Pourquoi la perversité de la législation israélienne moderne contre les Palestiniens doit être prise au sérieux autant que les cruautés de la guerre.
Teju Cole
Vendredi 17 avril 2015
Toute violence n’est pas brûlante. Il y a aussi une violence froide, qui prend son temps et trouve finalement sa voie. Les enfants qui vont à l’école et qui reviennent chez eux y sont exposés. Les pères et les mères entendent des politiques à la télévision qui appellent à leur extermination. Les grand-mères ne peuvent plus espérer que même leurs vieux corps soient en sûreté : n’importe quel jeune homme peut lever la main sur elles sans conséquences. La police peut arriver de nuit et mettre toute une famille à la rue. Placer, pendant des années et des décennies, une population dans une profonde incertitude sur son principe vital, c’est une forme de violence froide. Par l’empilement de lois plutôt que par des voies militaires, on intensifie et on enfouit une souffrance particulière. Cette violence lente, cette violence froide, il faudrait l’observer et la comprendre, tout autant que l’autre violence.
Près des pentes du Mont Scopus à Jérusalem Est se trouve le quartier de Sheikh Jarrah. La plupart des gens qui y vivent sont des Arabes palestiniens, et la zone elle-même a une très vieille histoire où figurent à la fois les Juifs et les Arabes. Les Palestiniens de Jérusalem Est se trouvent dans une catégorie juridique spéciale selon la législation israélienne moderne. La plupart d’entre eux ne sont pas citoyens israéliens, et ne sont pas non plus classifiés comme ceux de Gaza ou de Cisjordanie ; ils sont des résidents permanents. Il y a ici de vieilles familles palestiniennes mais, dans un quartier comme Sheikh Jarrah, beaucoup parmi eux sont des réfugiés qui se sont établis ici après la nakba (« catastrophe ») de 1948. Ils ont laissé derrière eux leurs maisons d’origine, s’enfuyant d’endroits comme Haïfa et Sarafand al-Amar, et ils sont venus à Sheikh Jarrah qui est alors devenu leur foyer. Le gouvernement jordanien et l’Office Onusien de Secours et de Travaux pour les Réfugiés (UNRWA) leur ont donné des maisons construites sur une parcelle de terre préalablement inhabitée. Jérusalem Est est passée sous contrôle israélien en 1967 et depuis, mais à un rythme accru ces dernières années, ces familles se retrouvent sans toit pour la deuxième ou la troisième fois.
Beaucoup de choses concernant la Palestine ne sont pas faciles à voir à distance. La beauté de la terre, par exemple, n’est pas du tout évidente. Les écrits et les récits de voyage décrivent une terre rude de pierres et de rochers, un endroit où il est difficile de trouver de l’eau ou de s’abriter du soleil. Pourquoi quelqu’un voudrait-il de cette terre ? Et puis vous y allez et vous comprenez la moindre intensité de ce que vous voyez. Vous percevez qu’on ne gaspille pas ses gestes, qu’il s’agit d’un paysage économe, et qu’il y a une grande beauté dans cette économie. Le ciel est plein de nuages qui ressemblent à de petites taches de peinture blanche. Les oliviers, dont l’envers des feuilles est argenté, ressemblent à une une apparition. Et même les pierres et les rochers parlent de l’histoire, de la nuit des temps, et de la consolation que procurent les sites anciens. C’est une terre de tombeaux, de montagnes et de mystérieuses vallées. Tout ceci, on ne peut vraiment le voir que de près.
Une autre chose que l’on peut voir, voilée à distance mais éclatante de près, c’est que l’oppression exercée par Israël sur le peuple palestinien n’est pas nécessairement – ou du moins pas toujours – aussi brutale que les médias occidentaux peuvent le faire paraître. Elle est en réalité extrêmement raffinée, et elle comporte un assemblage étourdissant de lois et d’arrêtés, de contrats, de documents anciens, de contrainte, d’amendements, de coutumes, de religion, de conventions et de brusques mouvements irrationnels, le tout amalgamé et imposé avec le plus grand soin.
