Par l’Agence Média Palestine, le 17 décembre 2024
Vous trouverez ci-dessous la traduction française de sa lettre par l’Agence Média Palestine :
Cher Refaat,
Nous ne sommes pas silencieux. Nous sommes réduits au silence. Les étudiants qui, au cours de cette dernière année , ont installé des campements, occupé des salles, mené des grèves de faim et dénoncé le génocide, ont été confrontés cet automne à une série de règles qui ont transformé les campus universitaires en goulags universitaires. Parmi le peu d’étudiants qui ont osé s’exprimer, beaucoup ont été sanctionnés ou suspendus. Les médecins qui ont critiqué Israël pour sa destruction massive des hôpitaux et des cliniques, et pour ses assassinats ciblés du personnel de santé à Gaza, ont été suspendus ou renvoyés des facultés de médecine, certains d’entre eux étant menacés de retrait de leur licence médicale.
Les journalistes qui détaillent les massacres et dénoncent la propagande israélienne ont été interdits de présenter ou renvoyés de leurs rédactions. Des emplois ont été perdus à cause de messages postés sur les réseaux sociaux. La petite poignée de politiciens qui condamnent le massacre ont vu des millions de dollars dépensés pour les chasser de leur poste. Les algorithmes, le shadow-banning et la déligitimisation – dont je suis moi-même victime – sont utilisés pour nous marginaliser ou nous interdire l’accès aux plateformes de médias numériques. Un murmure de contestation et nous disparaissons.
Aucune de ces censures ne sera levée après la fin du génocide. Le génocide est le prétexte. Ce qui en résultera sera un grand pas vers un état autoritaire, surtout avec l’ascension de Donald Trump. Le silence va s’étendre, comme un grand nuage de gaz sulfureux. Nous nous étouffons avec des mots interdits. Ils vous ont tué. Ils nous étranglent. Leur objectif reste le même. L’effacement. Votre histoire, l’histoire de tous les Palestiniens, n’a pas à être racontée.
Les sionistes et leurs alliés n’ont plus que le mensonge, la censure, les campagnes de diffamation et la violence, les instruments contondants des damnés, dans leur arsenal. Mais je tiens dans ma main l’arme qui les vaincra. Votre livre « If I must Die : Poetry and Prose » (« Si je dois mourir : poésie et prose »).
« Les histoires enseignent la vie, » vous écrivez, « même si le héros souffre ou meurt à la fin ».
Vous avez dit à vos étudiants que l’écriture « est un témoignage, un souvenir qui survit à toute expérience humaine, ainsi qu’une obligation à communiquer avec soi-même et avec le monde entier. Notre existence a une raison d’être, de raconter les histoires de perte, de survie et d’espoir. »
Cela fait un an qu’un missile israélien a ciblé l’appartement du deuxième étage où vous vous réfugiez. Pendant des semaines, vous avez reçu des menaces de mort en ligne et par téléphone de la part de comptes israéliens. Vous aviez déjà été déplacée à plusieurs reprises. Vous avez fini par vous réfugier chez votre sœur, dans le quartier d’Al-Sidra, dans la ville de Gaza. Mais vous n’avez pas échappé à vos chasseurs. Vous avez été assassiné avec votre frère Salah et un de ses enfants, ainsi qu’avec votre sœur et trois de ses enfants.
Vous avez écrit votre poème « If I Must Die » (« Si je dois mourir ») en 2011. Vous l’avez publié à nouveau un mois avant votre mort. Il a été traduit dans des dizaines de langues. Vous l’avez écrit pour votre fille Shymaa. En avril 2023, quatre mois après votre mort, Shymaa a été tuée par une frappe aérienne israélienne avec son mari et leur fils de deux mois, votre petit-fils, que vous n’avez jamais rencontré. Ils se sont réfugiés dans le bâtiment de Global Communities, une organisation caritative d’aide internationale.
