Par Tania Hary | 31 décembre 2019
Tandis que, dans le monde entier, les gens qui font la fête prennent des résolutions de nouvelle année pour 2020, dans la Bande de Gaza, une autre sorte d’évaluation a lieu alors que les Palestiniens essaient de déterminer si, ou comment, ils pourront survivre ces 10 prochaines années. En 2012, les Nations Unies ont publié un rapport dont le titre posait une question discordante : « Gaza en 2020 : Un Endroit Viable ? ». Le rapport conjecturait que, sans un changement fondamental et un effort collectif, la bande deviendrait « invivable » en huit ans seulement.
Le rapport a été émis à peine quelques mois avant la deuxième des trois opérations militaires israéliennes qui seraient lancées sur Gaza sur une période de six ans. A la suite de la troisième opération, Bordure Protectrice, en 2014, avec son énorme mortalité humaine et ses vastes dégâts dans les infrastructures civiles, les responsables de l’ONU avaient alors averti que la bande serait devenue réellement invivable d’ici 2018. Les prédictions du rapport sur Gaza 2020 n’avaient pas pris en compte des opérations militaires d’une telle amplitude.
Néanmoins, à la veille de 2020, les gens se demandent ce qu’il est advenu des prédictions de l’ONU – comme si, au douzième coup de minuit, le spectre de la non viabilité pouvait ou non être avéré. Pourtant, au dire de tous, et d’après les indicateurs choisis par l’ONU, la vie à Gaza est manifestement pire maintenant qu’elle n’était en 2012. Par exemple, le taux de chômage est passé de 29 % lorsque le rapport a été rédigé à 45 % aujourd’hui, avec un taux de plus 60 % chez les jeunes Palestiniens.
Et très décourageant, la capacité de production électrique de la bande est restée inchangée au cours des huit dernières années, malgré la demande accrue due à la croissance de la population de 1.6 million à presque 2 millions. La fourniture d’électricité s’est même dégradée étant donné que les lignes égyptiennes ont été mises hors service depuis le début de 2018. Le courant n’est disponible qu’à peine la moitié de la journée – une amélioration sur certaines périodes, mais nulle part proche du raisonnable pour 2020. L’eau des nappes phréatiques est devenue non potable à 96 %, comme prédit. Les familles dépensent leurs précieux revenus dans l’achat d’eau potable, qui n’est pas toujours sûre ; et comme beaucoup de familles ne peuvent se permettre d’acheter de l’eau, les maladies d’origine hydrique sont très répandues, surtout parmi les enfants.
Par son contrôle sur la circulation, Israël a joué un rôle central et intentionnel dans ce déclin. On raconte aux citoyens israéliens que c’est « entièrement de la faute du Hamas », ce qui peut les aider à mieux dormir la nuit, mais ne reflète pas la réalité de l’histoire. Gaza a été progressivement coupée et isolée par Israël depuis des décennies et, en 2007, lorsque le Hamas a pris le pouvoir dans la bande, Israël a tout simplement hermétiquement fermé le territoire.
Les responsables israéliens ont calculé – tout à fait littéralement – qu’appliquer une pression les aideraient à atteindre leurs objectifs à Gaza. Dans ce but, Israël a limité l’entrée de nourriture et, pendant les 12 dernières années, a ciblé les secteurs de l’économie avec des politiques telles que des limites arbitraires de zone de pêche et d’accès aux terres agricoles, d’entrée de matériel de fabrication et de commercialisation et d’exportationde marchandises. Quelques opérations militaires plus tard cependant, certains responsables israéliens ont reconnu que leur « calcul » était inadapté. Surtout après Bordure Protectrice, ils ont été nombreux à remarquer que la détérioration de la situation humanitaire sur le terrain était en réalité de la responsabilité d’Israël.
Le chef du renseignement militaire a même invoqué début 2016 le rapport de l’ONU sur Gaza 2020 dans une audience de la Commission de la Knesset, disant aux membres de la Knesset qu’une activité économique était nécessaire pour barrer la route à la prédiction de l’ONU comme quoi la bande deviendrait invivable d’ici 2020. Il a dit de l’activité économique que c’était « le facteur restrictif le plus important » et a dit que, sans une amélioration des conditions sur le terrain, Israël serait le premier à en subir le contre-coup. Ce genre de logique s’est généralisé parmi les responsables israéliens, du ministère de la défense au premier ministre lui-même, alors même que ces individus avaient activement supervisé les politiques destinées à faire exactement le contraire.
