Un refus cinématographique de l’isolement de Gaza

Daryl Meador, The Electronic Intifada, 20 juillet 2017

Image fixe tirée du film Ouroboros

Le premier long métrage expérimental de l’artiste palestinienne Basma Alsharif s’empare du thème de la fin de la civilisation, avec Gaza pour le lancer.

Le film, intitulé Ouroboros, est né de ce qu’elle a vécu à Gaza pendant l’offensive militaire israélienne de novembre 2012.

« J’étais totalement sous le choc, parce que la guerre semble tellement sensationnelle quand elle est racontée… et quand vous la vivez réellement, c’est comme : ‘Oh là là ! C’est hasardeux et insensé’ », confie à Electronic Intifada Alsharif, qui est née au Koweit et a grandi en France et aux Etats Unis.

« Vous réalisez que la vie n’a tout simplement aucune valeur pour les gens qui bombardent. Je pensais, spécialement quand ils bombardaient encore et encore des endroits désertés, juste pour effrayer la population, ouais, c’est vraiment la fin de l’humanité, et de la civilisation. »

Pourtant, pour Alsharif, le désespoir n’est pas une fatalité, et elle cherche plutôt à faire naître de nouveaux concepts d’avenir et de renaissance dans le sillage de la destruction.

« Ouroboros, le serpent qui se mord la queue de la mythologie grecque, est un processus de renaissance », a déclaré Alsharif en avril lors d’une projection du film à la Biennale de Whitney à New York.

L’allégorie d’Ouroboros est une immersion sensorielle, mettant en scène un imaginaire luxuriant, une conception sonore dynamique et des séquences oniriques.

Ce film est également exigeant, rempli de références historiques et littéraires, mais présenté sous forme de récits fragmentés.

Vue de Gaza sous l’oeil d’un drone

Ouroboros commence et finit avec Gaza. Alsharif ouvre son film sur une vue aérienne de deux minutes de la côte par un drône. La séquence est présentée à l’envers, les vagues s’éloignant du rivage.

Le drône survole les destructions de Gaza après l’agression israélienne catastrophique de l’été 2014. Les images sont captivantes, bien que froides et robotiques.

« L’utilisation des drônes entre dans le cadre d’ une stratégie de surveillance, pour nous faire comprendre que nous regardons un endroit auquel nous n’avons pas accès, que nous les surveillons », a expliqué Alsharif.

Dans un cliché superbe, un Palestinien anonyme se tient au sommet d’un immeuble extrêmement endommagé, faisant des signes alors qu’un drône le survole. Ce moment exige que l’on considère ce qui s’est passé avant et ce qui suivra cette destruction, en posant la question centrale du film : Comment Gaza peut-elle dépasser son traumatisme, alors que sa tragédie semble condamnée à se reproduire ?

Le film enchaîne des vignettes narratives dans lesquelles un jeune protagoniste masculin, sans nom dans le film et joué par l’ami d’Alsharif Diego Marcon, erre ça et là dans des espaces géographiques disparates : les territoires des Amérindiens dans le désert de Mojave, l’ancienne cité italienne de Matera, un château en Bretagne et une petite maison de Los Angeles.

Dans un unique paysage découvert, le jeune homme marche en silence comme le raconte le narrateur : « Peut-être par vanité, il me semble inadéquat que l’endroit où j’ai été condamné à vivre n’apparaisse pas enfermé, mais étendu et presque accueillant. »

Le confinement de Gaza

Le nomadisme de l’homme à travers un paysage mondial et cinématographique constamment changeant est en contradiction avec le confinement de Gaza, sous blocus d’Israël et de l’Egypte.

Alsharif a expliqué que les sites étaient destinés à accentuer le contraste avec Gaza.

« La pierre du 13ème siècle du château [en Bretagne] si ancienne et si bien conservée est un contrepoint tellement fort face aux ruines de Gaza », a-t-elle dit pendant son exposé au Whitney Museum of American Art de New York. « Le Mojave et Los Angeles ont leur propre signification. Le Mojave ressemble à ce à quoi nous sommes condamnés, il est asséché. Nous filmons le fond d’un lac asséché. »

Dans Ouroboros, le jeune homme anonyme déambule à travers des espaces architecturaux et prend part à des actions terrestres, souvent enjouées et parfois sombres. Ses actions dans le film sont fréquemment jouées à l’envers : la fumée rentre dans la cigarette, l’huile d’olive revient de l’assiette à la bouteille. Le motif du mouvement inversé, de qualité onirique, imite le concept fluide de l’Ouroboros.