Vous écrivez à Shymaa :
Si je dois mourir
vous devez vivre
pour raconter mon histoire
pour vendre mes affaires
pour acheter un morceau de tissu et quelques fils
(faites qu’il soit blanc avec une longue queue)
pour qu’un enfant, quelque part à Gaza, alors qu’il regarde le ciel
en attendant son père parti dans un incendie
et qui n’a pu dire adieu à personne
pas même à sa chair
pas même à lui-même
vois le cerf-volant, le cerf-volant que tu as fait en mon nom, voler dans les cieux
et pense, pour un instant, qu’un ange est là
ramenant l’amour
Si je dois mourir
que ma mort amène l’espoir
que ma mort devienne un conte
Vous avez rejoint les poètes martyrs. Le poète espagnol Federico García Lorca. Le poète russe Osip Mandelstam. Le poète hongrois Miklós Radnóti, qui a écrit ses derniers vers lors d’une marche de la mort. Le chanteur et poète chilien Víctor Jara. Le poète noir Henry Dumas, abattu par la police à New York.
Dans votre poème « And We Live On… » (« Et nous vivons toujours »), vous écrivez :
Malgré les oiseaux mortifères d’Israël
Qui planent à deux mètres de notre souffle
Depuis nos rêves et nos prières
Qui bloquent leurs chemins vers Dieu.
Malgré cela.
Nous rêvons et prions,
Nous accrochant encore plus fort à la vie
À chaque fois que la vie d’un être cher
Est déracinée de force
Nous vivons.
Nous vivons.
Nous faisons.
Pourquoi les tueurs craignent-ils les poètes ? Vous n’étiez pas un combattant. Vous ne portiez pas d’arme. Vous écriviez des mots sur du papier. Mais toute la puissance de l’armée et des services secrets israéliens a été déployée pour vous retrouver.
Dans les moments de détresse, lorsque le monde est enveloppé de cruauté et de souffrance, lorsque les vies sont perchées au bord de l’abîme, la poésie est la triste lamentation des opprimés. Elle nous fait ressentir la souffrance. Elle est intuitive. Elle saisit le mélange d’émotions complexes – joie, amour, perte, peur, mort, traumatisme, chagrin – lorsque le monde s’écroule. C’est un acte d’espoir absurde, un acte de résistance provocateur, qui nargue ceux qui vous déshumanisent avec érudition et sensibilité. Sa fragilité et sa beauté, sa sanctification de la mémoire, de l’expérience et de l’intellect, sa musicalité, se moquent des slogans simplistes et de la langue de bois des assassins.
Dans votre poème « Freshly Baked Souls » (« Âmes fraîchement cuites »), vous écrivez :
Les cœurs ne sont pas des cœurs.
Les yeux ne peuvent pas voir
Les yeux ne sont pas là
Les ventres ont encore faim
Une maison détruite sauf sa porte
La famille, toute la famille, disparue
Sauf pour un album photo
Qui doit être enterré avec eux
Personne n’est resté pour chérir les souvenirs
Personne.
Sauf les âmes fraîchement cuites dans les ventres.
Sauf un poème.
L’écriture, comme le rappelle Edward Said, est « l’ultime résistance que nous possédons contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l’histoire de l’humanité ».
La violence ne peut pas créer. Elle ne fait que détruire. Elle ne laisse rien de valable derrière elle.
« N’oubliez pas que la Palestine a été avant tout occupée dans la littérature et la poésie des sionistes », avez-vous déclaré lors d’une conférence à vos étudiants en poésie anglaise avancée à l’université islamique de Gaza. « Quand les sionistes ont envisagé de retourner en Palestine, ce n’était pas pour dire : « Tiens, allons en Palestine » ».
Vous avez claqué des doigts :
« Il leur a fallu des années, plus de cinquante ans de réflexion, de planification, de politique, d’argent et de tout le reste. Mais la littérature a joué un des rôles les plus importants dans cette histoire. Voici notre classe. Si je vous dis « passons à l’autre classe », vous devez avoir la garantie que nous irons là-bas, que nous trouverons des chaises, n’est-ce pas ? Que l’autre classe, l’autre endroit est meilleur, plus paisible. Que nous avons un certain lien, un certain droit. »
« Alors, pendant cinquante ans précédant l’occupation de la Palestine et la création de ce qu’on appelle Israël en 1948, la Palestine, dans la littérature juive sioniste, était présentée au peuple juif du monde entier comme… « une terre sans peuple [pour] un peuple sans terre ». « La Palestine ruisselle de lait et de miel ». « Il n’y a personne là-bas, donc allons-y ». »
Les tueurs sont piégés dans un monde matériel. Leur imagination est calcifiée. Ils n’ont plus d’empathie. Ils connaissent le pouvoir de la poésie, mais ils ne savent pas d’où vient ce pouvoir, comme un public qui reste bouche bée devant les talents d’un magicien. Et ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, ils le détruisent. Ils n’ont pas la capacité de rêver. Les rêves les terrifient.
