« Après le 7 octobre, ma maison est devenue un sac que je transporte avec moi »

Nous traduisons ce témoignage de Tareq S Hajjaj, rédacteur à Mondoweiss, qui fait le récit de son expérience du journalisme à Gaza et de l’exil, et son point de vue sur une année écoulée de guerre génocidaire d’Israël contre Gaza.

Par Tareq S. Hajjaj, le 7 octobre 2024

Des Palestinien-nes fuient vers le sud de la bande de Gaza dans la rue Salah al-Din à Bureij, le 8 novembre 2023. (Photo : STR/APA Images)

J’ai vécu ma propre Nakba et je comprends pourquoi des milliers de Palestinien·nes ont fui leur maison en 1948. J’ai pris la décision la plus difficile de ma vie et j’ai quitté Gaza, sans savoir que ce que je transportais pourrait être tout ce que je posséderai jamais de ma patrie.

Nous avons passé des années à inventer de nouveaux moyens de survie sous un blocus israélien qui durait depuis près d’une génération. Nous avons toujours nourri le sentiment qu’après de longues années de sacrifices et de lutte continue pour obtenir notre liberté, nous serions accueilli·es par une lumière au bout du tunnel. Le peuple palestinien était destiné à mettre fin à l’occupation et à arracher le droit de vivre sur sa terre et de retourner sur les terres de ses ancêtres.

Mais même 76 ans après la première Nakba, ces mêmes ancêtres qui ont quitté Yaffa, Askalan et des dizaines de villes et villages détruits par Israël en 1948 avant de se réinstaller à Gaza, revivent aujourd’hui le même sort. Les massacres auxquels ils et elles ont assisté, s’ils ne sont pas similaires à ceux auxquels elles et ils ont survécu il y a 76 ans, sont plus criminels et plus sanglants. Mais le pire, c’est que les mêmes événements vécus pendant la Nakba sont aujourd’hui vécus par leurs petits-enfants.

Il y aura toujours des personnes qui revivront la Nakba ou qui la vivront pour la première fois tant que l’occupation israélienne de la Palestine subsistera.

Je suis né dans le quartier de Shuja’iyya, dans l’est de la ville de Gaza. Mon père y vivait et y travaillait comme tous les autres pères de Gaza qui voulaient assurer un avenir à leurs enfants. Il est mort en étant assuré que l’avenir de son plus jeune fils était garanti.

Le plus jeune de mes frères, j’ai fondé ma propre famille et j’ai meublé ma maison. Un an plus tard, j’ai eu un enfant qui a rempli notre foyer de joie. Je me préparais pour l’avenir, je vivais déjà mon rêve de fonder une famille, de vivre dans notre patrie dans une maison entourée d’oliviers et de citronniers, avec mes frères et sœurs et leurs familles vivant dans le même immeuble ou juste à côté. J’avais déjà de bons voisins, une vie pleine de souvenirs, le parfum du jasmin à l’entrée de la maison et les fleurs d’amandier qui entraient librement dans notre maison au printemps. Ma mère avait l’habitude de s’asseoir dans sa maison et de regarder le coucher du soleil, avec les fleurs d’amandier à ses pieds, leurs couleurs vives comme des étoiles.

Mais ma maison est devenue un sac que je porte sur mon dos après que l’armée israélienne a détruit le quartier où je suis né et où j’ai grandi. La ville dont j’ai arpenté les rues, dont j’ai mémorisé les arbres, n’existe plus. J’avais déjà vécu plusieurs guerres dans cette ville, réussissant tant bien que mal à survivre comme tout le monde et à poursuivre ma vie. Mais je n’ai pas survécu à cette guerre. J’ai appris trop tard que le sac qui contenait tout ce que je possédais pourrait finir par être tout ce que je posséderai jamais de ma patrie.

Formes de déplacement

Je ne pouvais pas prendre le risque de rester dans la ville de Gaza, avec mon enfant d’un an, ma femme et ma mère âgée. Chaque fois que l’armée israélienne nous ordonnait d’évacuer un endroit ou un autre, nous le faisions immédiatement. Nous avons passé des mois à nous déplacer sous les tirs.

