L’Égypte, nouvelle étape du chemin de croix des réfugiés palestiniens, par Céline Lebrun

Depuis quelques jours, les dizaines de corps engloutis par la Méditerranée ont attiré l’attention de la communauté européenne et internationale sur la tragédie des réfugiés qui tentent la traversée de la mer au péril de leur vie dans l’espoir d’en trouver une meilleure, de l’autre côté, en Europe. Cette réalité n’est pourtant pas nouvelle mais, comme bien souvent, seule la mort fait parler d’elle.

On a alors mis l’accent sur l’afflux de réfugiés syriens depuis deux ans. Et c’est vrai. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés qui a annoncé dernièrement que le nombre de réfugiés syriens avait dépassé les 2 millions, dont un million d’enfants, n’a-t-il pas déclaré que ce ne sont pas moins de 4 600 Syriens qui sont arrivés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année dont 3.300 pour le seul mois d’août ! Au regard des 4 348 réfugiés, de toutes origines confondues, enregistrés pour l’ensemble de l’année 2010, ces chiffres sont sans équivoque.

Derrière ces chiffres pourtant et derrière la tragédie des réfugiés syriens, un autre drame, celui des 500 000 Palestiniens qui, chassés une première fois de leurs terres il y a plus de 60 ans et réfugiés en Syrie, sont aujourd’hui contraints à un second exil. Certains sont venus s’installer ici, en Égypte, d’autres y sont dans l’attente de traverser la mer et d’atteindre l’Europe, surtout depuis qu’ils sont devenus les victimes de la propagande nationaliste de l’armée et autres forces réactionnaires égyptiennes. D’autres encore, après avoir essayé, ont été arrêtés et sont aujourd’hui retenus dans les commissariats, ici, à Alexandrie, ou dans d’autres villes côtières, dans l’attente de leur expulsion. Accusés de tentative d’immigration illégale et acquittés par la justice qui ordonne systématiquement leur libération, ils sont détenus comme leurs compagnons syriens par la Sûreté de l’État au titre de « menace pour la sécurité nationale ».

Trop souvent assimilés aux réfugiés syriens, leur sort est ignoré de tous alors que leur situation est, ici du moins et si l’on peut dire, plus dramatique et leur isolement et leur détresse plus grands précisément parce qu’ils ne sont pas Syriens.

En effet, les réfugiés syriens arrêtés, la plupart détenteurs de la « carte jaune » des réfugiés, tombent sous la protection du HCR, lequel leur apporte, via des sous-traitants, une vague aide judiciaire lors de leur arrestation ainsi que le minimum vital jusqu’à ce que leur sort soit fixé. Sur ce point, la protection du HCR devrait prémunir les réfugiés syriens de la déportation. Inutile de dire que les services de sécurité égyptiens n’ont que faire des lois internationales. Quand elle n’est pas illusoire, la protection offerte par le petit bout de papier jaune est donc aléatoire. Et pourtant, les Palestiniens aimeraient bien pouvoir jouir d’une telle protection mais historiquement, ils ne dépendent pas du HCR mais de l’UNRWA, or celui-ci n’opère pas en Égypte. Les seules autorités pouvant alors intervenir sont les représentants de l’ambassade palestinienne en Égypte. Inutile de dire que ces derniers se font encore plus rares que les représentants du HCR, témoignant d’une indifférence totale au sort de ces dizaines et dizaines de Palestiniens qui constituent en réalité la majeure partie des réfugiés détenus dans des conditions inhumaines dans les commissariats égyptiens.

Ainsi, alors qu’avec un groupe de jeunes militants égyptiens, nous leur rendions visite et leur apportions des vêtements et des médicaments, les 40 réfugiés palestiniens du commissariat « Rahmaneya » de la ville de Behera nous racontèrent comment après deux longues semaines de détention, ils n’avaient toujours pas vu un seul représentant de leur ambassade. En dépit de leurs nombreux appels et des promesses qui leur avaient été faites qu’il viendrait, l’avocat de l’ambassade, Khaled Atteya, ne s’était toujours pas manifesté, pas plus que Yasser Salman, le chargé des relations publiques de l’ambassade qui ne prenait même pas la peine de répondre à leurs appels.

Depuis plus de deux semaines, 26 femmes et enfants, le plus âgé ayant 9 ans et les trois plus jeunes étant des bébés d’un an, dorment ainsi à même le sol de la mosquée du commissariat. Les hommes, eux, sont parqués dehors.

L’une des femmes, atteinte d’une tumeur de la moelle osseuse, a été acceptée dans un hôpital en Allemagne, après deux opérations ratées en Syrie. Mais comment atteindre cet hôpital quand l’Allemagne lui refuse le visa indispensable qui lui aurait permis de faire le voyage ? Par la mer : sans autre espoir, mettre sa vie en péril pour tenter de la sauver.

A l’écart du groupe où cette femme nous raconte son histoire, dans un coin de la mosquée, une vieille dame âgée de 84 ans. 84 ans. Elle avait donc 19 ans en 1948 lorsqu’elle a dû quitter, comme 800 000 autres Palestiniens, sa terre natale. 65 ans plus tard, un nouveau périple, un second exil, une autre Nakba. Mais pour aller où ?

