Antigone à la République, par Ivar Ekeland

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La France est un pays où l’on ne fait pas confiance aux citoyens. Veulent-ils organiser une manifestation, et s’engagent-ils à mettre en place un service d’ordre qui évitera tout débordement? Non, l’administration sait mieux qu’eux ce qui va se passer, et préfère utiliser la police pour interdire la manifestation que pour aider les organisateurs à la canaliser. Cela n’a rien de nouveau. Déjà Tocqueville relevait que l’administration de l’Ancien Régime savait mieux que ses administrés ce qui était bon pour eux. C’est cette vieille tradition monarchique qui explique que nos responsables politiques ne consultent les citoyens qu’au moment des élections: ils n’imaginent pas qu’une idée intéressante puisse venir d’en bas.

Il semblait impossible d’améliorer une tradition aussi éprouvée. C’est pourquoi il convient de saluer ici le trait de génie du ministre de l’intérieur. Il a, en vertu des principes précédents, interdit la manifestation de soutien aux victimes de Gaza, prévue ce samedi 26 juillet à la République, comme il avait déjà interdit celle du 19 juillet à Barbès, mais il a ajouté pour justifier sa décision que la journée devrait être marquée par le recueillement et l’émotion, en référence au crash du vol d’Air Algérie. Notez bien que ce message ne s’adresse évidemment ni aux Lyonnais ni aux Lillois, dont les manifestations ont été autorisées, ni à ceux qui sont partis en vacances ou qui sont allés voir passer le Tour de France, mais uniquement aux Parisiens qui se seraient avisés que mille morts à Gaza méritaient que l’on s’indigne. Dorénavant, non seulement notre gouvernement dit aux gens ce qu’ils doivent faire, mais il leur prescrit également les émotions qu’ils doivent ressentir. Il ne lui est même pas venu à l’idée que les émotions ne sont pas exclusives, et que l’on peut marquer du recueillement et de l’émotion pour les victimes du vol d’Air Algérie ET pour les victimes de l’invasion et des bombardements israeliens à Gaza.

Il n’empêche, c’est une trouvaille, et on ne peut que plaindre les gouvernements précédents, qui n’ont pas eu cette idée auparavant. Cela aurait évité, par exemple, d’invoquer le trouble à l’ordre public pour empêcher Stéphane Hessel de venir parler à l’École normale supérieure. Il aurait suffi d’invoquer sa santé, et d’expliquer qu’un si vieux monsieur risquait de prendre froid. Voici un champ nouveau ouvert à l’imagination de nos hommes politiques, où leur créativité trouvera matière à s’exercer. Si l’actualité ne vient pas au secours du gouvernement, s’il n’y a pas d’accident d’avion ou d’autre catastrophe à déplorer, si la nature n’y met pas de bonne volonté non plus, ni inondations, ni orages, ni incendies, vraiment rien pour ravir la vedette aux mille morts de Gaza, il trouvera bien une grande cause nationale pour occuper les esprits ce jour-là.

Et le droit de manifester, que devient-il? Le voici escamoté, notre attention détournée, comme celle des petits enfants dont les parents veulent éviter les colères. On en revient toujours au même point : notre gouvernement sait mieux que nous ce qui est bon pour nous et il nous traite, adultes, comme nos parents nous traitaient petits. Oserions-nous lui désobéir? La question a été résolue aujourd’hui par tous ceux qui sont allés manifester à la République en dépit de l’interdiction, et hier, voici 2 500 ans, par Sophocle, dans sa tragédie, « Antigone ». L’héroïne, surprise en train d’ensevelir son frère malgré une interdiction, répond à Créon, le tyran qui lui demande si elle a osé enfreindre la loi: «Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a a proclamée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telle parmi les hommes». En d’autres termes, elle fait appel de la loi humaine auprès de la justice divine : personne n’a le droit de m’empêcher d’enterrer mon frère. Tu peux me tuer si tu veux, la loi que tu as promulguée est avec toi, tu en as le pouvoir et tu le feras, mais la vraie justice est de mon côté, et c’est elle que je respecte. Le droit de manifester, c’est-à-dire de manifester son opinion collectivement, et dans le respect de la liberté d’autrui, est un droit fondamental de la démocratie, et on ne peut le retirer aux citoyens: le gouvernement doit le protéger et non l’interdire. Mais les Créons d’aujourd’hui ont appris l’hypocrisie. Ils exercent l’autorité, mais en notre nom et pour notre bien, et cherchent à nous rendre meilleurs que nous ne sommes. S’ils nous interdisent de manifester contre le pilonnage et la destruction d’une bande de terre où sont emprisonnées près de deux millions de personnes, dans l’impossibilité de sortir et dépendant totalement de l’aide extérieure, c’est pour que nous puissions partager pleinement le deuil national de trois jours qui a été proclamé pour les 51 Français morts dans l’accident d’Air Algérie (je ne sais pas si les 67 autres victimes sont concernées) et entonner, comme le président de la République nous l’a appris, un chant d’amour pour notre pays et pour ses dirigeants.

Ivar Ekeland
Président de l’Aurdip (Associaiton des universitaires pour le respect du droit international en Palestine)
Ancien Président de l’Université Paris-Dauphine

Source: http://blogs.mediapart.fr/blog/ivar/280714/antigone-la-republique

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