Cette logique a abouti à de maigres changements politiques. En 2012, la limite de pêche n’était qu’à trois miles nautiques du rivage, puis s’est élevée à six miles en 2015, puis à 15 miles aujourd’hui à certains endroits. A la différence de 2012, où aucune marchandise n’était autorisée à sortir de Gaza pour être vendue sur ses marchés traditionnels en Cisjordanie et en Israël, un certain nombre de marchandises peuvent aller en Cisjordanie et quelques produits peuvent également être vendus en Israël. En 2012, une moyenne de simplement 22 camions de marchandises sortait de Gaza, tandis qu’en 2019, c’était plus de dix fois ce montant, ou 240 cargaisons par mois. En 2012, les matériaux de construction n’étaient autorisés à entrer que pour les organisations internationales, tandis qu’aujourd’hui, ces matériaux peuvent entrer pour le secteur privé selon le dispositif de reconstruction de Gaza.
Cependant, tandis que ces micro changements apportaient quelque soulagement aux Palestiniens de Gaza, ils n’ont pas inversé la macro détérioration de la bande. Plutôt que d’essayer de transformer la situation, Israël et d’autres acteurs régionaux recherchent simplement un nouveau calcul pour obtenir « le calme » en donnant à Gaza plus de chances de survivre.
Conformément à cet objectif, l’Egypte a commencé à ouvrir régulièrement en 2018 le passage de Rafah avec Gaza, après l’avoir gardé le plus souvent fermé pendant cinq ans. Le Qatar a lui aussi progressé en fournissant un soutien financier massif en 2018 et 2019, payant le carburant nécessaire à la production d’électricité de la seule centrale électrique de la bande, soutenant des projets de construction et faisant des versements en espèces aux familles pauvres. D’autres donateurs – pays européens, Etats du Golfe et autres – ont poursuivi de substantiels financements à l’UNRWA et aux dizaines d’autres organisations internationales et locales, fournissant une aide essentielle et comblant les lacunes causées par les coupures de financement des Etats Unis.
Est-ce cela l’effort massif que l’ONU estimait nécessaire pour changer de cap et rendre Gaza viable ? Loin de là. C’est le simple minimum requis pour garder la tête des gens juste au-dessus de l’eau, en l’absence de véritable développement économique, de projets pour une croissance future, ou d’un engagement envers les droits de l’Homme.
Les changements de la politique israélienne, l’augmentation des cargaisons et le financement de l’aide sont tous là pour garder les choses dans un état juste suffisant pour ne pas permettre une énorme flambée de maladies et pour calmer un soulèvement potentiel de gens assoiffés d’eau. Personne ne devrait cependant pousser un soupir de soulagement, puisque le « calme » ne peut effacer la faim ressentie par des milliers de familles palestiniennes qui souffrent d’insécurité alimentaire. Et cela ne masque pas le désespoir des jeunes gens qui fuient la bande à la recherche d’une vie meilleure.
C’est une illusion de croire que cette situation est gérable. Personne ne devrait dormir profondément la nuit tant qu’il n’y a pas un changement d’approche significatif où les civils ne sont pas tenus en otage des actions de leur gouvernement de facto et ne servent pas à alimenter les campagnes électorales de politiciens israéliens défaillants. Il y a eu des efforts substantiels de la part de la communauté internationale et même quelques changements de politique de la part d’Israël, mais il n’y a jamais eu de décision fondamentale de la part d’Israël pour véritablement permettre à la population de vivre à Gaza, plutôt que juste y survivre.
Les êtres humains ne sont pas des machines et une grande partie des indicateurs qui rendent la vie digne d’être vécue ne peuvent être trouvés dans un rapport de l’ONU. Oui, les gens ont besoin d’eau, d’électricité, de travail, de soins de santé pour s’en sortir – mais qu’en est-il de ce qui est plus difficile à mesurer ? Le besoin de liberté, la possibilité de faire des projets pour sa vie, de se sentir plein d’espoir pour l’avenir de ses enfants, et de se sentir en sécurité chez soi ?
En ce sens, le rapport sur Gaza 2020 et les responsables israéliens qui ont essayé de suivre ses prescriptions sont restés loin du but. Mais les responsables de l’ONU qui ont averti que Gaza deviendrait invivable d’ici 2018 avaient vu juste. En 2018, les vannes du désespoir ont été grande ouvertes à Gaza alors que les gens réalisaient que le projet consistait à maintenir leur isolement sans aucune perspective de résolution du conflit. Par leurs manifestations dans la Grande Marche du Retour, les jeunes Palestiniensde Gaza, la très grande majorité de la population, ont montré au monde qu’ils n’avaient pas seulement besoin de nourriture et d’eau pour survivre. Ils ont besoin de liberté, de dignité et d’espoir.
Tania Hary est la directrice générale de Gisha, ONG israélienne créée en 2005, dont le but est de protéger la liberté de circulation des Palestiniens, et spécialement des résidents de Gaza.
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine