Suffoquant à la maison sous une pluie de bombes israéliennes
Ayah Bashir, The Electronic Intifada, Bande de Gaza, 19 juillet 2014
Le soleil se lève sur la bande de Gaza, samedi 19 juillet (Mohammad Othman/APA images)
Trois semaines avant cette attaque, j’ai eu la chance, que j’attendais depuis longtemps, de passer une semaine en Cisjordanie occupée et dans les territoires de 1948 (actuellement Israël). Je voulais écrire sur cette merveilleuse expérience, faite de vie et de rires, mais maintenant j’écris sur la mort et sur le chagrin.
Deux jours avant l’attaque, je devais aller à Genève participer à un programme de formation dans une école d’été que j’avais préparé pendant sept mois et qui s’achève aujourd’hui. J’avais réservé deux vols, à partir de l’Égypte et de la Jordanie, mais je les ai ratés tous les deux. Les Israéliens n’approuvèrent jamais mon permis pour traverser le checkpoint Erez au nord de Gaza, malgré trois demandes, et le point de passage de Rafah, la frontière méridionale avec l’Égypte, a été constamment fermé. Je n’assiste donc pas au cours, bien que je reçoive encore des courriers électroniques à son propos.
À la place, je vis cette guerre.
Ce n’était pas possible
Les nouvelles d’une guerre imminente sur Gaza étaient dans l’air avant qu’elle ne commence vraiment le 8 juillet. Je travaille pour une organisation non-gouvernementale internationale et lundi 7 juillet notre vice-coordinateur local a tenu une réunion urgente pour discuter d’un plan de secours pour l’organisation, des procédures d’intervention d’urgence et « de sécurité » que le personnel devait suivre.
Une de ces procédures consistait à garder avec soi tous ses biens importants. Je ne l’ai pas pris au sérieux et j’ai juste pensé qu’il exagérait. Nous avions eu une guerre seulement deux ans auparavant—il n’était pas possible d’en avoir une autre si rapidement, d’autant plus qu’il y avait encore une trêve entre le Hamas et Israël et qu’Israël devait faire face à des affrontements critiques avec la jeunesse palestinienne en Cisjordanie et dans les territoires de 1948.
Il semble que mon cerveau n’ait pas assimilé les instructions du vice-coordinateur local et les ait simplement enfouis dans mon subconscient. J’ai délibérément laissé mon ordinateur portable à mon bureau. Ne me voyez pas comme une personne insouciante, je ne le suis pas d’ordinaire. Je me berçais peut-être du voeu pieux que le jour suivant serait aussi normal que la précédent. Or peut-être s’agissait-il d’une inexplicable méfiance personnelle devant mes propres peurs.
La maison en train de danser
Mardi 8 juillet, à 3.10 du matin, je me réveillai dans la réalité.
J’ai sauté de mon lit alors que la maison tremblait — ou plutôt commençait à « danser », comme nous l’avons décrit—sous l’effet d’une gigantesque frappe aérienne. Mes premiers mots quand j’ai ouvert brusquement les yeux ont été : »Khalas [ça y est], c’est la guerre ». Je me suis précipitée pour ouvrir mon compte Facebook et j’ai écrit la même phrase.
Alors que j’écris, une gigantesque frappe aérienne touche une maison dans notre quartier. Bien qu’elle ne soit pas proche de ma maison, je vois nos murs se fissurer devant mes yeux. Mon frère Tariq, qui a dix ans, me dit, en référence aux assauts d’Israël pendant l’hiver 2008-09 et en novembre 2012, « Ayah, la plupart de nos murs viennent de se fissurer —ce n’est pas arrivé dans les deux guerres d’avant, n’est-ce pas ? »
Israël vise systématiquement les maisons. C’est évident. Le nombre de maisons démolies, ainsi que le nombre des morts et des blessés, croît si vite qu’il m’est impossible d’écrire ces nombres. Nos maisons sont comme des êtres humains et Israël les assassine ainsi que les mémoires de toutes les choses qui sont à l’intérieur. C’est un assassinat en masse et je me rappelle cette ligne d’un poème de Mahmoud Darwish : »les choses meurent comme nous, mais elles ne sont pas enterrées avec nous ».
J’écris une phrase et ensuite je quitte l’ordinateur et la pièce.
Nous aimons la vie
Le plus terrifiant est la perception du caractère normal et familier de la guerre à Gaza. C’est arrivé en 2009, 2012 et maintenant en 2014, mais cela ne devrait pas être la norme. On ne devrait jamais penser que les Palestiniens de Gaza se sont habitués à la guerre. Nous aimons la vie.
Ibrahim al-Batsh écrivait sur Twitter le 26 juin : « j’ai enfin terminé mes examens [de fin d’études] au lycée et je prie pour ma réussite après avoir étudié si dur! S’il vous plait priez pour moi et pour tous les étudiants ».,
Mardi dernier, le 15 juillet, tous les résultats des examens ont été annoncés, y compris ceux d’Ibrahim. Mais ni lui, ni 18 autres martyrs, ne les connaîtront jamais. Deux jours avant les résultats si attendus, Ibrahim, ainsi que sa mère, son père et 15 autres membres de sa famille, ont été tués par des missiles israéliens.
Un autre étudiant, Belal Abu Yousel, a obtenu son examen avec une note moyenne de 95 sur 100. Au lieu de recevoir des félicitations, il a reçu des condoléances pour le martyr de ses deux frères, Ahmad et Mohammed.
Terreur d’État
Ce que nous vivons est du terrorisme d’État. Juste l’autre jour, ma mère voulait rendre visite à ma grand-mère qui habite à proximité. Tariq, mon frère, la suppliait de ne pas quitter la maison. Il criait: « Maman, s’il te plaît, ne sors pas. Les choses accélèrent, est-ce que tu n’entends pas les bombardements ? ! Est-ce que tu ne regardes pas les nouvelles ? »
Nous avons tous été incapables de dormir, particulièrement la nuit. Quatre heures après l’annonce de l’invasion terrestre jeudi, je me suis senti terriblement fatiguée. J’ai essayé de dormir. Mais dès que je fermais les yeux, je commençais à imaginer un missile pénétrant le plafond—sans me tuer, mais me causant une incapacité permanente. C’était un sentiment horrible et je pouvais pas m’endormir. Honnêtement, je me suis toujours vue comme une personne forte. Maintenant, je suis à la recherche d’une seule bribe de force.
Les onze derniers jours, j’étais assez forte pour répondre à Tariq quand il me questionnait sur la mare de sang qu’il voyait sur une photo de ma page Facebook. Je lui disais que c’était une photo du sang d’un veau abattu, mais c’était en fait le sang d’enfants de Gaza du même âge que lui ou même beaucoup plus jeunes que lui.
Un homme est assis dans un bâtiment du quartier al-Tuffah à Gaza, détruit la nuit précédente lors d’une frappe aérienne d’Israël, le 16 juillet. (Anne Paq/ActiveStills).
Pendant ce temps, la terreur à laquelle nous sommes soumis est décrite en euphémismes. Prenez par exemple la technique dite de « toquer au toit » utilisée par l’armée israélienne [qui consiste à envoyer des charges explosives légères sur les toits]. L’expression « missile d’avertissement » a été largement utilisée à la fois dans les conversations informelles et dans les médias : elle suggère que les civils palestiniens sont avertis d’une attaque imminente, donnant ainsi une fausse impression de la moralité de l’armée israélienne. Le terme correct est « missile d’orientation » car sa fonction réelle est d’indiquer aux forces aériennes israéliennes où frapper. Il est équipé de caméras de surveillance utilisées pour confirmer la cible visée. Une minute plus tard, au plus, la maison est rasée.
Au moment où j’écris ces lignes, nous en sommes au douzième jour de cette attaque meurtrière et mes jambes ne peuvent plus me porter. Nous parlions tous d’une trêve, ou d’un cessez-le-feu—ou pour le dire plus précisément, d’un arrêt à l’agression israélienne. Nous attendions de l’entendre annoncé. Au lieu de cela, nous avons entendu le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu déclarer le début d’une invasion terrestre.
Nous savions
Mais nous le savions avant l’annonce officielle. Nous avions entendu les sons du lourd pilonnage israélien ; à la télé et dans les réseaux sociaux, nous avions vu les images d’enfants sans tête. Et avant tout cela, nous avions entendu les sons des drones s’amplifier d’une manière folle, comme s’ils étaient sous stéroïdes.
Leur son et son volume sont devenus pour nous un indicateur de ce qui allait se passer. Tôt jeudi matin, par exemple, après l’annonce des « cinq heures de cessez-le-feu humanitaire », je pouvais à peine entendre les sons des drones pour la première fois depuis le début de l’attaque. Maintenant ils percent mes oreilles.
