Inspiré par le sionisme, le parti de Narendra Modi fait de la religion une condition de la citoyenneté indienne, en excluant les groupes indigènes et les Musulmans.
Abdulla Moaswes – 8 janvier 2020 – +972
Au cours des dernières semaines, la police a réprimé en Inde des milliers de manifestants dans le pays. Dans bien des cas, la police locale répond brutalement et par une violence mortelle, se fixant d’infliger « un maximum de dommages » sur les manifestants. Une vidéo téléchargée sur les réseaux sociaux montre des officiers à Kanpur poursuivant des manifestants et les visant avec des balles réelles. Une autre vidéo, de l‘Université Jamia Millia Islamia de Delhi montre elle aussi des policiers utilisant des balles réelles contre des manifestants. Le film des manifestations à Jamia montre également des étudiantes qui manifestent et qui vont sauver leurs collègues masculins de la violence policière.
Les manifestations répondent au vote en décembre de la loi qui modifie l’accès à la citoyenneté (CAA). Précédemment présentée au Parlement par le parti Bharatiya Janata (BJP), cette loi permet aux membres des communautés hindoue, jain, parsi, sikh, bouddhiste et chrétienne du Pakistan, du Bangladesh et d’Afghanistan de revendiquer la citoyenneté en Inde, tandis qu’elle en exclut les Musulmans.
Alors que les membres du BJP ont présenté la loi, au niveau international, comme un moyen d’aider des groupes minoritaires de pays musulmans voisins à échapper aux persécutions, c’est en fait la dernière d’une série d’étapes de répression effectuées par le gouvernement indien contre la minorité musulmane du pays. En faisant de la religion une condition de la citoyenneté indienne, la loi a un but plus inquiétant : transformer l’Inde en une version hindutva d’Israël.
Hindutva, ou le nationalisme hindou, est une idéologie politique à laquelle se rattache le BJP et son dirigeant, le premier ministre Narendra Modi. Avant la colonisation, les fidèles de la religion hindoue ne se sont jamais considérés comme une nation. Comme le défend la professeure Romila Thapar de l’Université Jawaharlal Nerhu, un narratif national de l’hindouisme n’a émergé qu’après la rédaction de textes au début du 19è siècle par des historiens britanniques d’Inde, tels James Mill, qui ont écrit sur une nation musulmane et une nation hindoue « perpétuellement antagonistes ».
Le père idéologique du nationalisme hindou d’aujourd’hui est cependant Vinayak Damodar Savarkar. Homme politique du début du 20è siècle, il s’est inspiré à la fois de l’Allemagne nazie et du mouvement sioniste en plaidant pour que l’Inde devienne un État ethnocratique hindou traitant les Musulmans « comme les Nègres » aux États Unis à l’époque.
Fin novembre, le consul général indien à New York, Sandeep Chakravorty, a cité les colonies israéliennes de la Cisjordanie occupée comme exemple de ce que l’Inde espère réaliser au Cachemire. Les travaux d’universitaires comme Vivek Dehejia et Rupa Subramanya montrent clairement que cette perception d’Israël comme modèle pour l’Inde est applicable non seulement au Cachemire – un territoire sous occupation militaire depuis sept décennies – mais aussi au sein de la « métropole » et d’autres États.
Dans l’esprit de son affinité avec le sionisme, le BJP s’est engagé, lors des élections indiennes de 2014, à instituer une politique similaire à la Loi du Retour israélienne, qui garantirait la citoyenneté indienne aux Hindous de pays voisins. La loi modificatrice de la citoyenneté a ensuite été présentée au Lok Sabna, la Chambre basse du parlement indien, à l’été 2016.
Le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu avec son homologue indien, Narendra Modi, à une cérémonie d’adieux en son honneur, à l’aéroport international Ben Gourion de Tel Aviv, 4 juillet 2017. (Shlomi Cohen/Flash90)
Des manifestations ont exprimé la solidarité avec les Indiens musulmans dans plusieurs villes telles que Delhi, Hyderabad et Lucknow. La toute première opposition à la loi a cependant émergé dans l’État d’Assam en 2016, où le parti Assam Gana Parishad a critiqué le BJP pour chercher à compromettre l’identité du peuple indigène assamais.
Bien que la population de l’Assam soit principalement formée d’Hindous, la question des droits indigènes dans l’État est un héritage très sensible du régime colonial britannique. Il est bien connu que les Britanniques ont encouragé le mouvement des colons bengalis en Assam, et ont même institué la langue bengali comme langue officielle des tribunaux en 1836.
L’arrivée massive de réfugiés du Bangladesh pendant la guerre d’indépendance de 1971 a entraîné de violents pogromes de la part de tribus indigènes contre les réfugiés à la fin des années 1970. Des habitants indigènes d’autres États du nord-est de l’Inde ont protesté pour de semblables raisons, principalement dans l’État de Tripura.