Le général israélien Moshe Dayan a affirmé que la lecture des poèmes de Fadwa Tuqan, qui a fait ses études à Oxford, « étaient comme si l’on se trouvait face à vingt combattants ennemis ».
Dans « Martyrs de l’Intifada », Taqan décrit les jeunes qui lancent des pierres sur des soldats israéliens bien armés :
Ils sont morts debout, brûlant sur le chemin
Brillant comme des étoiles, leurs lèvres appuyées sur les lèvres de la vie
Ils se sont levés face à la mort
Puis ils ont disparu comme le soleil.
Beaucoup de Palestiniens peuvent réciter de mémoire des passages les poèmes « To My Mother » (« À ma mère ») et « Write Down I am an Arab » (« Inscris, je suis Arabe ») du poète palestinien le plus célèbre, Mahmoud Darwich. Ses vers ornent les barrières de béton construites par Israël pour isoler les Palestiniens en Cisjordanie et sont repris dans des chansons de protestation connues.
Son poème « Write Down I am an Arab » (« Inscris, je suis Arabe ») se lit ainsi :
Inscris
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte est cinquante mille
J’ai huit enfants
Et le neuvième viendra… après l’été
Te mettras-tu en colère ?
Inscris
Je suis Arabe
Je travaille avec mes camarades de peine
Dans une carrière
J’ai huit enfants
Pour eux j’arrache du roc
La galette de pain
Les habits et les cahiers
Et je ne viens pas mendier à ta porte
Je ne me rabaisse pas
Devant les dalles de ton seuil
Te mettras-tu en colère ?
Inscris
Je suis Arabe
Mon prénom est commun
Je suis patient dans un pays
Bouillonnant de colère
Mes racines…
Fixées avant la naissance du temps
Avant l’éclosion des siècles
Avant les cyprès et les oliviers
Avant la croissance végétale
Mon père…
De la famille de l’araire
Et non des seigneurs de Noujoub
Mon grand-père, un paysan
Sans arbre généalogique
Il m’a appris les mouvements du soleil
Avant la lecture
Ma maison
Une hutte de gardien
Faite de roseaux et branchages
Es-tu satisfait de ma condition ?
Mon nom est commun
Inscris
Je suis Arabe
Cheveux… noirs
Yeux… marron
Signes distinctifs
Sur la tête un keffieh tenu par une cordelette
Ma paume, rugueuse comme le roc
Écorche la main qu’elle empoigne
Mon adresse :
Je suis d’un village perdu, sans défense
Et tous ses hommes sont au champ et à la carrière…
Te mettras-tu en colère ?
Inscris
Je suis Arabe
Tu m’as spolié des vignes de mes ancêtres
Et de la terre que je cultivais
Avec tous mes enfants
Et tu ne nous as laissé
Ainsi qu’à notre descendance
Que ces cailloux
Votre gouvernement les prendra-t-il aussi
Comme on le dit ?
Alors
Inscris
En tête de la première page
Moi je ne hais pas mes semblables
Et je n’agresse personne
Mais… si jamais on m’affame
Je mange la chair de mon spoliateur
Prends garde… prends garde
À ma faim
Et à ma colère !
Vous avez écrit à propos de vos enfants. Vos mots devaient être leur héritage.
À votre fille Linah, qui avait alors huit ans, ou, comme vous le dites, « selon le temps de Gaza, l’âge de deux guerres », vous avez raconté des histoires pour s’endormir lorsqu’qu’Israël bombardait Gaza en mai 2021. Vous n’avez pas quitté votre maison, une décision que vous avez prise pour que « nous mourions ensemble ».
Vous écrivez :
« Mardi, Linah a de nouveau posé sa question après que ma femme et moi n’y ayons pas répondu la première fois : Peuvent-ils détruire notre bâtiment si l’électricité est coupée ? J’ai voulu répondre : « Oui, petite Linah, Israël peut toujours détruire le magnifique bâtiment d’al-Jawharah, ou n’importe quel autre bâtiments, même dans l’obscurité. Chacune de nos maisons est pleine de contes et d’histoires qui doivent être racontés. Nos maisons dérangent la machine de guerre israélienne, se moquent d’elle, la hantent, même dans l’obscurité. Israël ne peut pas supporter leur existence. Et, avec les financements américains et l’immunité internationale, Israël va sûrement continuer à détruire nos bâtiments jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ».
