Léopold Lambert – 27 novembre 2016
Au cours de la dernière semaine de novembre, environ 60.000 personnes ont dû fuir de chez elles à Haïfa alors que des feux de forêt atteignaient les abords de la ville. Avec l’aide d’équipes de pompiers de plusieurs pays (dont quatre équipes palestiniennes), les pompiers israéliens ont finalement repris le contrôle des feux huit jours après leur déclenchement. La même semaine, une douzaine environ de plus petits feux se sont déclarés à travers le pays, rappelant à un degré moindre la situation de 2010, lorsqu’un énorme feu de forêt a consumé le Mont Carmel (au sud de Haïfa) et tué 44 personnes. Les membres du gouvernement israélien, y compris le Premier ministre Benjamin Netanyahu, ont été prompts à accuser les Palestiniens vivant en Israël (citoyens dépourvus de la reconnaissance de leur Palestinité, et par contre appelés « Arabes israéliens » par les autorités) d’avoir déclenché ces feux et ont promis des peines sévères pour les prétendus incendiaires, décrivant leurs actes comme de « nouvelles formes de terrorisme » et suggérant de dépouiller les accusés de leur citoyenneté et de détruire leurs foyers. (Pour en savoir plus sur la punition collective que représentent les démolitions de maisons, voir l’article qui lui est consacré dans The Funambulist Magazine, N° 8 : Police). Le fait que le gouvernement israélien accuse systématiquement les Palestiniens de tout problème dans la société israélienne, en particulier quand elle est accusée de grave impréparation, ne devrait pas nous surprendre. Cet article ne cherche même pas à démystifier ces accusations, mais s’attache plutôt à dépouiller les forêts d’Israël de leur statut d’innocence naturelle que prétend leur faire incarner le récit sioniste.
Boîtes bleues de collecte d’argent pour le Fonds National Juif : avant 1948, pour acheter de la terre en Palestine, après 1948, pour faire pousser des forêts en Israël.
Comme décrit dans un précédent article intitulé « Faire Fleurir le Désert » : Fabriquer le Récit du Territoire Israélien », afin de comprendre le rôle politique des forêts d’Israël, on doit étudier l’histoire de l’organisation chargée de leur plantation et de leur entretien : le Fonds National Juif (FNJ). C’est une organisation non-gouvernementale contrôlée par l’Organisation Sioniste Mondiale qui, depuis le début du 20ème siècle jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, avait collecté des fonds (grâce aux fameuses petites boîtes bleues) dans toute la diaspora juive mondiale afin d’acheter autant de parcelles de terrain que possible aux paysans et aux propriétaires palestiniens. Dans les trois derniers mois du mandat britannique sur la Palestine, divers groupes paramilitaires sionistes ont assiégé les villages palestiniens avant de les vider et de les détruire. Ce processus de dépossession, déplacement et destruction massives systématiques s’est poursuivi après mai 1948, pendant la guerre qui légitimerait prétendument la création de l’État d’Israël sur une large partie de la Palestine.800.000 Palestiniens (environ la moitié de la population palestinienne de l’époque) devinrent ainsi des réfugiés au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, sans aucun espoir de retourner dans leurs villes et villages. Comme raconté autrefois dans ce magazine, la stratégie du gouvernement d’Israël qui s’en est suivie pour fabriquer un récit national qui élide la violence massive et systématique constituée en réalité par la Nakba a consisté à minimiser et à dissimuler la présence passée du peuple palestinien sur la terre revendiquée par l’État d’Israël. Les ruines des villages palestiniens vidés et détruits furent ainsi démolies dans les années 1950 et, dans certains cas, des forêts furent plantées par le FNJ là où ils se trouvaient (par exemple à Lubya, comme on le voit dans le film Le Village sous la Forêt de Mark J. Kaplan et Heidi Grunebaum). La double histoire comme quoi une ruine qui survit est, par définition, capable de se dérouler (à la fois dans l’affirmation de son existence passée et dans les marques de sa destruction lente ou accélérée) a ainsi été refusée au récit palestinien, ajoutant une couche supplémentaire de violence à l’entreprise sioniste de dépossession.
Une ruine demeure des villages de Bayyarat Hannun (à gauche) et de Yibna (à droite) /
Extraits du livre Les Absents (2016) de Bruno Fert.