J’ai toujours contemplé ces drones pendant les jours de l’attaque. Parfois, quand je ne pouvais plus supporter de rester à l’intérieur de la maison, j’allais sur le toit et je les observais pendant que mon père me demandait de descendre parce qu’ils pouvaient nous viser (jeudi, trois enfants de la famille Shuhaibar dans le quartier Sabra de Gaza ont été tués alors qu’ils jouaient sur leur toit).
Je regarde les drones et je pense à ce qu’un avion représente dans un autre lieu. Là-bas, ce sont des moyens de transport qui facilitent la vie des gens. Ici, à Gaza, ce sont des sources constantes de danger puisqu’ils peuvent vous tuer s’ils vous identifient comme une menace, bien plus facilement et rapidement que vous ne pourrez jamais l’imaginer.
En attendant, Gaza est maintenant dans l’obscurité absolue, la plupart des foyers ne recevant que quatre heures d’électricité par jour car le bombardement israélien a lourdement endommagé les infrastructures électriques. La nuit, la seule source de lumière vient des flamboiements de l’artillerie illuminant le ciel alors que les gens sont massacrés. Je ne serai même pas capable de voir ce texte publié ; j’ai l’impression de mourir sans électricité. Comment allons-nous passer sans elle ces longs jours et ces longues nuits coincés dans nos maisons ?
Une foule palestinienne dans une boulangerie de Gaza pendant le bref « cessez-le-feu humanitaire » précédant l’invasion terrestre israélienne, le 17 juillet. (Basel Yazouri/ActiveStills).
Pour revenir au « cessez-le-feu humanitaire », il vaut la peine de mentionner que nous suffoquons à l’intérieur des maisons. Les gens quittent à peine leurs maisons. Bien que ce soit Ramadan et que les gens d’ordinaire fassent beaucoup de courses et prient souvent à leurs mosquées pendant ce mois sacré, ils n’ont pas fait la même chose cette année.
Beaucoup de mosquées, de rues et même de taxis ont été visés par Israël. Je ne suis pas sortie, excepté pendant le « cessez-le-feu humanitaire », car mon organisation internationale devait fournir des provisions de secours aux personnes touchées. Sur mon chemin, j’ai vu beaucoup de personnes quitter leurs maisons durant ces heures. Elles allaient faire des stocks de nourriture, retirer de l’argent de la banque et vérifier [comment allait] leur famille— même si elles savaient qu’on peut difficilement se fier à un cessez-le-feu avec Israël.
C’est précisément pendant les dernières heures de cette trêve qu’Israël a attaqué des zones de Khuza, à l’est de Khan Younis.
Votre vie entière semble sens dessus dessous. Dans de tels moments, vous ne savez pas quand vous pouvez dormir et quand vous vous réveillerez. Votre sens du temps devient complètement différent. Des minutes et des secondes peuvent vous séparer (ou non) de la vie ou de la mort, des gens que vous aimez ou de leurs fantômes, de votre maison ou de la photo prise à côté de ses débris.
Prenant le pouvoir
Nous prions tous de ne pas devenir un des chiffres [des victimes] de Gaza. Après avoir survécu à l’attaque de 2008-9 sur Gaza, j’ai rejoint le mouvement palestinien pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) d’Israël, ce qui m’a redonné de l’optimisme et un sentiment de pouvoir. J’ai aussi survécu à l’assaut sans merci de 2012 sur Gaza. Maintenant je vis l’horreur israélienne de 2014 qui coïncide avec le neuvième anniversaire de l’appel BDS et la dixième anniversaire de la déclaration de la Cour internationale de justice, déclarant illégal le mur de l’apartheid construit par Israël en Cisjordanie occupée.
Non seulement la brutalité d’Israël intensifie le mouvement grandissant BDS, mais elle ébranle aussi l’illusion—après plus de vingt ans de « processus de paix »—qu’Israël a la moindre intention de faire la paix.
Nous ne voulons pas d’une moitié ou d’un quart de justice. Nous avons besoin d’une justice entière qui soit équivalente à la quantité de sang [que nous avons perdu], de destruction et de perte que nous avons subies dans la bande de Gaza.
Ayah Bashir a un diplôme de Master en politique globale de la London School of Economics and Political Science (LSE). Elle est membre du comité d’organisation basé à Gaza du mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël et soutient le One Democratic State Group (ODSG, Groupe pour un unique État démocratique en Palestine).
Traduction : Catherine G. pour l’Agence Média Palestine
Source: http://electronicintifada.net/content/suffocating-indoors-under-rain-israels-bombs/13602