Les bulldozers D9 produits par Caterpillar pèsent 64 tonnes et mesurent plus de quatre mètres de haut et huit de long. A leur arrivée, Israel Military Industries Ltd, une entreprise d’Etat, leur ajoute un blindage. | © CreativeCommons / Matt Knight
L’ONG genevoise TRIAL a soutenu une plainte pénale de Palestinien·ne·s contre la filiale suisse de Caterpillar. L’armée israélienne a utilisé des bulldozers du fabricant de machines de chantier pour détruire leurs habitations en 2007. La plainte ne donnera pas lieu à un procès, mais la procureure a qualifié ces destructions de crimes de guerre.
Par Jean-Marie Banderet
Les entreprises devront-elles bientôt rendre des comptes lorsqu’elles exportent du matériel vers des Etats qui violent les droits humains ou commettent des crimes de guerre? En mars 2011, six familles palestiniennes ont déposé une plainte pénale contre la filiale suisse du fabricant de machines de chantier Caterpillar. Motif: complicité de crimes de guerre. Deux ONG, l’organisation TRIAL (Track Impunity Always – poursuivre l’impunité sans relâche), basée à Genève, et son homologue palestinien, Al-Haq (la vérité), ont soutenu la plainte contre Caterpillar Sàrl, dont le siège est à Genève. L’ONG genevoise a rédigé les plaintes et fourni un avocat.
Lors d’un raid dans un quartier de la ville de Qalqilya en Cisjordanie en août 2007 (lire encadré), les maisons des plaignant·e·s avaient été détruites par les Forces de défense israéliennes (IDF) au moyen de bulldozers de type D9, vendus par le biais de Caterpillar Sàrl. Le Ministère public de la Confédération (MPC) a récemment classé la plainte, au motif que les bulldozers en question ne sont pas des armes et que l’entreprise Caterpillar ne peut être tenue responsable pour l’utilisation que font les IDF de son matériel.
Caterpillar fabrique et exporte des machines engagées sur des champs de bataille.
Fait marquant, la procureure en charge du dossier a cependant qualifié les événements survenus en 2007 à Qalqilya de «démolitions punitives», reprenant les termes du Rapporteur spécial des Nations unies. Autrement dit des crimes de guerre. Selon elle, la destruction de ces six bâtiments n’était pas «rendue absolument nécessaire par les opérations militaires» et contrevenait donc à la quatrième Convention de Genève, qui protège les personnes civiles en temps de guerre. Une reconnaissance qui réjouit le directeur de TRIAL, Philip Grant. «Nous sommes satisfaits par ce que nous considérons comme une décision historique retenant l’existence de crimes de guerre commis par l’armée israélienne. Nous regrettons par contre l’approche ‘couteau de cuisine’ qui empêche de retenir la responsabilité de l’entreprise.»
L’ordonnance de non-entrée en matière du MPC souligne que le Caterpillar D9 n’est pas sur la liste des biens à «double usage», c’est-à-dire à usage civil et militaire. Tout comme un couteau de cuisine utilisé pour un meurtre ou comme le Pilatus PC-9, cet avion «civil» qui a bombardé des rebelles tchadiens au Darfour, le bulldozer américain demeure légalement une machine de construction à usage strictement civil. Le fabricant ne peut par conséquent pas être poursuivi pour l’usage qui est fait de son produit, tant qu’il est aussi utilisé de façon légale – ce qui est le cas des Caterpillar D9.
Jeu de dupes
Les entreprises qui fabriquent et exportent des machines engagées sur des champs de bataille se retranchent régulièrement derrière leur ignorance de la situation dans les pays en conflit, fait remarquer Philip Grant. La décision du MPC, mentionnant explicitement l’implication des bulldozers D9 dans la destruction injustifiée des maisons à Qalqilya, a été transmise à Caterpillar. Pour le directeur de TRIAL, c’est un signal fort adressé à toutes les entreprises dont l’activité viole des droits humains et une grande nouveauté qui devrait les faire réfléchir: «Et si la prochaine plainte était contre nous?»
