Shlomi Eldar, 21 août 2019
REUTERS/Ibraheem Abu Mustafa
À Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, des Palestiniens attendent près d’une barrière le permis de voyage nécessaire pour quitter la Bande. 3 février 2019.
La visite en Ukraine du Premier Ministre Benjamin Netanyahu, le 18 août, a d’abord fait les gros titres en raison des gaffes embarrassantes commises par sa femme, Sara Netanyahu. Puis sont venues les informations sérieuses. Une source proche de Netanyahu, dont le nom n’a pas été divulgué, a dit à des journalistes qui couvraient la visite qu’Israël était prêt à encourager les Palestiniens à quitter la bande de Gaza dans une émigration à sens unique. Selon cette source, le Conseil national de sécurité (CNS) aurait tâté le terrain auprès d’États arabes pour voir s’ils accepteraient d’accueillir des immigrés venus de Gaza, mais ceux-ci auraient refusé. Ce haut responsable a également précisé aux journalistes éberlués que le Premier Ministre avait approuvé le projet et que le ministère de la Sécurité l’avait examiné à plusieurs reprises. Il a ajouté qu’Israël s’était montré disposé à couvrir les frais impliqués par le déplacement des Gazaouis à l’étranger et à mettre à leur disposition des bases aériennes (probablement la base de Nevatim, dans le sud d’Israël) pour faciliter leur départ.
Ce haut responsable n’a pas révélé à quels gouvernements s’était adressé Israël, mais il s’agit probablement d’États du Golfe, avec lesquels Israël a fortement amélioré ses relations diplomatiques. Ces pays ont un besoin pressant de travailleurs, et les Palestiniens, qui ont souvent de bonnes compétences dans le domaine du bâtiment, leur fourniraient une main-d’œuvre à bon marché.
Le plan du CNS n’a pas réussi, mais qui sait ? Israël, de toute évidence, a un si vif désir d’exporter les Gazaouis — peut-être devrait-on plutôt dire transférer — qu’il n’a pas empêché de partir celles et ceux qui ont trouvé un lieu où se réfugier, et qu’il a même encouragé leur départ. En 2018, 35 000 Palestiniens ont quitté la bande de Gaza sans perspective de retour. Pour la plupart, il s’agissait de personnes instruites et relativement aisées, dont 150 médecins.
Une source appartenant à l’Administration civile israélienne a confirmé à Al-Monitor qu’en 2018, les autorités israéliennes ont reçu plusieurs candidatures de résidants de Gaza qui souhaitaient partir et acceptaient de s’engager à ne jamais revenir. Cette année, les demandes continuent. Selon cette source, la plupart des partants sont jeunes et appartiennent à des familles bien établies à Gaza dont certains membres vivant à l’étranger (surtout en Europe, mais aussi au Canada et en Australie) sont prêts à les accueillir et à les aider à s’installer dans un pays inconnu. Israël, qui ne facilite généralement pas la tâche des Palestiniens désireux de quitter Gaza, les a laissés partir, dans l’espoir de les voir emporter avec eux le conflit israélo-palestinien.
Pour la droite politique d’Israël, cela relève du rêve réalisé — persuader des Palestiniens de partir volontairement de chez eux ! Ces gens veulent fuir la situation que leur impose le régime cruel du Hamas, et nul ne peut accuser Israël de les expulser de force. Que peut-on rêver de mieux?
Ce plan semblait illogique, voire saugrenu, jusqu’à ce que la dirigeante de Yamina (À Droite), l’alliance de droite qui fait campagne pour les élections du 17 septembre, confirme sa réalité. Lors d’une interview à la radio de l’armée israélienne, Ayelet Shaked, ex-ministre de la Justice, a qualifié cette mesure d’« encouragement à l’émigration » en indiquant qu’elle avait insisté à plusieurs reprises auprès du ministère de la Sécurité pour qu’elle soit acceptée. « Faire en sorte que les résidents de la bande de Gaza qui veulent partir puissent le faire aisément et sans difficulté, c’est dans l’intérêt tant d’Israël que de ces résidants », a-t-elle expliqué. « Israël s’est conduit de façon stupide en n’autorisant pas les résidants de la bande à émigrer, à partir. Dans de nombreux pays du monde, les gens partent, ils entrent, ils se déplacent, ils immigrent.… Gaza est pleine à craquer ; c’est une enclave très densément peuplée. Il est temps qu’Israël se réveille et laisse partir quiconque souhaite le faire. »
Un de mes collègues de Gaza a dit à Al-Monitor sous réserve d’anonymat que de nombreux jeunes Gazaouis, pour la plupart diplômés de l’université, rêvent au jour où ils seront autorisés à émigrer de Gaza, territoire coupé du monde depuis plus d’une décennie en raison d’un blocus israélien et égyptien. Cependant, seuls les enfants de familles aisées, négociants et hommes d’affaires qui ont accumulé des biens, ont les moyens de matérialiser ce rêve européen, a-t-il ajouté. « Qui d’autre pourrait émigrer et aussi trouver un pays offrant la possibilité de vivre et de survivre ? » s’interrogeait-il.