L’impression donnée par cette insistance sur le système juridique, du point de vue israélien, est celle de l’échéance d’un processus infiniment patient qui finira par apaiser l’ennemi et garantir la sécurité. Du point de vue palestinien, la réalité est d’une perversité suffocante. Depuis la nakba, le destin des Arabes palestiniens a été la dispersion et l’oppression par différents moyens : en Cisjordanie, à Gaza, dans les frontières de 1948, à Jérusalem, dans les camps de réfugiés à l’étranger, en Jordanie, dans la diaspora lointaine. Dans tous ces endroits, les Palestiniens font l’expérience de restrictions sur leur liberté et sur leurs déplacements. Etre Palestinien, c’est être cerné. La cause principale est la force militaire brutale des Forces de Défense Israéliennes – dont on ne peut plus rendre compte des meurtres – et, sur une base individuelle, dans les cabinet secrets du Shin Bet. Mais une grande partie vient de l’application de la législation israélienne, débattue et approuvée par les tribunaux israéliens, et techniquement légale, même lorsque les lois en question sont de mauvaises lois et contreviennent clairement aux normes et conventions internationales.
La réalité est que, en tant qu’Arabe palestinien, pour vous défendre contre la persécution que vous affrontez, vous devez non seulement être un expert en droit israélien, mais aussi être un Juif israélien et être cautionné par la force de l’État israélien. Vous devez être ce que vous n’êtes pas, ce que vous ne pouvez pas être, afin de ne pas être lentement étranglé par les lois déployées contre vous. En Israël, on ne prétend absolument pas que les parties opposées dans ces procès sont égales devant la loi ; ou plutôt, cette prétention existe, mais personne dans aucun des deux camps n’y croit sérieusement. C’est certainement ce qu’ont vécu les familles palestiniennes de Sheikh Jarrah dont les maisons, construites principalement en 1956 et habitées par trois ou quatre générations, leur ont été enlevées par des moyens légaux.
Comme dans d’autres quartiers de Jérusalem Est – Har Homa, la Vieille Ville, le Mont Scopus, la Porte de Jaffa – une politique est à l’oeuvre à Sheikh Jarrah. Cette politique a deux volets. Le premier est le déplacement systématique des Arabes palestiniens, soit en bannissant des individus sur une base bureaucratique, soit en reprenant ou en démolissant leur maison par ordre du tribunal. Des milliers de personnes ont vu leur résidence révoquée sous toutes sortes de prétextes sans consistance : du temps passé à vivre à l’étranger, du temps passé à vivre ailleurs en Palestine occupée, etc. La résidence permanente d’un Palestinien à Jérusalem Est est tout sauf permanente et, une fois révoquée, il est presque impossible de la récupérer.
Le deuxième aspect de cette politique est l’accroissement systématique de la population juive dans ces quartiers. Ce but est poursuivi par les deux législations, nationale et municipale, (sous la rubrique officielle d’ « équilibre démographique ») et est partiellement sponsorisé par de riches militants sionistes qui, à l’inverse de certains de leurs soutiens dans le monde occidental, sont fiers d’adopter le mot « Sioniste ». Cependant,ce ne sont pas ces riches sionistes qui emménagent dans ces maisons ou qui réclament ces terres : ce sont des Juifs israéliens extrémistes dans leur idéologie ou leur religion, dont certains sont des Juifs pauvres immigrant dans l’Etat d’Israël. Et lorsqu’ils s’installent – lorsqu’ils déploient le drapeau d’Israël en haut d’une maison qui, jusqu’à hier, était le foyer ancestral de quelqu’un d’autre, ou lorsqu’ils commencent de nouvelles constructions sur les décombres du foyer d’autres personnes – ils agissent comme quiconque, se trouvant au-dessus des lois, le ferait : sans pitié, sans émotion, sans égard pour l’humiliation de ses voisins. Cette politique à deux volets, qui consiste à chasser les Arabes palestiniens et à remplir la terre de Juifs israéliens, est reconnue par toutes les parties impliquées. Et pour une politique telle que celle-là, l’expression « nettoyage ethnique » n’est pas trop forte : c’est en fait la seule description qui convient.
