Dr. Samah Jabr – 15 août 2018
Photo extraite du film d’Alexandra Dols « Derrière les Fronts »
[Extrait]
En dehors de ma clinique, je suis toujours confrontée à des questions de sécurité concernant ma prise de parole en public: « Ne craignez-vous pas d’aller en prison ou de subir d’autres préjudices du fait que vous parliez et écriviez ? » Et ceux avec de moins bonnes intentions pourraient dire : « Mais le fait même que vous soyez ici et que vous puissiez parler, n’est-il pas la preuve qu’Israël est une vraie démocratie ? »
Je parle – pas seulement avec la volonté être une personne cohérente, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de mon rôle professionnel – mais parce que je ne peux pas faire autrement. Je ne peux pas prétendre que je ne sais pas. Je ne peux pas nier mes sentiments sur la réalité politique. Je ne peux pas tourner mon visage de l’autre côté. Je parle pour protester contre la violence et pour tenter d’engager un véritable dialogue critique avec l’autre. C’est le mieux que je puisse faire face à une réalité oppressive. Exprimer mes pensées est le battement de cœur de mon humanité. C’est le droit le plus fondamental, sans lequel aucun autre Droit de l’homme ne peut exister.
Dans mon travail, j’ai vu des patients hypocondriaques qui agissaient comme s’ils étaient malades par crainte d’être malades. Dans ma vie quotidienne, je rencontre des gens qui vivent comme des pauvres par crainte de la pauvreté. J’ai vu des gens qui ne sont pas capables de communiquer dans leurs relations par crainte de l’abandon. Je ne veux pas perdre mes opportunités comme ces personnes l’ont fait et vivre enfermée dans mon propre esprit, par peur d’être jetée derrière de vrais barreaux de prison. Je ne nie pas que j’ai cette crainte, mais je veux la transcender et m’exprimer malgré elle.
Lorsque Israël a attaqué Gaza en 2014, j’ai lancé une pétition appelant les gens de ma profession à se tenir solidaires aux côtés des Palestiniens. J’ai ensuite découvert que l’attaque sur Gaza avait causé des dommages collatéraux dans mon cœur – une fois que j’ai vu que certains parmi mes proches collègues n’étaient pas disposés à signer la pétition et exerçaient même des pressions pour que je la retire. Bien que je respecte et compatisse avec les raisons qui peuvent restreindre les choix de nombreuses personnes autour de moi …
… je veux que les gens cessent d’agir en tant qu’agents inconscients et bénévoles pour les autorités israéliennes d’occupation par leur autocensure et leur pression sur les autres pour qu’ils se taisent.
Je ne suis pas par nature quelqu’un d’impulsif et qui prend des risques. En prenant la parole, je calcule les risques nécessaires et je maintiens un équilibre entre ces risques et ce que je gagne à imposer des marges plus larges pour la liberté d’expression. Je consulte parfois des avocats israéliens pour veiller à ce que mes actes ne contredisent pas les lois injustes régissant l’occupation. Pendant la première Intifada, il était illégal d’avoir chez soi un drapeau palestinien. De nos jours, il est illégal de soutenir la campagne BDS. Bien que ces deux actions soient justes et morales, je n’ai jamais eu en ma possession de drapeau palestinien et je n’ai pas rejoint l’appel au BDS. Mon objectif est de créer des formes d’expression alternatives qui ne violent pas des lois injustes par nature – et en ce qui me concerne ces stratégies sont probablement plus efficaces.
J’ai toujours tenu compte, dans la portée des opinions que j’exprime, des contraintes liées à mon identité professionnelle et à mon autonomie financière. De plus, je fais attention à ne pas impliquer les autres. Je continue d’éviter de dépendre financièrement d’institutions israéliennes et je reste une employée du domaine public dans le système palestinien. De toute évidence, être une employée – en particulier une employée du secteur public – est souvent contradictoire avec la liberté d’expression, et avec le temps, cela peut interférer avec notre conscience et notre capacité à penser librement. Mais tant que je serai une employée du secteur public, j’essaierai de maintenir des sources de revenus diversifiées par le biais de consultations indépendantes et de travailler dans le même temps avec plusieurs institutions. De cette manière, je cherche à éviter de dépendre d’un seul et unique employeur, lequel pourrait alors dicter mon discours.
Pour me protéger encore davantage, je base mes écrits et mes discours sur des faits bien établis. Je partage mes opinions basées sur de tels faits, faisant référence non seulement à l’expérience palestinienne mais aussi aux Droits de l’homme à l’échelle internationale et aux valeurs universelles supposées régir aussi bien les Israéliens que les Palestiniens. J’écris dans des langues étrangères afin de gagner plus de témoins de mon expérience. Je suis convaincue que de nombreuses personnes solidaires dans le monde prendront la parole en mon nom si quelque chose de grave m’atteignait.
Je suis également consciente que j’ai été protégée par les activités de Palestiniens plus courageux que moi, qui ont occupé les Israéliens avec des luttes plus coûteuses que celles que je peux entreprendre. Je compte sur la prémisse que le « renseignement » israélien jugera que « m’arrêter » serait contre-productif, car cela apporterait plus d’attention à la voix même qu’ils espèreront faire taire.
Et je suis peut-être simplement naïve. Peut-être que mon évaluation des risques n’est rien de plus que mon déni un peu subtil de la menace politique. Si tel est le cas, alors que cet article soit mon manifeste : un refus de renoncer au droit de m’exprimer et un refus de céder à la complaisance collective face au silence.
Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
Source : The Middle East Monitor
Traduction : Chronique de Palestine