Mon ami n’arrivait pas à comprendre ma surprise. La bande de Gaza est comme une prison, m’a-t-il dit. « Si on ouvre les portes d’une prison et qu’on dit aux prisonniers qu’ils peuvent sortir, que la liberté les attend de l’autre côté, qu’est-ce qui va se passer, à votre avis ? Est-ce que quelqu’un va préférer rester ? Les Israéliens n’aiment pas le mot “ghetto”, mais vous, vous seuls, votre gouvernement, ont transformé Gaza en ghetto verrouillé et commencent maintenant à dresser des plans afin d’expulser les résidants sur le point de mourir asphyxiés. »
Le plan — devrions-nous plutôt parler de fantasme— de la droite israélienne ne va sans doute pas réussir. Les dirigeants du Hamas savent maintenant qu’Israël prépare un transfert de population élaboré et ils vont surveiller de près quiconque demande à partir. Cependant, ce qui est le plus important, c’est qu’Israël, loin de faire face aux causes fondamentales du problème de Gaza et de les résoudre, a opté pour un plan illusoire qui ne fera qu’aggraver les souffrances des deux millions de Palestiniens de Gaza.
Les familles fortunées, négociants et fils de négociants, les Palestiniens aisés qui font fonctionner ce qui subsiste de l’économie de Gaza, partiront pour toujours et Gaza s’enfoncera encore davantage dans la misère. La population, dont le taux de natalité est un des plus élevés du monde, diminuera ou stagnera — mais, en dépit des délires de la droite israélienne, Gaza ne disparaîtra pas. Elle deviendra simplement plus pauvre que jamais et dépendra davantage de la bienveillance des personnes et instances extérieures.
Ce plan a quelque chose de troublant, révélateur du degré de discernement du CNS. Ces gens croient-ils vraiment, sincèrement, qu’il serait possible de résoudre le conflit israélo-palestinien en encourageant l’émigration palestinienne ? Pensent-ils que le conflit va disparaître et que tout ira bien ? Les dirigeants de la droite politique israélienne, Shaked et Bezalel Smotrich, ministre des Transports, en sont certainement convaincus. Étonnamment, Netanyahu s’est embarqué lui aussi dans ce projet aberrant, ce qui témoigne d’une grave absence de discernement de la part d’un homme qui s’enorgueillit d’être plus circonspect et responsable que les fauteurs de trouble de la droite extrême.
Shlomi Eldar est chroniqueur de la rubrique d’Al-Monitor Israel Pulse. Depuis deux décennies, il couvre les sujets liés à l’Autorité palestinienne, et plus particulièrement la bande de Gaza, pour les chaînes israéliennes Channel 1 et 10, enquêtant sur l’essor du Hamas. En 2007, il a reçu pour ce travail le Prix Sokolov, la récompense israélienne la plus importante dans le domaine des médias.
Eldar a publié deux livres : « Eyeless in Gaza » (2005), qui prévoyait la victoire du Hamas aux élections palestiniennes, et « Getting to Know Hamas » (2012), qui a reçu le Prix Yitzhak Sadeh de littérature militaire. Il a reçu à deux reprises le Prix Ophir (Oscar israélien) pour ses films documentaires : « Precious Life » (2010) et « Foreign Land » (2018). « Precious Life » a également été sélectionné pour les Oscars et diffusé sur HBO. Il a un diplôme d’études sur le Moyen-Orient de l’Université hébraïque. Twitter: @shlomieldar
Traduction SM pour Agence Média Palestine
Source: Al-Monitor