Escalade vers le colonialisme de peuplement
L’Inde a toujours eu un problème relationnel avec les minorités religieuses et ethniques qu’elle a gouvernées et qui représentent environ 15% de la population, en particulier avec sa minorité musulmane. Mais la création de jure par le BJP d’une citoyenneté à plusieurs vitesses entre Musulmans et non-musulmans représente un ralliement alarmant à l’ethnocratie et à l’apartheid.
Tout comme l’abrogation, en août, de l’Article 370 permet à l’Inde de minorer la majorité musulmane du Cachemire, la CAA est conçue pour faciliter un changement démographique du même type et pour minorer la population musulmane de l’Inde. Cette loi est particulièrement dangereuse lorsqu’elle est appliquée au Registre National des Citoyens de l’Inde (NRC) qui est l’enregistrement officiel des citoyens de l’Inde selon la loi de 1955 sur la citoyenneté. Le registre n’a pas été actualisé depuis les années 1950 dans la plus grande partie du pays, ce qui n’a pas empêché le ministre indien de l’intérieur, Amit Shah, de déclarer, en 2019, qu’il serait utilisé pour chasser « toute personne infiltrée en Inde ».
Pour entrer dans le registre national, les Indiens devront être en possession de documents prouvant leur statut juridique avant la date limite du 24 mars 1971, dans le cas de l’Assam par exemple. Cela pose un énorme problème à des gens qui n’ont peut-être pas été en mesure de se procurer de tels documents depuis ce temps.
Dans l’État d’Assam, près de 2 millions d’habitants n’ont pas pu avoir accès au registre national, dont environ 700 000 Musulmans. Bien que des non-Musulmans seront sans appartenance étatique pendant une courte période, la loi modificative de l’accès à la citoyenneté leur permettra de récupérer leur citoyenneté. Les Musulmans, quant à eux, sont exclus de cette garantie et peuvent être forcés de vivre dans des centres de détention.
Un soldat israélien vérifie la carte d’identité d’un Palestinien dans la ville de Hebron en Cisjordanie, 19 juin 2019. (Wisam Hashlamoun/Flash90)
Les conséquences pratiques de ce registre indien comportent bien des similitudes avec le contrôle par Israël du registre de la population de la Cisjordanie occupée et de Gaza. Bien que l’Autorité Palestinienne puisse actualiser son propre exemplaire du registre de la citoyenneté, c’est Israël qui détermine le statut des Palestiniens, y compris sur le fait de reconnaître leurs documents légaux ou de décider jusqu’à quel point ils peuvent se déplacer librement vers ou en dehors des territoires occupés.
Selon l’organisation israélienne à but non-lucratif B’Tselem de défense des droits humains, Israël na pas actualisé le registre de la population palestinienne depuis 2000. Ce groupe déclare aussi que les raisons pour des Palestiniens de perdre ou d’obtenir un statut officiel de la part d’Israël, reposent, entre autres, sur le fait d’avoir passé une longue période à l’étranger et sur l’absence lors des recensements de la population.
Dans ce contexte, Israël utilise le registre de la population palestinienne pour manipuler et concevoir des données démographiques d’une manière qui convienne aux ambitions de colonialisme de peuplement d’Israël. À cela s’ajoute l’incarcération et la détention arbitraires de Palestiniens comme forme de contrôle de la population.
L’État indien a mis en oeuvre des structures et processus oppressifs qui vont de massacres soutenus par l’État à une occupation militaire complète, au cours de pratiquement toute son histoire. Pour autant, le retrait de l’Article 370 et l’adoption de la loi modificative de l’accès à la citoyenneté sont une escalade en direction des ambitions de colonialisme de peuplement. Il y a là une tentative d’effacer l’association entre des peuples indigènes et leurs terres, tout en créant une association entre des colons non-indigènes et ces mêmes terres.
Ce n’est pas une coïncidence si ces changements se produisent sous le gouvernement de nationalistes hindous et l’administration la plus amicale à l’égard d’Israël de l’histoire de l’Inde. Comme avec Savarkar, il y a près d’un siècle, les rêves fascistes de Modi et d’autres nationalistes hindous sont toujours inspirés par les actions des sionistes.
Abdulla Moaswes est un intervenant palestinien en études des media et en sciences sociales. Il est diplômé de l’École des Études Orientales et Africaines (SOAS) et de l’Université d’Exeter. Ses recherches sont centrées sur les liens transnationaux entre le Moyen Orient et l’Asie du Sud. Compte Twitter @KarakMufti.
Traduction SF pour l’Agence Media Palestine