17 pays ont accepté d’accueillir les réfugiés syriens, nous dit-on. Cela concerne-t-il les réfugiés palestiniens ? Alors que les conditions de cet accueil sont encore inconnues de tous, nul ne le sait, et dans les méandres des administrations bureaucratiques, rien ne se fait. Et quand bien même… Comment ces réfugiés sont-ils censés atteindre ces pays situés pour la plupart en Europe, quand ce n’est à l’autre bout du monde, alors qu’on leur refuse les visas ? Dans cette hypocrisie généralisée, l’accueil par ces pays, ô combien incertain et précaire, n’est plus que la promesse douteuse d’une récompense accordée à ceux et celles qui auront réussi à franchir toutes les étapes d’une odyssée à faire rougir Ulysse. Quant à ceux qui n’y seront pas parvenus et sont détenus aujourd’hui par l’Égypte, ils sont contraints de choisir le pays où ils préfèrent être expulsés, à leurs frais bien entendu, et une nouvelle fois, les options des réfugiés palestiniens sont plus maigres encore que pour leurs compagnons syriens et se résument à :

– l’Équateur. Prix d’un aller simple pour ce pays situé à l’autre bout du monde, où règnent l’insécurité et la criminalité, et où on dénombre dans certaines villes un enlèvement toutes les neuf heures, visant principalement les étrangers (voir ici et ) : plus de 1 000 euros ;

– le Liban. Connu pour être le pays réservant le sort le plus difficile aux réfugiés palestiniens, ce dernier leur délivre alors un visa de transit de 48 heures qu’ils peuvent toujours essayer de faire renouveler jusqu’à ce que leurs dernières économies aient été englouties par le coût élevé de la vie ;

Gaza, petit bout de territoire surpeuplé avec déjà 1,1 million de réfugiés sur une population de 1,5 million, confronté à une situation humanitaire catastrophique alors qu’il est assiégé par l’armée israélienne ;

– Après un passage par la case prison, retour à la case départ. Renvoyés d’où ils viennent, à la guerre qu’ils ont fui.

Comme si tout cela ne suffisait pas, dans ce grand jeu pervers, un malheur en appelant toujours un autre, à peine disions nous au revoir aux 40 réfugiés de Rahmaneya, que nous apprenions le naufrage, aux larges des côtes égyptiennes, d’un nouveau bateau transportant vers l’Italie 163 réfugiés, égyptiens, syriens et palestiniens. Dans la voiture qui nous ramenait à Alexandrie, alors que nous redoutions ce moment, la confirmation du bilan de ce naufrage finit par arriver : 12 morts et 35 personnes portées disparues.

Alors que nous rendions visite aux 112 rescapés – 40 Syriens et 72 Palestiniens, les 4 Égyptiens sauvés ayant été relâchés – détenus dans les commissariats de Karmoz et de Dekhela à Alexandrie, ces derniers nous racontèrent alors leur histoire, comment ils sont restés de 23 heures à 5 heures du matin dans l’eau attendant désespérément que quelqu’un vienne les sauver après qu’ils aient signalé leur naufrage, comment ils l’ont été, non par la marine égyptienne mais par des bateaux de pêcheurs et enfin comment la marine est finalement arrivée sur place, non pour les secourir… mais pour les filmer !

C’est donc pendant 6 longues heures qu’Esraa, âgée d’à peine 9 ans, s’est accrochée désespérément au corps de son père qu’elle croyait toujours en vie.

C’est pendant ces 6 longues heures de lutte et d’agonie que Sohair a vu trois de ses quatre filles, Sama, 8 ans, Julia, 6 ans et Haya, 5 ans céder une à une à la fatigue et disparaître dans les eaux sombres. Et froides.

En 2006, l’armée israélienne a tué le frère de Sohair au Liban. Il y a une semaine, après avoir vu une nouvelle guerre détruire sa maison, elle a quitté Yarmouk, le camp de réfugiés de Damas où elle vivait. Partie pour fuir la guerre et dans l’espoir de trouver en Europe un moyen de guérir l’une de ses filles paralysée, elle raconte : « Parce que j’ai voulu soigner l’une de mes filles, j’en ai perdu trois… » Aujourd’hui, alors qu’on lui a refusé le droit d’assister à leur enterrement et de leur faire un dernier adieu, elle s’accroche à l’odeur de ses filles laissée sur quelques vêtements, comme pour échapper à la réalité de son cauchemar.

Wafaa aussi s’accroche. Elle s’accroche à l’espoir que ses deux petits garçons de 3 et 5 ans, Hekmat et Shams, portés disparus, lui seront rendus, en vie. Hekmat et Shams font partie des 18 enfants toujours portés disparus.

Voilà les histoires que cachent les chiffres. Alors, dans cette grande pièce où je me trouve, entourée de mères qui pleurent leurs enfants, le désespoir m’envahit. Je n’ai pas de réponse à la question de Sohair. Pourquoi ? Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur les Palestiniens ?

Mais mon regard se porte sur les visages d’anges endormis sur les maigres couvertures qui jonchent le sol. Et sur les gamins qui jouent un peu plus loin avec le stéthoscope du docteur. Ils veulent écouter leur cœur battre.

Alors dans le noir, une évidence, comme une lueur. La vie trouvera toujours un chemin. Nous détruirons vos frontières et vaincrons l’ignorance, la peur et l’égoïsme qui les ont dressées, pour offrir à ces enfants le monde tel qu’il doit être.

Alexandrie, 13 octobre 2013

Céline Lebrun

Source: Médiapart

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