Suffisant pour geler les exportations? Du côté du constructeur américain, la communication est verrouillée. Pas de réponse à Genève, il faut passer par un porte-parole en Belgique. «Nous produisons des machines qui servent à construire des routes et des bâtiments, déclare Erik De Leye, représentant médias pour l’Europe et le Moyen-Orient chez Caterpillar. Nous les vendons partout dans le monde, sauf où c’est expressément interdit. Nous n’exportons par exemple pas vers l’Iran ou la Corée du Nord.» La compagnie se tient donc aux embargos décidés par les Etats, mais «refuse de discriminer les clients en contrôlant comment sont utilisées les pièces d’équipement», précise Erik De Leye. Selon lui, l’écrasante majorité des engins de la marque en opération dans le monde – près de trois millions – est destinée exclusivement à un usage civil.
La présence des bulldozers de la marque dans les médias associée aux destructions d’habitations ne pose-t-elle pas un problème d’image? «Caterpillar a du respect et de la compassion pour toutes les personnes affectées par les conflits au Proche-Orient. Nous sommes en faveur d’une solution pacifique au conflit israélo-palestinien. Nous pensons que cette solution doit être le résultat d’un processus politique et diplomatique.»
Un pas dans le bon sens ?
TRIAL et Al-Haq, en accord avec les victimes dont les maisons ont été détruites, ont renoncé à faire appel. «Nous espérons cependant avoir ouvert la voie. D’autres ONG devraient songer plus souvent à avoir recours au droit. Une procédure pénale ouverte, et a fortiori un procès, peuvent exercer un effet déterminant sur tout un secteur économique», indique Philip Grant. En ce qui concerne Caterpillar, la reconnaissance par un organe officiel du pouvoir judiciaire suisse de l’implication de ses bulldozers dans des crimes de guerre devrait avoir plus de poids que des rapports d’ONG, souligne le directeur de TRIAL. Selon lui, cette décision est un avertissement qui permet au moins de couper l’herbe sous le pied du «on ne savait pas».
Précédents juridiques
En 2010, une plainte déposée par Al-Haq contre l’entreprise Riwal aux Pays-Bas avait conduit à la perquisition des résidences de dirigeants de la firme. Selon l’accusation, l’entreprise néerlandaise participait à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en mettant à disposition des grues pour la construction du mur de séparation en Cisjordanie. Le procureur avait alors classé l’affaire, tout en rappelant le devoir des ressortissant·e·s et entreprises néerlandais·e·s de ne pas se mettre en infraction avec le droit international humanitaire. Riwal a dès lors dénoncé son contrat avec Israël. Dans la foulée, une autre entreprise active dans le traitement des eaux dans les Territoires occupés avait fait de même.
Démolitions «légales»
A l’aube du 29 août 2007, les Forces de défense israéliennes (IDF) investissent le quartier Al Naqar, dans la ville cisjordanienne de Qalqilya. Les soldats sont à la recherche de trois individus soupçonnés d’avoir participé à des actions terroristes. Dans leur fuite, ils seraient brièvement passés par la propriété d’une femme du quartier. Selon les témoignages de personnes sur place, les IDF ont fait sortir les habitant·e·s de six maisons pour les interroger, tandis que les bulldozers détruisaient les maisons et tout leur contenu. Les autorités de la ville ont estimé le montant de la destruction totale de six maisons et des dommages causés à neuf autres habitations à 260 000 dollars. Les familles qui vivaient dans ces maisons ont perdu leur toit et la plupart de leurs biens. Beaucoup d’entre elles n’ont pas les moyens de reconstruire et vivent toujours chez des proches. Les autorités israéliennes leur refusent toute forme de compensation. Selon celles-ci, les démolitions étaient légales puisque les IDF étaient à la recherche d’activistes du Hamas qui venaient d’attaquer des soldats.
Article paru dans le magazine AMNESTY, n°78, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2014.
Source: Amnesty International Suisse