“Nous vivons dans une prison touristique”: des Palestiniens s’expriment sur la vie dans la ville sainte de Bethléem

Par Dalia Hatuqa – 23 décembre 2019 – Vox

BETHLÉEM, Cisjordanie — Une journée à Bethléem, deux semaines environ avant Noël, et deux ouvriers ajoutent des pierres à une étroite route pavée qui fait l’objet d’une croyance selon laquelle Marie et Joseph l’auraient empruntée pour venir de Nazareth jusqu’au lieu de naissance de Jésus. 

Le chemin de pèlerinage connu sous le nom de Rue des Étoiles est en cours de rénovation dans l’espoir qu’il retrouve sa gloire passée : une voie trépidante, d’importance historique. Pour l’heure, cependant, il est souvent déserté, les devantures qui le bordent étant presque toujours fermées.

Au centre-ville de Bethléem, le cœur de la cité est principalement négligé au profit du plus connu site antique : l’église construite au-dessus de la grotte où Jésus est né. Après la signature du premier accord d’Oslo –qui était censé conduire à l’autodétermination de la Palestine – par le gouvernement israélien et l’Organisation de Libération de la Palestine en 1993, le tourisme à Bethléem a explosé. 

Des Chrétiens en Palestine assistent à une messe marquant le retour d’un fragment de bois réputé provenir du berceau de Jésus à Bethléem en Cisjordanie, 30 novembre 2019. Issam Rimawi/Anadolu Agency via Getty Images

Sept ans plus tard, le tourisme a chuté lorsque l’armée israélienne a envahi un grand nombre des villes principales de Cisjordanie qui étaient sous juridiction palestinienne. Tandis qu’une impasse politique et l’extension des colonies israéliennes amenaient à la sanglante deuxième intifada, ou soulèvement, la dévastation et les couvre-feux israéliens ont tenu les touristes à distance ; des hôtels ont fermé et des restaurants ont fait faillite. 

Il a fallu plusieurs années à Bethléem pour redevenir une destination touristique. La Rue des Étoiles a déjà été rénovée trois fois en près de deux décennies. Aujourd’hui, elle accueille une école d’iconographie où des Palestiniens apprennent l’art religieux pour remplacer les répliques bon marché, produites industriellement en Chine pour la plupart, à mettre en vente dans les magasins de souvenirs de la ville. 

C’est aussi là que se trouve Dar Al-Sabbagh, un centre de recherche sur les expatriés de Bethléem, considéré comme l’un des bâtiments historiques les plus importants de la cité.

Les habitants de Bethléem sont enchantés cette année aussi à propos du retour d’une relique en bois à laquelle est attachée la croyance selon laquelle elle ferait partie de la crèche de Jésus. On attend de cette petite pièce historique qui fait route du Vatican à Jérusalem, puis à Bethléem, qu’elle attire davantage de pèlerins pour cette saison de Noël. 

« Nous attendons 1,4 millions de touristes » a dit Anton Salman, le maire de Bethléem. Ce chiffre ne comprend cependant que les groupes de pèlerins, non des individus, donc on peut s’attendre à des chiffres bien supérieurs. 

Cela représente une augmentation de 20% par rapport à l’an dernier, a noté Salman : « le nombre de touristes venant dans la ville est en augmentation. Depuis 2017, le nombre est en hausse ».

Mais les experts disent que les colonies qui prolifèrent en Cisjordanie et son mur de séparation, qui sépare Bethléem de Jérusalem, sa ville sœur historique, ont restreint l’accès à la ville et ont dévasté l’économie locale.

Nous vivons dans une prison touristique. Oui nous avons beaucoup de tourisme, mais pour les Palestiniens c’est surtout une prison » a dit Suhail Khalilieh, chef du Département de surveillance des colonies de l’Institut de Recherche Appliquée de Jérusalem (ARIJ), une association de Bethléem.

Cette année aussi, les autorités israéliennes ont interdit aux Chrétiens de la bande de Gaza d’entrer à Bethléem et dans d’autres villes de Cisjordanie pendant  Noël. Israël dit que la décision est due à des raisons de « sécurité », tandis que certains groupes israéliens de défense des droits, comme Gisha, croient que c’est conçu pour consolider la division entre Gaza et la Cisjordanie. 

L’an dernier, 700 des quelques 1 000 Chrétiens palestiniens ont eu des permis pour aller à Bethléem, Nazareth et Jérusalem célébrer Noël.

 “Nous suffoquons”

Aujourd’hui il y a 23 colonies, qui occupent 21 km2 de la zone de Bethléem. Quelques 165 000 colons israéliens – environ un tiers de la population totale des colons de Cisjordanie, selon Kalilieh – vivent ici sur des collines, dans des maisons caractérisées par leurs petits toits de tuiles rouges.

92% des 210 000 Palestiniens de Bethléem sont confinés sur 13% de son territoire, a-t-il expliqué. « Il n’y a pas de place pour s’étendre ou construire » a-t-il dit. « Le développement urbain est extrêmement limité. Bethléem est un gouvernorat dévasté.

« Bethléem est connu pour avoir un des taux de chômage les plus élevés en Cisjordanie. Le prix de la terre et [le] coût de la vie sont montés en flèche au-delà de tout ce qui est imaginable ». Khalilieh a continué. « Les prix peuvent être satisfaisants pour les touristes, mais pour les gens de Bethléem, c’est vraiment cher, eu égard aux revenus. Nous suffoquons à nous demander où et comment nous vivons, aussi l’idée d’émigrer n’est pas loin, dans l’esprit de beaucoup de gens ». 

L’Église de la Nativité, qui est en rénovation depuis 2013, est la principale attraction pour les pèlerins et les visiteurs qui viennent à Bethléem. Mais cela n’a pas toujours rapporté la rémunération convoitée par les Palestiniens. En fait, avancent certains, ça s’ajoute à la crise environnementale.

« Bethléem suffoque » a dit  George Rishmawi, un expert du tourisme qui est directeur exécutif de Abraham’s Path (Le Chemin d’Abraham), une association qui développe le tourisme de proximité. « C’est plein de bus et de voitures (et) nous n’avons pas assez d’espace. La plupart de notre terre a été volée pour les colonies israéliennes.

« Nous n’avons pas la place pour respirer, pas d’espaces verts pour les habitants » a-t-il ajouté. « Les touristes vont venir normalement pour visiter l’Église de la Nativité, utiliser les toilettes, quelques uns vont déjeuner, quelques uns vont visiter le Champ des Bergers, et partir ». 

Selon la tradition chrétienne, le Champ des Bergers marque le lieu où les anges ont annoncé la naissance du Christ. Aujourd’hui c’est une chapelle située à Beit Sahour, un village palestinien chrétien au sud-est de Bethléem.

Fadi Kattan, un chef palestinien qui possède et exploite la maison d’hôtes Hosh Al-Syrian et son café, estime que le tourisme devrait continuer au-delà de la saison de Noël et que des changements devraient être faits pour inciter les visiteurs à rester à Bethléem le reste de l’année.

« Les gens passent quatre heures à Bethléem » dit Kattan. « Quel impact cela a-t-il sur l’économie ? Aucun. En réalité, il y a un impact : des déchets, parce que les gens passent quatre heures ici et l’impact qu’ils laissent sur l’environnement et l’économie ce sont leurs déchets ».

Pour rénover l’église, l’Autorité Palestinienne a dépensé plus de 17 millions  de dollars (15,2 millions €) jusqu’à maintenant, la moitié en fonds propres et le reste venant de donateurs individuels, d’États et d’organisations religieuses.

Construite au 4ème siècle, l’Église de la Nativité  est passée par plusieurs métamorphoses dues à des désastres naturels et à des désastres de la main de l’homme. La restauration est achevée à près de 85%, notamment des réparations sur des fenêtres endommagées par l’eau et des fuites dans la toiture.

« Les habitants de Bethléem ne perçoivent aucune espèce de droit pour l’entrée dans l’église » a dit Rishmawi. « Notre infrastructure est dévalorisée et il nous faut lever des fonds pour payer l’amélioration de l’infrastructure, alors que les boutiques et les gens ne ressentent pas les (effets du) tourisme, parce que le tourisme est simplement centré sur la visite de l’église ». 

 “Se soucient-ils de ce qu’il se passe autour d’eux ?”

Avoir l’église comme principale, sinon seule, attraction pour la plupart des visiteurs pendant les fêtes met Bethléem dans la situation de se sentir « invisible pendant Noël » dit Rey Munther Isaac, le pasteur luthérien de Bethléem, qui est un théologien palestinien de renom.

« Je dis cela parce que leur principal intérêt est de visiter un lieu, des pierres, mais pas tellement les gens eux-mêmes, la communauté » a dit Isaac. « Et je dis toujours que si Bethléem n’était pas du côté palestinien, ces millions de pèlerins chrétiens ne prendraient même pas la peine de savoir ce qu’il en est des Palestiniens et de ce que cela veut dire de vivre sous occupation israélienne ». 

Le défi, a dit Isaac, est de considérer le conflit palestino-israélien avec les yeux de Jésus. Isaac croit que nombre de Chrétiens occidentaux s’engagent dans une fausse spiritualité quand ils ne posent pas la question de ce que ferait Jésus face à un tel conflit. 

« Quand ils traversent le checkpoint, et qu’ils passent près du mur de séparation et à côté de deux camps de réfugiés, je me demande toujours : s’intéressent-ils à ce qu’il se passe autour d’eux ? a demandé Isaac. « Ou bien, Bethléem est-il, pour eux, cette vue romantique d’une vieille église qu’ils visitent et rayent de leur liste des devoirs religieux à accomplir ? Est-ce cela que signifie marcher dans les pas de Jésus ? 

Dalia Hatuqa est journaliste en Cisjordanie et aux États Unis. Elle tweete @DaliaHatuqa et son travail est visible sur www.daliahatuqa.com.

Traduction SF pour l’Agence Media Palestine

Source: Vox.com

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