Rawabi, prophétie architecturale d’un Etat palestinien inégalitaire

Par Léopold Lambert – Paris, le 4 août 2017 – The Funambulist 

Cet article est le quatrième volet d’une série de cinq qui fonctionne comme un rapport sur mon plus récent séjour en Palestine au mois de juillet. Alors que les trois premières parties se situaient à Jérusalem-Al Quds, cette quatrième partie est consacrée à une ville qui n’existait pas il y a quelques années. Située en Cisjordanie entre Naplouse et Ramallah (voir la carte à la fin du texte), la nouvelle ville de Rawabi concrétise une somme de questions cruciales sur le présent et le futur de la Palestine. Elaborée par la Bayti Real Investment Company, détenue en partenariat par la Diar Real Estate Investment Company quatarie et la société palestinienne Massar International, propriété du charismatique Bashar Masri, la construction de Rawabi a commencé en 2010 à l’apogée de la politique de développement engagée par le Premier ministre d’alors Salam Fayyad, ancien économiste à la Banque Mondiale et au Fond Monétaire International (FMI).

Ce type de développement a particulièrement changé l’aspect de Ramallah, capitale de facto de l’Autorité Palestinienne, dans une indifférence délibérée de l’occupation israélienne et une consécration des Accords d’Oslo de 1993. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de ces nouveaux quartiers construits au nord de Ramallah (voir l’article « Construire la Bulle de Ramallah ») ou de Rawabi, il est devenu banal de comparer leur esthétique architecturale et leur typologie urbaine au sommet des collines (« rawabi » lui-même signifie « collines ») aux colonies israéliennes voisines – ce que j’ai appelé dans le passé un « syndrome architectural de Stockholm ».

Comme Tina Grandinetti l’a décrit dans un article rédigé pour la deuxième édition du Funambulist Magazine, Géographies Suburbaines (Nov-Déc 2015), la façon dont l’architecture renforce la ségrégation sociale que produit une ville comme Rawabi est évidente, et les nombreuses marques de luxe (Ferrari, Armani, Lacoste, Tommy Hilfinger, Mango, etc.) qui étalent ostensiblement des enseignes « ouverture prochaine » sur la devanture de leurs futurs magasins à Rawabi, y contribuent certainement. Néanmoins, les questions que déclenche Rawabi sont trop importantes pour être congédiées sous une critique superficielle.

Indifférence complice versus Indifférence politique

La première concerne la relation à l’Apartheid israélien qui conditionne obligatoirement l’existence de tout projet en Palestine. Dans la bouche de Fayyad ou de Masri (voir par exemple le documentaire hollandais de 2012 « Rawabi : La Ville Promise Palestinienne »), l’expression « l’occupation » revient comme un mantra, force apparemment inévitable sans entité responsable apparente : l’occupation comme une condition climatique. Cela ne signifie pas cependant que tout projet palestinien (fût-il architectural ou quoi que ce soit d’autre) devrait être, explicitement et entièrement, voué à la constitution d’une résistance à l’Apartheid israélien (travers dont j’ai été et continue d’être responsable, dans une certaine mesure), puisque ce genre d’attente constituerait une forme d’essentialisation de la Palestinienneté, qui n’existerait qu’à travers sa formation résistive mobilisée contre Israël, ce qui finirait par renforcer l’idéologie sioniste qui ne reconnaît la présence palestinienne que comme une création antagoniste contemporaine de la création de l’État d’Israël. Cette attente (souvent extérieure) a été illustrée avec humour par Sabrien Amrov lorsqu’elle a écrit, trois jours plus tôt, dans un message sur Facebook : « Chaque fois que je dis à des universitaires que je veux écrire sur la façon dont les Palestiniens aiment, cela n’intéresse personne. Mais si je dis la façon dont les Palestiniens aiment comme forme de résistance, alors ouah, là c’est chaud. » Les formes efficaces d’indifférence à l’Apartheid israélien sont celles qui (délibérément ou non) existent et prennent forme sans lui, et non malgré lui. A cet effet, nous pourrions (peut-être de façon provocante) prétendre que l’une des formes les plus littérales de l’indifférence palestinienne pourrait se trouver dans les stratégies élaborées par la plate-forme Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), puisqu’elle vise à se séparer fondamentalement de tout lien économique ou culturel avec les sociétés et les programmes gouvernementaux israéliens. A cet égard, Rawabi représente la forme exactement opposée de l’indifférence palestinienne en adoptant la logique selon laquelle « les affaires ce n’est pas la politique » et en travaillant par conséquent avec une quantité significative de sociétés et de matériaux palestiniens « à condition de [leur] offrir un bon prix », dit Masri.

Politique pour un État

La deuxième des questions soulevées par Rawabi peut se trouver dans sa politique explicite comme symbole et prélude à l’établissement d’un Etat palestinien. A cet égard, le premier et principal problème posé par Rawabi est la politique du droit de préemption à laquelle l’Autorité Palestinienne a eu recours quand elle s’est saisie de 6 kilomètres carrés de terre des villages voisins, Atara et Ajul, pour permettre la construction de la nouvelle ville. Sur une terre perpétuellement marquée (et quotidiennement traversée) par l’histoire de la dépossession territoriale que la Nakba et l’occupation israélienne ont créée, et à seulement quelques centaines de mètres de la colonie israélienne d’Ateret, cette autre forme de processus de dépossession autoritaire incarne une violence lourde, (manifestement) enfermée dans le récit officiel sur Rawabi – la destruction de l’écosystème d’une colline entière afin d’y construire une auto-proclamée « ville verte » pourrait en être une autre. Depuis 1994 et la création de l’Autorité Palestinienne qui a suivi les Accords d’Oslo, les Palestiniens de Cisjordanie ont fait l’expérience de nouvelles formes de violence d’État (violence de la police, arrestations arbitraires, dépossession de la terre, etc.) qui, pendant les 27 dernières années, n’étaient exclusivement causées que par l’armée israélienne d’occupation – et, à un moindre degré, par les Etats jordanien et britannique pendant les 47 années précédentes.