Mais je ne peux pas dire tout ça à Linah. Alors je mens : « Non, ma chérie, ils ne peuvent pas nous voir dans le noir. » »
La mort de masse n’était pas une nouveauté pour vous. Lorsque vous étiez adolescent, des soldats israéliens vous ont tiré dessus avec trois balles en métal recouvertes de caoutchouc. En 2014, votre frère, Hamada, le grand-père de votre femme, son frère, sa sœur et les trois enfants de sa sœur ont tous été tués lors d’une attaque israélienne. Pendant le bombardement, des missiles israéliens ont détruit les bureaux du département d’anglais de l’université islamique à Gaza, où vous gardiez « des histoires, des devoirs et des copies d’examen pour des projets de livres potentiels ».
Le porte-parole de l’armée israélienne a affirmé avoir bombardé l’université pour détruire un « centre de développement d’armes », une affirmation qui a été plus tard modifiée par le ministre israélien de la défense, qui a déclaré que « l’UIG développait des produits chimiques destinés à être utilisés contre nous ».
Vous écrivez :
« Mes discours sur la tolérance et la compréhension, le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) et la résistance non violente, la poésie, les histoires et la littérature ne nous ont pas aidés et ne nous ont pas protégés contre la mort et la destruction. Ma philosophie « Ceci passera aussi » est devenue une plaisanterie pour beaucoup. Mon mantra « Un poème est plus puissant qu’un fusil » a été tourné en dérision. Alors que mon propre bureau a été détruit par Israël, mes étudiants n’ont pas cessé de plaisanter sur le fait que je devais élaborer des PDM, « Poèmes de destruction massive », ou des TDM, « Théories de destruction massive ». Les élèves plaisantaient qu’ils voulaient apprendre la poésie chimique en même temps que la poésie allégorique et la poésie narrative. Ils ont demandé qu’on parle d’histoires à courte portée et d’histoires à longue portée au lieu des termes classiques come, par exemple, de nouvelles et de romans. On m’a aussi demandé si mes examens contiendraient des questions capables de porter des ogives chimiques !
Mais pourquoi Israël bombarderait-il une université ? Certains disent qu’Israël a attaqué l’UIG pour punir ses vingt mille étudiants ou pour pousser les Palestiniens au désespoir. Bien que cela soit vrai, pour moi, le seul danger que représente l’UIG pour l’occupation israélienne et son régime d’apartheid, c’est qu’il s’agit de l’endroit le plus important à Gaza pour développer l’esprit des étudiants et en faire des armes indestructibles. La connaissance est le pire ennemi d’Israël. La conscience est l’ennemi le plus détesté et le plus redouté d’Israël. Voilà pourquoi Israël bombarde une université : l’objectif est de tuer l’ouverture d’esprit et la détermination à refuser de vivre dans l’injustice et le racisme. Cependant, pourquoi Israël bombarde-t-il une école ? Ou un hôpital ? Ou une mosquée ? Ou un immeuble de vingt étages ? Est-ce, comme dans les mots de Shylock, « un sport joyeux » ?
La lutte existentielle des Palestiniens consiste à rejeter la barbarie des occupants israéliens, à refuser de refléter leur haine ou de reproduire leur sauvagerie. Ils n’y parviennent pas toujours. La rage, l’humiliation et le désespoir sont des forces puissantes qui alimentent la soif de vengeance. Mais vous avez héroïquement mené cette bataille pour votre humanité, et la nôtre, jusqu’à la fin. Vous avez incarné la dignité que vos oppresseurs n’avaient pas. Vous avez trouvé le salut et l’espoir dans les mots qui capturaient la réalité d’un peuple confronté à l’effacement et à la mort. Vous nous avez demandé de compatir avec ces vies, y compris la vôtre, qui ont été perdues. Vous saviez qu’un jour viendrait, un jour que vous saviez ne jamais voir, où vos mots dénonceraient les crimes de ceux qui vous ont assassiné et relèveraient les vies perdues de ceux que vous honoriez et aimiez. Vous avez réussi. La mort vous a emporté. Mais pas votre voix ni les voix de ceux que vous avez commémorés.
Vous, et eux, vivez toujours.
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