait qu’il était avec moi. Nous avons découvert qu’il n’était pas là en déchargeant les camions dans la région d’Asdaa; j’ai demandé à son père où était Ahmad, mais il ne savait pas. »
Le père d’Ahmad, Rami, est revenu au plus vite au point de départ de leur voyage, mais il n’a pas trouvé Ahmad, et personne d’autre ne l’avait vu. Rami a par la suite déposé des rapports au CICR et à la police concernant la disparition de son fils et a publié plusieurs annonces sur les réseaux sociaux. « Chaque jour, nous le recherchons parmi les vivant-es et les mort-es », explique Samah. « Nous avons cherché partout – chaque hôpital, chaque organisation [humanitaire], chaque poste de police. Mais nous n’avons aucune information. »
Je prends la main de Samah et elle poursuivi : « Si je savais qu’il a été tué, ce serait plus facile pour moi, plutôt que cette incertitude. Nous ne savons pas s’il est vivant ou mort, s’il a été attaqué par des chiens, arrêté ou emmené par un soldat de l’armée d’occupation et kidnappé en Israël.» »
Identifier les organes
Les forces de police de Gaza ne participent pas directement à la recherche des personnes disparues, du fait de leurs ressources limitées et parce que les postes de police et les officiers sont souvent pris pour cible par l’armée israélienne. Toutefois, une source au poste de police de Khan Younis, qui a accepté de parlé à + 972 à la condition de rester anonyme par peur d’être pris pour cible, a déclaré que la police continuait d’aider là où elle le pouvait, malgré l’absence de coordination ou d’assistance de la part des organisations internationales.
« Il n’y a pas d’équipes de recherche spécialisées », explique la source. « Mais, des informations sont recueillies auprès de membres des famille, et des annonces sont diffusées sur les plates-formes WhatsApp spécifiques à la police concernant les personnes disparues. Le numéro, l’adresse et les photos des famille sont distribués. Une fois que des informations ont été trouvées, les familles en sont avisées.».
Notre source décrit le processus consistant à identifier les organes qui arrivent à l’hôpital: «Lorsque le corps s’est déjà décomposé, des photos de leurs vêtements et des marques d’identification sont prises; cette information, ainsi que l’emplacement où le corps a été trouvé, sont enregistrées dans les dossiers du Département des enquêtes générales.
« Lorsque le corps n’a pas encore décomposé et que les caractéristiques faciales sont identifiables, le corps est photographié et ces photos sont postées sur les plateformes de réseaux sociaux », poursuit la source. « Le corps est ensuite placé en chambre froide à l’hôpital pendant trois jours. S’il n’est pas identifié après cette période, il est enterré. »
Toutefois, lorsque les hôpitaux sont trop pleins de martyrs, notre source explique que les corps se voient attribuer des numéros et sont ensuite enterrés immédiatement dans un endroit désigné. Lorsqu’il est identifié, «le numéro est remplacé par le nom réel de la personne, et ils sont retirés de la liste des personnes disparues. La famille peut alors décider s’il convient de transférer le corps dans son lieu de sépulture familial ou de le laisser dans le lieu de sépulture où il a été initialement enterré. «
Notre source souligne que le nombre de personnes disparues ou de personnes enregistrées comme non identifiées ne sont que des estimations : chaque jour, de nouveaux organes sont enregistrés comme disparus tandis que d’autres sont identifiés. « Pour vérifier avec précision tous les chiffres, nous avons d’abord besoin que guerre s’arrête. »
Pendant ce temps, le CICR travaille activement au regroupement familial et ce depuis le début de la guerre. Notamment en facilitant la libération des détenus et en les ramenant des centres de détention israéliens vers leur famille. Selon le porte-parole du CICR à Gaza, Hisham Mhanna, l’organisation a contacté plus de 980 détenus libérés pour recueillir des informations sur la manière dont ils ont été traités et leurs conditions de détention. Ce faisant, a-t-il expliqué, le CICR vise à «renforcer notre dialogue avec les autorités compétentes sur cette question et à accroître la pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles permettent la reprise des visites dans les prisons».
«Dénuée de tout sens»
Selon le ministère de la Santé de Gaza, les bombardements israéliens ont tué plus de 14 000 enfants palestiniens depuis octobre, dont environ la moitié n’ont pas encore été complètement identifiés. Un rapport récent de l’ONU indiquait que des enfants figuraient également parmi les personnes récemment découvertes dans des fosses communes, où les corps présentaient des signes de torture, d’exécutions sommaires et de cas potentiels de personnes enterrées vivantes.
Comme l’explique Save the Children, les enfants sont sept fois plus susceptibles que les adultes de mourir de blessures dans une explosion, cela en raison de la vulnérabilité de leur corps. Ce qui signifie qu’ils sont aussi plus susceptibles de souffrir de blessures si horribles que leur corps est déformé au point de ne plus pouvoir les identifier. Mais parfois, la petite taille des enfants peut être un atout, cela peut les épargner d’être écrasés par des décombres ou frappés par des éclats d’obus.
Hamza Malaka, deux ans, était le seul survivant – un « EBPFS » – d’une frappe aérienne israélienne le 14 octobre qui a anéanti de multiples générations de sa famille, y compris des personnes âgées, des jeunes enfants et une femme enceinte. Neuf mois plus tard, personne n’est en mesure de déterminer le nombre total de martyrs encore piégés sous les décombres de sa maison dans le quartier de la ville de Gaza. Selon les estimations des voisin-es, la famille comprenait 26 personnes, dont certains corps doivent encore être récupérés.
L’oncle de Hamza, Mohammad, qui vit en Californie, a déclaré à +972 qu’il avait fait en sorte qu’un ami s’occupe de Hamza jusqu’à ce qu’il puisse trouver un moyen d’évacuer l’enfant de Gaza et qu’il puisse s’en occuper. « Je ne sais pas combien de personnes se trouvaient dans la maison quand elle a été bombardée, ou combien étaient déjà parties et sont maintenant déplacées dans d’autres régions de Gaza », a déclaré Mohammad.
Naji Juha, le cousin d’Anas, souhaite pouvoir donner une sépulture à sa fille de 2 ans Kenzi. Après la frappe aérienne sur l’immeuble de famille qui a tué 117 de ses proches, il a pu récupérer les corps de sa mère, de son père, de ses frères et sœurs, nièces, neveux, de sa femme et de son fils, mais la chose la plus difficile, dit-il, est de ne pas savoir ce qu’il est advenu de Kenzi.
« Son corps a-t-il été éviscéré ? A-t-elle brûlé à mort dans l’explosion ? A-t-elle survécu à l’explosion avant de suffoquer sous les décombres? » Avec ces questions sans réponse, Naji lutte pour continuer une vie qui, selon lui, « devient dénuée de tout sens ».
Traduction : LG pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Mag