Les 23 dernières années (et en particulier, les années qui ont suivi la deuxième Intifada) ont par conséquent offert une avant-première de ce à quoi pourrait ressembler l’État palestinien s’il était créé dans le cadre imaginé par l’Autorité Palestinienne, la soi-disant « Communauté Internationale » et, malgré les affirmations contraires, le gouvernement israélien lui-même (qui espère acquérir, par l’établissement d’un Etat palestinien, la légitimité de son ethnocratie).

Ce projet étatique se caractérise par un cadre spatial qui fait de la Cisjordanie (et de Jérusalem Est) son principal et, peut-être, exclusif territoire. Le sujet de la Bande de Gaza, de ses 1.800.000 habitants qui vivent dans leur grande majorité dans des conditions extrêmement désastreuses (dont l’Autorité Palestinienne est partiellement responsable), et la complexité due à la séparation territoriale entre les deux régions ne sont jamais sérieusement débattus. Ensuite, on peut soudain découvrir des projets d’établissement d’un mini-Etat palestinien dans la péninsule du Sinaï pour les Palestiniens de Gaza (Al Jazeera, juillet 2017).

Le projet d’État palestinien n’exprime pas non plus quelque perspective que ce soit pour les 5 millions de réfugiés palestiniens qui vivent dans des camps au Liban, en Syrie, en Jordanie, à Gaza et en Cisjordanie. Et pendant ce temps, le gouvernement israélien réfléchit aux moyens de priver les Israéliens palestiniens de leur citoyenneté à travers un projet de transfert de population (The Electronic Intifada, juillet 2017) – il est intéressant de noter qu’un certain nombre de futurs résidents de Rawabi font partie de cette population – qui pourrait être lié aux menaces émises par le ministre d’État Tzachi Hanegbi qui a récemment menacé les Israéliens palestiniens d’une troisième Nakba (+972, juillet 2017).

Rawabi représente une prophétie architecturale d’un Etat de ce genre : celle d’une urbanité sacrificielle qui symbolise et renforce l’acceptation du prix à payer par un grand nombre pour qu’un petit nombre accède à la liberté d’une existence complice capitalisée et devienne ce que Eva Schreiner appelle « des citoyens consommateurs » dans un article consacré à la nouvelle ville (non publié, 2013). Mais là encore, nous ne devrions pas évacuer trop rapidement les nuances de la réalité par un jugement péremptoire (surtout s’il arrive d’une position extérieure comme celle que j’occupe). Il est difficile de ne pas être sensible aux mots pleins d’émotion de futurs résidents (ou, parfois, de Masri lui-même) interviewés dans le documentaire hollandais mentionné ci-dessus, et on peut entendre, à travers ces témoignages, la joie devant une rare possibilité d’agir dans des conditions impossibles jusqu’alors. Par ailleurs, plus qu’un complice de l’Apartheid israélien, on peut percevoir Rawabi et ses nombreuses dimensions problématiques comme son résultat. Le colonialisme en général et l’Apartheid en particulier ne fonctionnent pas avec la stricte qualification binaire des ensembles (« colonisateurs » versus « colonisés », « blancs » versus « noirs ») par laquelle nous les définissons généralement – un schéma aussi absolutiste conduirait inévitablement à son rejet par une population qui n’aurait fondamentalement rien à en perdre.

Les sociétés coloniales fonctionnent par contre avec un gradient de classification des ensembles qui correspond à un degré proportionnel de violence administrative à laquelle elles sont soumises. L’Apartheid israélien renforce violemment cette hiérarchie coloniale et la réalité est différemment expérimentée par les membres de la diaspora, les Israéliens palestiniens, les résidents de Jérusalem Est, les résidents de Cisjordanie dotés d’un permis de travail à l’ouest du Mur d’Apartheid, les résidents de Cisjordanie qui n’ont pas ce permis, les réfugiés en Cisjordanie, les résidents de Gaza, les réfugiés à Gaza, les réfugiés à l’étranger, etc. – cette classification n’est pas exhaustive (loin de là) et finit par comprendre autant de ramifications que de Palestiniens. On ne peut donc attribuer les divergences sociales créées par ce système (comme celles créées par le système capitaliste) à des responsabilités individuelles mais, plutôt, aux structures mêmes du système lui-même. En tant que telle, Rawabi serait plutôt la cristallisation ostentatoire de ce genre de divergences que leur cause.

CARTES GENERALES ET EN GROS PLAN

Carte dessinée spécialement pour cet article. Les zones en bleu sont les colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem Est.

Toutes les photographies ci-dessous et ci-dessus sont de Léopold Lambert (juillet 2017). Creative Commons Attribution-Non Commercial 4.0 International

Rawabi depuis le village d’Ajul.

Des marques associées sont affichées à différents endroits dans la ville.

Le drapeau du Qatar à côté du drapeau palestinien.

La mosquée de Rawabi en construction.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : The Funambulist Magazine

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