Par Haidar Eid et Ayah Abubasheer, le 13 juillet 2017 – Al-Shabaka
Les acteurs politiques du Territoire occupé palestinien (TPO) et de la région se repositionnent après la récente émergence d’une coalition entre le Hamas et Mohammed Dahlan, ancien dirigeant du Fatah à Gaza et ennemi de longue date du Hamas, et après les sanctions prises à l’encontre du Qatar par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l’Égypte. Les Palestiniens de Gaza attendent avec inquiétude de voir comment ces évolutions politiques, importantes pour la bande de Gaza, vont impacter leur vie quotidienne.
Les habitants de Gaza craignent les pires conditions, et à juste raison. La perte probable du Qatar, en tant que donateur et allié, pour la Bande, de même que la poursuite quasi assurée des mesures de punition collective infligée à Gaza par l’Autorité palestinienne (AP), annoncent des conditions de vie encore plus misérables. C’est peut-être difficile à imaginer, après dix ans d’un blocus israélien brutal entrecoupé d’agressions qui ont fait des milliers de tués ou blessés parmi les civils et d’infrastructures dévastées, mais les crises récentes d’électricité ont montré comment les conditions pouvaient encore empirer : au moment où nous publions, Gaza est totalement privée d’électricité. Au-delà de la souffrance humaine, cette situation exacerbe la fragmentation politique et affaiblit sans aucun doute la quête palestinienne de l’autodétermination et de la liberté.
Dans les deux réflexions ci-dessous, les analystes politiques d’Al-Shabaka, Haidar Eid et Ayah Abubasheer, tous deux basés à Gaza, examinent les ramifications politiques de la crise du Qatar sur Gaza, en particulier les tentatives désespérées du Hamas pour maintenir sa gouvernance et son autorité sur la Bande, en utilisant son tout nouveau rapprochement avec Dahlan. Ils racontent aussi comment la vie quotidienne est affectée. Leur conclusion ? L’avenir de Gaza n’a peut-être jamais été aussi sombre.
Le directeur de programme d’Al-Shabaka, Alaa Tartir, a animé cette table ronde.
Haidar Eid
L’opinion générale dans la bande de Gaza est que l’enclave vit actuellement le début d’une période marquée par des mesures punitives sans précédent, imposées par l’Autorité palestinienne soutenue par le Fatah. Cette période a débuté en mars, quand le Hamas a formé une commission administrative pour gouverner Gaza. Menacée par cette initiative, l’AP a riposté en suspendant et réduisant les salaires des employés du gouvernement de Gaza ; en refusant des crédits pour l’électricité, la médecine, la protection médicale ; en suspendant les pensions des prisonniers libérés ; et en refusant l’envoi de malades de Gaza dans les hôpitaux de Cisjordanie et d’Israël pour y être soignés. La semaine dernière, l’AP a obligé plus de 6000 agents de la fonction publique de Gaza, dont la plupart travaillaient dans les secteurs de l’éducation et de la santé, à prendre une retraite anticipée.
Ces décisions ont été prises au nom du « peuple palestinien » ou « du projet national palestinien », mais sans autre intervention que celle de l’AP qui justifie ces mesures comme le moyen de « pousser le Hamas à la réconciliation » et qui fait valoir que « le projet national est plus important que les besoins des citoyens ».
En réponse, le Hamas s’est tourné vers l’Égypte et son rival juré, Mohammad Dahlan, mais pas sans avoir auparavant tenté de faire pression sur l’Administration US pour jouer un rôle dans le « processus de paix », en adoptant la solution à deux États par un changement dans sa charte. La rebuffade US a rendu possible l’alliance du Hamas avec un régime qui a mené une violente campagne contre sa maison mère, les Frères musulmans. Pourtant, le partenariat Hamas-Égypte n’est pas complètement surprenant, car il survient en plein gel de la résistance par le Hamas pour maintenir son autorité.
Il est impossible de comprendre ces évolutions sans tenir compte de celles qui ont lieu ailleurs dans le monde arabe, particulièrement dans le Golfe. Les crises récentes entre le Qatar et certains des autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont affecté Gaza et, par extension, la cause palestinienne, en les plaçant encore plus bas dans la liste des priorités des dirigeants internationaux et arabes. En outre, le Qatar fournit une aide humanitaire à la Palestine. Même s’il ne prend pas une position politique nette – et donc s’il échoue à remettre en cause la politique israélienne d’occupation, d’apartheid et de colonialisme de peuplement – la perte potentielle du Qatar en tant qu’allié met le Hamas dans une position plus vulnérable. Ces évolutions tombent aussi au moment où l’Administration US cherche à consolider la normalisation arabe avec Israël, sans concrétiser les droits fondamentaux minimum du peuple palestinien garantis par la législation internationale.
Le Hamas est donc à la merci d’Israël, des États-Unis, et de l’Autorité palestinienne, et tente désespérément de maintenir son emprise sur la bande de Gaza. Cela semble conduire le Hamas à renforcer une politique qui pourra l’aider à court terme, mais qui, à long terme, servira à maintenir un statu quo de punitions qui, au bout du compte, l’affaiblira. Oraib Rantawi, par exemple, fait valoir que le Hamas compte rejoindre un nouveau camp, proche du Quartet arabe (Égypte, Jordanie, Arabie saoudite, et Émirats arabes unis), et que Mohammad Dahlan l’accompagne sur ce chemin.
Étant donné l’intransigeance de l’AP, ses mesures concernant Gaza, et le document qui a fuité donnant un aperçu de « l’accord national pour créer la confiance » entre le Hamas et Dahlan, l’option restant disponible pour le Hamas semble être de s’ouvrir à l’Égypte et à ses alliés. Pourtant, compte tenu du fait que Dahlan est persona non grata dans l’AP à cause des conflits au sein du Fatah, la pression de l’AP sur Gaza devrait s’intensifier.
La concurrence entre l’AP et le Hamas pour consolider les relations avec les camps arabes soutenus par les USA sera féroce, et elle se produira sous les slogans « préserver le projet national » et « protéger la résistance ». Cependant, les deux mouvements manquent d’une stratégie claire pour aborder les questions urgentes, plus larges, comme la colonisation de peuplement endémique d’Israël, son nettoyage ethnique de Jérusalem, et sa promulgation de lois racistes contre les Palestiniens de 1948 – élément qui manque dans les discours des deux factions qui gouvernent.
À court terme, toutes les autres forces politiques, en particulier celles ayant de l’influence sur l’élaboration de la politique de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), comme le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), toutes ces autres forces politiques devront mettre la pression sur le Fatah pour qu’il abroge toutes les mesures punitives infligées à la bande de Gaza. A plus long terme, une autre approche est nécessaire pour mettre en évidence l’illégalité du blocus de Gaza en tant que punition collective. Cette approche doit tenir Israël pour responsable, mais elle doit aussi tenir la direction palestinienne pour responsable. Finalement, Gaza doit être contextualisée au sein de la question plus large de la Palestine : le droit au retour de ses 1,5 millions de réfugiés et le droit à l’autodétermination sont reconnus par la législation internationale et doivent être mis en œuvre.
Ayah Abubasheer
Le Qatar est un important donateur pour la bande de Gaza depuis que le Hamas a gagné les élections en 2006. Il a surtout réagi à la destruction à grande échelle qu’Israël a infligée à Gaza au cours de ses nombreuses offensives. En 2012, le Qatar a créé sa Commission pour la reconstruction de Gaza, et il a réalisé d’importants projets notamment le revêtement des routes principales, la mise en œuvre d’initiatives pour l’agriculture, et la construction de la cité du Sheikh Hamad ben Khalifa Al-Thami, une zone résidentielle de plus de 3000 unités de logements pour les familles palestiniennes qui ont perdu leurs maisons dans les attaques d’Israël en 2014.
Ces projets ont donné des emplois à un nombre important de Gazans, ils sont les bienvenus même s’ils ne représentent qu’une petite goutte dans un océan, ils ont réduit le chômage dans la Bande, lequel oscille autour des 42 % pour les adultes, et des 60 % pour les personnes entre 15 et 29 ans. Les aides du Qatar ont donc eu un effet positif pour la population de Gaza qui vit dans des conditions terribles sous le blocus illégal d’Israël.
Pourtant, il y a quelques semaines, l’envoyé spécial du Qatar à Gaza, Muhammad al-Amadi, a déclaré : « la bande de Gaza va vers le pire ». Les Gazans ont été choqués par ce propos car il annonçait une nouvelle détérioration dans leur vie quotidienne. S’ajoutant aux propos d’Al-Amadi, des fuites dans les médias ont révélé que le Qatar a demandé aux dirigeants du Hamas qui sont basés à Doha de quitter le pays. Peu après, la crise du Qatar éclatait, l’Arabie saoudite et les Émirats, partenaires d’Israël dans le Golfe arabe, comme le Bahreïn et l’Égypte, demandaient au Qatar de décider de toute une série de changements, sous la menace d’un blocus commercial et diplomatique. L’une de ces exigences est que le Qatar cesse de soutenir le Hamas.
La population de Gaza continue de payer un prix très lourd pour ces manigances politiques. Et si cela ne suffisait pas d’avoir à affronter la violence et les privations induites d’Israël, ainsi que la perte probable du soutien du Qatar, l’Autorité palestinienne et son dirigeant, Mahmoud Abbas, ont décidé d’infliger une punition collective à Gaza.
Alors que la Bande utilise quatre sources différentes d’énergie, elle ne reçoit que 30% de ses besoins énergétiques. Le 12 juin, le gouvernement du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a encore réduit la fourniture d’électricité, laissant deux millions de personnes avec seulement quatre heures de courant par jour. Le 20 juin, Israël répondait à la requête d’Abbas pour que le courant soit réduit davantage, et il a abaissé la durée d’électricité à seulement deux heures par jour. Avec de telles mesures punitives de la part de l’AP, s’ajoutant à la réduction récente des salaires des employés de Gaza de 30 à 70 %, Abbas espère que la population de Gaza, n’en pouvant plus, se révoltera contre le Hamas.
Mais ce résultat semble improbable. Beaucoup de jeunes gens ont rejoint la branche militaire du Hamas, les Brigades Al-Qassem, non en raison de convictions politiques ou idéologiques, mais parce qu’ils cherchent désespérément à s’assurer un moyen d’existence. Cela a coïncidé avec les efforts des mosquées pour mobiliser les Gazans à redonner plus d’importance aux doctrines islamiques conservatrices et à une vie pieuse. Par exemple, le Hamas a clairement fait savoir qu’une femme ne devait pas accompagner un ami masculin sans être accompagné d’un parent masculin. Dans le même temps, la prostitution est en hausse, à cause aussi d’un besoin désespéré de ressources qui crée des conséquences sociales graves pour les femmes et leurs familles.
Les taux des suicides et de la consommation de drogue ont eux aussi augmenté. Il y a des centaines de conflits familiaux, que ce soit devant les tribunaux officiels ou dans des systèmes judiciaires informels (mukhtars). Selon le Conseil judiciaire suprême de la Sharia à Gaza, le taux des divorces, autrefois de seulement 2 %, approche aujourd’hui les 40 %. Dans un parallèle ironique, les sites de rencontres à Gaza correspondent aux veuves pour des hommes qui recherchent une deuxième ou une troisième épouse. En outre, et à l’encontre de la loi palestinienne sur l’Enfance, les enfants mendient dans les rues de Gaza.
Il est crucial de faire la différence entre ces personnes qui souffrent – la population de Gaza – et le Hamas, ainsi qu’entre la cause palestinienne et ses dirigeants politiques illégitimes quand on réfléchit au rôle qu’un acteur régional ou international pourrait jouer pour changer la réalité de Gaza en remettant en cause la politique illégale d’Israël. Malheureusement, l’histoire, aussi bien que le présent, montre que l’occupation et les droits de l’homme ne font pas les gros titres de l’agenda des acteurs politiques, spécialement Israël. En effet, l’ancien Premier ministre israélien, Ehud Barak, faisait récemment remarquer que les Israéliens « ne ressentaient aucun besoin de s’excuser pour (la réalité actuelle de l’occupation) ». Avec un soutien du Qatar potentiellement retiré, les Gazans ne sont même pas en mesure de compter sur les ressources de leurs propres sympathisants.
Pourtant, même si Gaza continue de recevoir de l’aide, que ce soit du Qatar, de la Turquie, des Émirats ou même de l’Iran, et si l’Égypte ouvre le passage de Rafah plus régulièrement en échange de la garantie par le Hamas de la non implication de Gaza dans les groupes militants armés dans le Sinaï, malgré cela le soutien restera conditionnel et restreint. Cette aide aléatoire est ce que nous, dans Gaza, sommes forcés d’anticiper comme substitut à notre réalité brutale.
Haidar Eid
Conseiller politique d’Al-Shabaka, Haidar Eid est maître de conférences en littérature postcoloniale et postmoderne à l’Université al-Aqsa de Gaza. Il écrit beaucoup sur le conflit israélo-arabe, notamment des articles qui sont publiés sur Znet, The Electronic Intifada, Palestine Chronicle, et Open Democracy. Il a publié des articles sur les études culturelles et la littérature dans plusieurs journaux, dont Nebula, Journal of American Studies, en Turquie, Cultural Logic, et le Journal of Comparative Literature.
Ayah Abubasheer
Membre politique d’Al-Shabaka, Ayah Abubasheer possède une maîtrise en politique mondiale de l’École d’économie et de sciences politiques de Londres (LES). Elle publie des articles sur The Electronic Intifada, Palestine Chronicle, Mondoweiss et Middle East Eye.
Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine
Source : Al-Shabaka