Dans une scène, le personnage principal entre dans une bibliothèque dans le désert de Mojave avec une femme anonyme qui lit à haute voix un passage de Au Coeur des Ténèbres, nouvelle de Joseph Conrad de 1899 sur le voyage colonial d’un Européen pour remonter le fleuve Congo. Le protagoniste l’interrompt avec un tour de carte qui finalement échoue, et elle poursuit sa lecture.

Tout au long du voyage du jeune homme, les sons et les motifs thématiques se répètent et se font référence. Les décors dans lesquels il apparaît, y compris les espaces domestiques et un luxuriant jardin, font souvent référence à un plan séquence antérieur par steadicam qui évolue dans la grande maison de famille et le jardin d’Alsharif à Gaza. La caméra suit le gardien du domaine tandis qu’il marche le long des portraits de famille, des étagères de bibliothèque sur lesquelles on voit des romans de John Grisham et des trophées de la YMCA de Gaza, et à travers un verger ensoleillé d’arbres fruitiers.

Le voyage du personnage principal n’est pas résolu, mais il est cyclique, signalant que le film traite moins de sa quête que de sa situation actuelle dans chaque endroit et de la façon dont elle peut être liée au contexte actuel de Gaza, son histoire et son avenir.

« Pour moi, Ouroboros était lié à l’idée de l’éternel retour et au fait que la seule façon pour nous d’avancer, c’est d’oublier, a dit Alsharif. « Si nous ne le faisons pas, alors nous aussi, nous serons condamnés à répéter nos erreurs et à nous détruire. »

Artiste « post-palestinienne »

Une grande partie de l’oeuvre d’Alsharif avance que l’histoire et l’identité nationale sont des forces contraignantes, ce qui fait qu’on la décrit comme une artiste « post-palestinienne », appellation qu’elle a adoptée. « J’ai peut-être accepté que nous n’allions pas être libérés de la façon espérée – comment alors pouvons nous imaginer l’avenir ? », a-t-elle dit à The Electronic Intifada.

Alsharif reconnaît que cette perspective est controversée et enracinée dans sa situation dans la diaspora : « C’est grâce à la distance que j’ai été capable de réfléchir à l’avenir du conflit. »

Elle insiste sur les droits fondamentaux des Palestiniens, mais est critique face aux aspirations nationalistes.

« Nous avons des gouvernements qui ne représentent pas ce que nous voulons, ni le Hamas ni le Fatah, et l’avenir arrive juste droit sur nous et nous ne semblons pas prêts », a-t-elle dit.

« Je sais qu’il faut faire quelque chose quand nous avons attendu des décennies pour devenir des citoyens. Mais je pense que nous serons toujours bloqués dans le passé si nous ne réalisons pas qu’Israël ne va nulle part ; c’est un Etat moderne et nous devons traiter avec cette bête ; nous devons accepter que nous avons perdu jusqu’à un certain point. »

Image fixe tirée de O. Persecuted

La vision utopique du mouvement national palestinien est contredite par la réalité actuelle dans l’oeuvre de 2014 d’Alsharif O. Persecutée.

Le court métrage reprend la restauration de Our Small Houses [Nos Petites Maisons], film de propagande de Kassem Hawal, qui a produit le film pour le parti de gauche le Front Populaire de Libération de la Palestine. On n’aperçoit le film de Hawal que par morceaux, camouflés sous une bande son agressive qui imite les bruits de la guerre.

On aperçoit Alsharif, dans un noir et blanc granuleux, en train d’étendre de la peinture noire sur une projection de Our Small Houses. Mais l’action se déroule à l’envers, donnant l’impression que le film est en train de se dévoiler. Cette lente performance est suivie d’un montage explosif d’annonces publicitaires d’une boîte de nuit israélienne, mettant en scène des fêtardes en bikini avec de la musique électronique. La divulgation de ce film d’archives révèle la réalité actuelle.

« Parfois je pense qu’il faudrait enterrer ces choses », a dit Ahsharif à The Electronic Intifada. « On fait un effort énorme pour restaurer ces films, mais un tas d’entre eux sont de la propagande et, pour moi, la façon dont ils s’expriment est problématique. Je voulais que cela apparaisse comme si j’arrachais un cadavre à la terre, nous déterrons cette chose qui dit : ‘Regardez, nous étions si grands !’ Mais nous ne l’étions pas … si nous l’avions été, nous serions libres. »

« Les chiffres cessent d’être des chiffres »

L’oeuvre d’Alsharif questionne les symboles courants de la Palestine et les identités et les idéologies qu’ils évoquent.

Le court métrage expérimental de 2009 d’Alsharif, We Began by Measuring Distance [Nous Avons D’abord Mesuré la Distance], raconté par une voix masculine désincarnée en arabe avec sous-titrages en anglais, juxtapose le ludique et la mélancolie. Le narrateur décrit un groupe d’amis assaillis par l’ennui, qu’ils appellent « le pire de tous les démons », tandis que le spectateur voit l’image de femmes et d’enfants palestiniens assis sur le bord d’un trottoir, paraissant tristes, peut-être en référence à la banalité de la vie à Gaza sous le siège.

L’ennui amène le groupe à jouer à faire des mesures, calculant les degrés d’un cercle et la longueur de petits objets. Ces mesures deviennent de plus en plus politiques quand ils calculent les distances mondiales. Le groupe découvre que la distance qui sépare Gaza de Jérusalem est de 78 kilomètres, mais il recalcule sa réponse qui devient 67, 48 et 17, chiffres qui représentent les années repaires dans l’histoire de la colonisation et de l’occupation sionistes de la Palestine.

« L’oeuvre traite de la façon dont, en tant que Palestinien, on vous transmet cette information sur le conflit », a dit Alsharif. « Les chiffres ne sont plus des chiffres, 67 n’est jamais simplement 67, 48 est toujours la Nakba et 17 est toujours Balfour, et parfois ces chiffres cessent d’avoir une signification… ils deviennent simplement des images ou des choses d’où nous ne pouvons pas retirer l’émotion. »

Image fixe tirée de We Began by Measuring Distance

Le jeu de mesures du groupe ne dévoile aucune réponse, et le film revient finalement à la tragédie de Gaza, juxtaposant des images terribles de bombes au phosphore éclatant sur Gaza avec des scènes agréables de nage de méduses et de musique carnavalesque. Cette juxtaposition crée un spectacle de la tragédie de Gaza, remettant en cause la façon dont elle est généralement représentée et vue dans les médias populaires.

Alsharif a ajouté : « Je voulais faire une œuvre qui parle clairement de la façon dont les choses sont représentées. Que nous connaissions tous les faits, toutes les injustices et que nous ayons des images, cela n’a pas d’importance… ce n’est pas cela qui changera la politique ou qui mettra fin à l’injustice ou qui changera le lieu du pouvoir. »

Alors que Measuring Distance met en scène un narrateur arabe, Ouroboros est raconté en Chinook, langue indigène nord-américaine, avec des sous-titres en anglais. Les nombreuses pluralités du film – dans les espaces, les langues et les histoires – indiquent les point de vue mondiaux d’Alsharif.

Ouroboros culmine avec le protagoniste qui danse sur une chanson rythmée par les basses face à un paysage dégagé, comme les nombreux décors d’Ouroboros sont entremêlés au tempo rapide de la musique.

Cette séquence dynamique résume formellement l’argument conceptuel du film, dans lequel Gaza ne se distingue pas des autres histoires et espaces mondiaux, mais se trouve plutôt en évolution avec le monde. La danse du protagoniste, fugacement aperçue entre les prises de vue vibrantes des décombres de Gaza, des forêts touffues et des paysages étendus, ressemble à une célébration.

Refus de l’isolement imposé à Gaza et de l’immobilisme que ceux qui le maintiennent espèrent engendrer, le dénouement viscéral fait ressortir que, en dépit de ses sombres simulacres, Ouroboros parle finalement d’espoir.

Toutes les photos sont offertes par Basma Alsharif

Daryl Meador est un cinéaste et universitaire du Texas qui prépare un doctorat en études cinématographiques à la NYU. Twitter : @darylmeador

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : The Electronic Intifada

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