La plus grande forêt du FNJ, Birya avant (1953) et après sa plantation (2008)
Camoufler les derniers restes des ruines palestiniennes et, avec elles, le récit qu’elles contenaient, ne fut cependant pas le seul but politique de ces forêts nouvellement plantées. L’une des principales raisons pour lesquelles les forêts d’Israël ont brûlé récemment, c’est que ces forêts sont faites de pins, bien connus pour leur haute capacité d’inflammabilité, spécialement dans un environnement très sec comme le procure le climat de la Palestine. La raison pour laquelle ce type d’arbres a été planté, plutôt qu’une espèce plus endémique, c’est le rôle des Ashkénazes dans la définition de l’imaginaire sioniste au-dessus d’autres groupes ethniques juifs (Séfarades, Mizrahis, Ethiopiens, etc.). La plantation de pins en Israël fournit une représentation visuelle de la revendication « d’exceptionnalisme » dans la région et visait à faire que cette terre semble être une extension de l’Europe (les montagnes suisses sont souvent citées en exemple) dans un contexte géographique que les orientalistes du 19ème siècle décrivaient le plus souvent comme aride et désert – La Palestine était plus souvent caractérisée par son désert méridional que par sa continuité au nord avec les terres fertiles du Liban et des Hauteurs du Golan. Par ailleurs, le colonialisme de peuplement doit encore trouver une meilleure façon de s’affirmer et de s’établir que par ses habituelles opérations de géo-ingénierie, revendiquant la terre en y imposant son contrôle.
Le site web FNJ « Tree Center » qui appelle les Juifs de la diaspora à
financer la plantation d’un arbre à diverses occasions.
Le boisement du désert du Negev : l’imaginaire sioniste de « faire fleurir le désert » à l’oeuvre /
Extrait de La Trilogie de l’Effacement (2015) par le photographe Fazal Sheikh
Que quelques Palestiniens ait réellement contribué aux récents incendies comme prétendu sans preuves – et que des actes de ce genre n’aient pas pu être perçus de façon argumentée comme une forme de résistance non violente, que les nations occidentales encouragent hypocritement les Palestiniens à entreprendre ? – ou qu’au lieu de cela, ils aient été les fantômes de la Nakba, comme Karim Kattan le suggère dans son roman à paraître, on ne peut assimiler les incendies dans les forêts d’Israël à la perception typiquement apolitique des catastrophes naturelles (la question suivante étant, arrive-t-il encore où que ce soit des catastrophes ‘naturelles’ ?), mais plutôt à travers le prisme de l’histoire politique de la Palestine. A cet égard, il est difficile de ne pas apprécier le symbolisme des oliviers qui poussent dans les troncs de pins morts, inadaptés au climat dans lequel ils ont été obligés de pousser, comme l’historien israélien Ilan Pappé le raconte dans Le Nettoyage Ethnique de la Palestine (Oneworld, 2006). A travers ce symbole spécifique et les incendies, nous devrions peut-être nous abstenir (aussi tentant que cela puisse être) d’imaginer un ordre naturel qui refuse de laisser impunies les opérations qui le défient, et penser plutôt que la dépolitisation de ce que ces phénomènes représentent fondamentalement renforce le discours dominant. Si nous sommes prêts à accepter le paradigme nouvellement défini du dit « anthropocène » (sans tenir compte de l’anthropocentrisme et du chronocentrisme ironiques qu’il constitue), nous devons refuser d’être des écolos « protecteurs de la forêt » fascinés par les formes conventionnelles de la ‘nature’ aux dépens des histoires politiques qui les font naître. Comme toujours, quand on en vient à réfléchir à l’avenir de la Palestine, nous devrions nous abstenir de toute nostalgie et, ce faisant, éviter l’erreur qui consiste à penser que brûler toutes les forêts plantées par le FNJ, et ainsi retrouver la flore supposée ‘originale’, mettrait fin à l’Apartheid mis en place par le projet sioniste. Cependant, lorsque nous voyons un pin brûler en Israël, nous pouvons certainement discerner une toute petite part de ce projet qui part en fumée avec lui. Ce que nous construirons sur les cendres, cela nous regarde.
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : The Funambulist Magazine