Au cours de la première semaine de la guerre, nous nous sommes déplacé·es dans différents quartiers de la ville de Gaza. En raison des coupures d’électricité et d’Internet, je me rendais chaque jour dans un café situé à côté de l’hôpital al-Shifa pour travailler. J’empruntais le même itinéraire à mon retour, et je constatais qu’il avait changé le soir en raison des bombardements et des tirs d’artillerie lourde.

Ma maison se trouvait à une courte distance, mais je ne pouvais pas y aller. La seule fois où je suis rentré chez moi, c’était pour prendre des vêtements et des affaires, car je pensais que notre déplacement allait se prolonger ; lorsque je suis arrivé à la maison, plusieurs frappes aériennes sont tombées à proximité, et la maison s’est remplie de fumée. Je suis parti sans fermer les portes à clé. Elles sont restées ouvertes jusqu’à ce que nous apprenions que la maison avait été bombardée et rasée par l’armée israélienne.

Tout ce que je connaissais et avec lequel j’ai vécu toute ma vie, tous mes souvenirs d’enfance et mes souvenirs avec mes parents, les photos accrochées aux murs et les marches menant à ma maison, tout cela était réduit en cendres.

Lorsque le premier avertissement d’évacuation de la ville de Gaza a été lancé, j’ai emmené ma famille à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza. Nous avons passé plus de deux mois dans la ville, jusqu’à ce que Khan Younis reçoive également l’ordre d’évacuer. Nous avons été déplacé·es une fois de plus vers Rafah. Je suis resté sans ma famille élargie, qui était dispersée dans différents centres de déplacement. Finalement, j’ai pu quitter complètement Gaza.

J’ai connu le déplacement interne dans mon pays et l’exil forcé à l’étranger. Je peux maintenant affirmer avec une certitude inébranlable qu’il est beaucoup plus facile de se déplacer à l’intérieur de mon pays que de le quitter, malgré les bombardements incessants, les massacres, la faim et le manque de produits de première nécessité. J’ai appris à mes dépens que la patrie est irremplaçable.

Tout ce que je vois en dehors de Gaza, je me dis que Gaza le mérite — les routes et les arbres, les aéroports, les rues organisées et éclairées, la liberté de circulation. J’ai longtemps pleuré pour les personnes qui continuent à vivre leur vie en étant déplacées, en guise de récompense pour avoir échappé à la machine à tuer israélienne.

Tout ce qui reste de ma patrie, c’est le sac que je porte, les images de destruction aux informations, et des larmes qui ne s’arrêtent pas.

Le journalisme en guerre

Être journaliste en Palestine sans protection internationale et sans respect pour sa vie, c’est comme travailler avec le canon d’un pistolet chargé toujours contre la tête.

J’ai vécu au milieu du génocide pendant six mois consécutifs. Honnêtement, je n’avais pas peur de la mort, même lorsque mes collègues de Mondoweiss m’ont laissé le choix de cesser d’écrire, à un moment où Israël prenait délibérément pour cible les journalistes qui s’exprimaient ouvertement, j’ai choisi de poursuivre mon travail. Ma vie n’était pas plus précieuse que la vérité. Mais ma plus grande crainte était d’être tué sur le terrain et de laisser mon enfant d’un an seul dans ce monde sans pitié.

Je devais vivre avec ce sentiment d’anxiété chaque fois que je sortais pour travailler sur un article, prendre une photo ou recueillir des témoignages. J’avais peur que mon enfant attende mon retour en fixant la porte et en utilisant le mot qu’il venait d’apprendre – « Baba » – mais que je n’ouvre pas la porte.

J’ai vu des dizaines de mes collègues tomber. Si la guerre ne nous avait pas séparé·es, je serais probablement encore avec elles et eux sur le terrain, comme mes amis Rushdi Sarraj, Mahmoud al-Naouq, Hassouna Salim et beaucoup d’autres journalistes qui ont été assassiné·es par Israël soit pendant qu’elles et ils travaillaient, soit avec leur famille.

Partir en mission, c’est partir dans l’inconnu. Je devais me cacher pour éviter d’être repéré par les drones israéliens qui tiraient sans discrimination sur les civils. Ils pouvaient lâcher une bombe et tuer n’importe qui, comme ce fut le cas pour le journaliste Ismail al-Ghoul, dont la tête a été séparée du corps par un missile. Lorsque je sortais en uniforme de journaliste, j’observais deux réactions différentes de la part des gens. Certain·es venaient déclarer leur histoire amère, espérant que leur voix atteindrait quelqu’un et les aiderait, et d’autres restaient loin de moi de peur d’être pris·es pour cible. Je n’ai blâmé personne, car je savais que ce que je faisais était dangereux.

Le chemin de la diaspora

Maintenant que j’ai vécu ma propre Nakba, je comprends les raisons qui ont poussé des milliers de Palestinien·nes à fuir leur maison en 1948. J’ai quitté mon pays pour sauver la vie de ma famille. Après avoir vu ma mère souffrir de la guerre jour après jour et finir par mourir faute de traitement médical, et après avoir fouillé les marchés pendant des jours pour trouver du lait maternisé pour mon enfant, j’ai pris la décision la plus difficile de ma vie.

Même lorsque j’ai décidé de quitter Gaza, il n’était ni facile ni abordable d’en sortir. Les Palestinien·nes doivent payer d’énormes sommes d’argent pour passer par le point de passage de Rafah, géré par le gouvernement du Hamas à Gaza et les autorités égyptiennes. Avec l’aide d’ami·es, j’ai pu réunir la somme nécessaire au voyage de ma famille, et j’ai attendu 40 jours après avoir payé pour que mon nom soit ajouté à la liste des voyageur·euses. Après cela, mon corps a quitté Gaza, mais mon âme et mon cœur ne sont jamais partis.

Dans la diaspora, je ne peux rien posséder, ni maison ni terre. Pas une photo à accrocher au mur, ni une mer que je puisse sentir comme à Gaza, compagnie la plus importante dans les moments d’anxiété, qui m’apportait la paix.

Dans la diaspora, le réfugié ne possède que son chagrin, qui grandit chaque jour passé loin du foyer. Dans la diaspora, je souffre énormément du fait que mon fils grandira seul, sans ses cousins qui aimaient jouer avec lui, sans ses tantes et ses oncles qui attendaient avec impatience d’assister à ses premiers pas et ses premiers mots. Tout le monde l’adorait parce qu’il était le plus jeune de la famille. Aujourd’hui, il est difficile de trouver un enfant de son âge avec qui jouer.

Dois-je blâmer le Hamas pour l’attentat du 7 octobre ? De nombreuses plateformes médiatiques internationales le font certainement. Ils ont commencé leur couverture de la guerre en blâmant la résistance palestinienne. Pour eux, la résistance est l’instigatrice du génocide, oubliant complètement la longue histoire d’Israël qui, depuis 1948, sème la mort et le déplacement au mépris de toutes les lois et normes internationales. Pour eux, ces mêmes lois internationales qui permettent à un peuple sous occupation de s’engager dans toutes les formes de résistance pour libérer ses terres ne s’appliquent pas. La politique de deux poids, deux mesures du monde entier a tenté de présenter les Palestinien·nes qui luttent pour la liberté comme des criminels qui se sont infligés eux-mêmes cette situation.

Ce sont les mêmes organisations médiatiques et les mêmes pays qui accordent une aide inconditionnelle à l’Ukraine et qui ne renient pas le droit des Ukrainiens à se défendre. Pourtant, elles accusent de terrorisme les Palestinien·nes, dont la cause est bien plus juste et qui tentent de récupérer leur patrie occupée.

Ma maison a été bombardée, ma famille a été déplacée à plusieurs reprises, ma mère est morte parce qu’Israël a empêché les médicaments et l’aide d’atteindre Gaza, et toute ma patrie est désormais perdue pour une durée indéterminée. Mais je ne blâme pas la résistance, car sans résistance à l’occupation, les Israéliens continueront à verser notre sang et à perpétrer leur génocide contre nous. Sans résistance, il n’y aura personne pour leur barrer la route.

Tareq S. Hajjaj est correspondant de Mondoweiss à Gaza et membre de l’Union des écrivains palestiniens. Suivez-le sur Twitter à @Tareqshajjaj.

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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