Chaque famille palestinienne chassée de Sheikh Jarrah l’est pour des raisons différentes. Mais le principe fondamental à l’oeuvre est généralement similaire : une association militante juive dépose une réclamation comme quoi la terre sur laquelle la maison a été construite appartenait à des Juifs avant 1948. Parfois, des documents étayent cette réclamation (il existe un tas de références à la loi ottomane du 19ème siècle sur la terre), et parfois ces documents sont des faux, mais le tribunal entendra la plainte et, via des interprétations biaisées de ces vieilles lois, accédera souvent à la demande. La violence contenue dans ce système juridique est précisément qu’aucun tribunal israélien n’entendra une réclamation correspondante de la part d’une famille palestinienne. Ce que soutient de facto la loi israélienne est le droit au retour des Juifs à Jérusalem Est. Ce qu ‘elle ne peut approuver, c’est le droit au retour des Palestiniens dans les innombrables villes, villages et quartiers de toute la Palestine d’où la guerre, la violence et la loi les ont chassés.
L’histoire avance à grande vitesse, comme la politique, et les Sionistes le comprennent. La pression pour poursuivre le nettoyage ethnique de Jérusalem Est a déjà rencontré la pression venant de l’autre coté pour arrêter la violation évidente des normes internationales. Aussi, juristes et législateurs sionistes s’activent à une vitesse correspondante, fabriquant de nouvelles lois, avançant de nouvelles interprétations, tout ceci afin de nettoyer ethniquement la terre de la présence palestinienne. Et bien que les Palestiniens présentent leurs propres réclamations et que beaucoup de jeunes Juifs, qui commencent à se rendre compte des crimes de leur nation, aient manifesté pour soutenir les familles de Sheikh Jarrah chassées ou menacées de l’être – la loi et ses interprétations innovantes évoluent à une vitesse telle qu’elle rend la défense pratiquement impossible.
Cela ne peut durer. L’exemple de Sheikh Jarrah, sa violence froide, résonnent dans toute la Palestine. Et tout à côté de cette violence froide, bien sûr, la violence brûlante qui domine les nouvelles : les guerres périodiques d’Israël sur Gaza, ses blocus dans des endroits tels que Naplouse, les assassinats au hasard et sans réplique dans des endroits tels que Hébron. Dans aucun avenir sensé de l’humanité, on ne devrait considérer la mort de centaines d’enfants comme des dommages collatéraux, comme Israël l’a fait pendant l’été 2014.
Dans l’évaluation du monde de la situation en Palestine, en commençant à comprendre pourquoi la situation palestinienne est urgente, il faut prendre en compte la perversité de la loi aussi sérieusement que les cruautés de la guerre. Comme à d’autres occasions où l’opinion mondiale a obligé à mettre fin à un oppression systémique à grande échelle, nous devons commencer par donner aux choses leur nom exact. Israël utilise un appareil législatif et bureaucratique très complexe pour déposséder les Palestiniens de leur terre, dans l’espoir peut-être d’anticiper les accusations de mainmise brutale sur la terre. Personne ne s’y trompe. De même que personne n’est trompé par l’accusation, commune à beaucoup de défenseurs d’Israël, que toute critique de la politique israélienne équivaut à de l’antisémitisme. La souffrance historique du peuple juif est réelle, mais elle ne justifie en aucune manière et n’est pas moins réelle que l’oppression actuelle des Palestiniens par les Juifs israéliens.
Un quartier comme Sheikh Jarrah est une radiographie d’Israël aujourd’hui : une vue limitée ne montrant qu’un seul jeu de caractéristiques, mais significatif du corps politique tout entier. L’affaire qui est en cours, et qu’il faut continuer à soumettre à tous les gens de conscience, est que l’occupation de la Palestine par Israël est criminelle. Cette affaire devrait aussi comporter l’argument comme quoi la prolifération de mauvaises lois par le corps législatif et les tribunaux d’Israël est elle même en réalité antisémite, au point qu’elle alimente les anciennes calomnies contre le peuple juif. Rien ne peut justifier ni l’antisémitisme, ni la persécution raciste des Arabes, et l’utilisation actuelle de la loi en Israël fait partie de la grave et continuelle offense à la dignité humaine et des Palestiniens et des Juifs.
Parmi les livres de Teju Cole, il y a Ville Ouverte. Il est un des collaborateurs de Lettres à la Palestine : des Ecrivains Répondent à la Guerre et à l’Occupation, sous la direction de Vijay Prashad (Verso).
Source : The Guardian
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine